Musique ••• Contemporain ••• Caroline Leisegang, Comes The Night, A reintroduction of Caroline Leisegang
Le beauf à géométrie variable
Durant les années 70, le dessinateur Cabu créait l'un de ses personnages les plus célèbres, le beauf. Le beauf, raccourci de "beau-frère", est ce personnage bedonnant et moustachu, caricature du Français moyen, un homme veule, stupide, raciste et bourré de certitudes (et aussi chanté avec férocité par Renaud).
Après les attentats des 7 et 9 janvier 2015, qui ont vu l'assassinat du célébrissime dessinateur, cette triste créature a comme fait irruption dans notre actualité. Les beaufs ont montré de multiples visages consternants ces dernières semaines.
Cela a commencé par les réseaux sociaux et les appels à la haine dès le lendemain des meurtres à Charlie-Hebdo, des discours que n'auraient pas renié la créature antipathique du génial et engagé Cabu (qui prévoyait d'ailleurs de créer un personnage plus contemporain, le fils du beauf).
Les beaufs se sont également manifestés pendant et après la Marche républicaine du 11 janvier. Ce pouvait être ceux se bousculant pour être sur la photo officielle des chefs d'Etat. Ceux affirmant la main sur le cœur être "Charlie" le dimanche à Paris, avant de condamner le journal satirique le lendemain dans leur pays. Ceux criant au complot instrumentalisé (par les Américains et "vous savez qui...") . Ceux considérant que la sécurité du pays devraient passer par une restriction des libertés individuelles, voire de la liberté de la presse – qui a quand même été, rappelons-le, l'une des grandes victimes de ces événements. Ceux prenant ombrage des caricatures de la revue satirique le 6 janvier, avant de devenir des "Charlie" le 8 puis de retomber dans un discours prônant le délit de blasphème le 14. Ceux demandant que les "musulmans modérés s'expliquent" et désavouent ces actes, comme si l'on avait demandé en 2011 que les "catholiques modérés" – voire les blancs de souche – désavouent le carnage de Anders Behring Breivik en 2011 !
Le beauf se tapit derrière tous ces visages. Il est à géométrie variable mais a pour dénominateur commun une bêtise et une pensée à court terme qui pourraient devenir explosifs si l'on n'y prend garde. La plus grande victoire des "fous de dieu" serait de voir notre pays s'enfoncer dans des affrontements idéologiques, attisés par les beaufs de toute origine et de toutes religions. À deux ans des élections présidentielles, le cynisme est grand pour de futurs candidats et candidates de profiter du "Je suis Charlie" pour avancer leurs billes : union derrière un étendard politique rassurant, nationalisme, lutte contre l'immigration, lois sécuritaires.
Une page blanche s'ouvre aujourd'hui après ces attentats et bien malin qui sait ce qu'il en ressortira : le chaos ou la grande réconciliation ? La crispation derrière des idéologies religieuses ou l'œcuménisme républicain ? Le courage de la liberté ou l'abandon public à quelque beauf politique ?
Christopher Caldwell, journaliste au Weekly Standard, rappelait qu'au lendemain du 11 septembre 2001, les Américains avaient réagi à l'attentat contre les tours jumelles par une union sacrée nationale, récupérée ensuite à des fins politiques et avec les conséquences que l'on sait : Patriot Act, guerre en Afghanistan ou guerre en Irak. Gageons que le beauf cher à Cabu ne rechignerait pas à ce glissement. Après l'appel unanime du "Je suis Charlie" (en écho au "Je suis Américain" du 11 septembre) , le journaliste américain nous appelle, nous, Français, à user de la seule arme qui vaille aujourd'hui : la raison.