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Aux armes citoyens... et cætera
"Je suis un insoumis et qui a redonné La Marseillaise son sens initial ! Et je vous demanderai de la chanter avec moi !"
La scène se passe le 4 janvier 1980 à Strasbourg, dans le cadre d’un concert de Serge Gainsbourg, concert qui, du reste, n’aura jamais lieu. L’essai de Laurent Balandras, La Marseillaise de Serge Gainsbourg, Anatomie d’un Scandale (éd. Textuel) s’ouvre sur ce moment phare de l’histoire de la chanson française, coup de tonnerre médiatique autant que virage artistique dans la carrière de l’homme à tête de chou.
L’essai de Laurent Balandras est exemplaire à bien des égards. En retraçant le contexte de La Marseillaise version reggae de Gainsbourg (et intitulée Aux Armes et cætera), il ausculte les tenants et les aboutissants d’un scandale qui dépasse largement le simple contexte musical.
En janvier 1979, Serge Gainsbourg, toujours en quête de renouvellement musical, enregistre en quelques jours à la Jamaïque l'album Aux Armes et cætera. L’auteur d’Initials BB a, par le passé, puisé son inspiration dans le jazz, les percussions africaines, la pop anglaise ou le rock. Cette fois, c’est sur le reggae que Gainsbourg jette son dévolu, convaincu par son directeur artistique Philippe Lerichomme après l’écoute de la première version de Marilou Reggae dans l’album L’Homme à Tête de Chou (1976). Parmi les 12 titres enregistrés figure cette fameuse Marseillaise revisitée dans un style reggae, "un chant révolutionnaire sur une musique révolutionnaire" comme l’expliquera inlassablement le chanteur en pleine tourmente.
L’album Aux Armes et cætera sort le 13 mars 1979. Le scandale éclate moins de trois mois plus tard lorsque le futur académicien Michel Droit publie dans Le Figaro Magazine une violente tribune contre "l’outrage à l’hymne national" que constitue cette Marseillaise reggae : "un rythme et une maladie vaguement caraïbe… à l’arrière-plan, un chœur de nymphettes émettant des onomatopées totalement inintelligibles… et au ras du micro, d’une voix mourante, exhalant comme on ferait des bulles dans de l’eau sale, des paroles empruntées à celles de … La Marseillaise." L’ancien résistant va plus loin en s’attaquant à l’artiste : "œil chassieux, barbe de trois jours, lippe dégoulinante… débraillé… crado…" La charge de Michel Droit atteint des sommets lorsqu’il considère qu’en adaptant La Marseillaise à des fins mercantiles ("en tirer profit aux guichets de la Sacem"), l’initiative du chanteur porte "un mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires". Autrement dit, par son acte "provocateur" contre l’hymne national, Serge Gainsbourg est accusé de favoriser l’antisémitisme… en raison de ses origines juives. Cet article donne le départ d'un scandale si brutal que Gainsbourg en restera définitivement meurtri.
Relatant cette affaire, Laurent Balandras ne se contente pas de dresser l’historique de ce qui n’était au départ qu’une adaptation moderne - et exotique - de l’œuvre de Rouget de Lisle. Il retrace aussi en quelques pages l’enfance du petit Lucien Ginsburg, fils d’immigrés russes et de culture juive. Il rappelle que, né en 1926, le futur Serge Gainsbourg a été élevé dans l’amour de la culture française, dans une famille laïque, naturalisée et amoureuse de son pays d’adoption. Musicien très jeune, pianiste classique, il échappe de peu à la déportation comme d’ailleurs ses parents et ses sœurs. Un véritable traumatisme, comme le rappelle Laurent Balandras et qui resurgira en 1979 à la faveur d’un article haineux écrit par l'ancien résistant Michel Droit.
Cet essai sur La Marseillaise de Gainsbourg abandonne le chanteur le temps d’un chapitre pour s’intéresser à l’histoire de l’hymne national. Il se nommait à l’origine Le Chant de l’Armée du Rhin, et a été composé en avril 1792 à Strasbourg (et oui !) par Claude Joseph Rouget de Lisle, modeste officier et musicien amateur. Un chant révolutionnaire donc, comme le rappellera Serge Gainsbourg deux siècles plus tard. Laurent Balandras rappelle l’histoire tumultueuse de ce chant patriotique qui est devenu un hymne national après pas mal de déboires… et d’adaptations, jusqu'à la version de Gainsbourg, Aux Armes et cætera.
Au sujet de ce titre, le chanteur rappellera qu’il respecte un manuscrit original de Rouget de Lisle. Laurent Balandras nuance cependant ses propos : "Les paroles reproduites dans le Larousse contiennent cette indication afin de ne pas réécrire sempiternellement le refrain. C’est presque vrai à cette nuance que la mention exacte est Aux armes, citoyens… etc."
L’album reggae de Gainsbourg, vendu à plus d’un million d’exemplaire, est un succès inédit pour le musicien. À 50 ans, l’auteur de La Chanson de Prévert ou de L’Eau à la Bouche devient un artiste populaire, adoré par la jeunesse et considéré avec respect par la profession. Le jour de gloire est arrivé, donc. Cependant, "la fête est brutalement gâchée par l’article scandaleux de Michel Droit." Serge Gainsbourg conservera toute sa vie dans ses archives les pièces qui ont constitué ce scandale de La Marseillaise "jamaïcaine" : lettres d’injures ou de soutiens, coupures de presse, photographies, télégrammes. La reproduction de quelques-unes de ces pièces à conviction constitue l’une des grandes richesses de l’ouvrage de Laurent Balandras. Elles illustrent à elles seules le degré de violence contre l’artiste, empêché à plusieurs reprises de se produire sur scène, ce qui ne l’empêchera pas de partir à la rencontre de son public. Mais c’est un homme blessé qui sort de cette épreuve : "Si les attaques de Michel Droit ont meurtri Gainsbourg, l’affront de Strasbourg l’a anéanti… Certes, il se doutait bien qu’une Marseillaise en reggae allait défriser quelques implants mais de là à menacer physiquement des saltimbanques…"
À partir de 1980, Serge Gainsbourg endosse un nouveau costume et se mue en Gainsbarre, son "double monstrueux" et provocateur, désinhibé, dépressif et (faussement?) alcoolisé. Sa vie privée est chambardée. Il quitte sa muse Jane Birkin, fréquente un temps Catherine Deneuve, avant de rencontrer sa dernière compagne, Bambou : Ecce homo, comme le dit la chanson phare de son album suivant Mauvaises Nouvelles des Étoiles (1981).
Mais l’ultime pied de nez de ce scandale, sur fond de patriotisme antisémite, viendra le 13 décembre 1981. Ce jour-là, contre vents et marées, Serge Gainsbourg achète pour 135 000 francs un manuscrit autographe de La Marseillaise rédigée en 1833 par Rouget de Lisle. Il racontera ainsi son retour de la salle des ventes, avec cette pièce historique : "Le retour de Versailles fut grandiose. J’étais accompagné par Phify, garde du corps, videur au Palace, d’origine polonaise. Il y avait Bambou, ma petite amie, une Niak. Moi, je suis russe, juif et la voiture c’était une Chevrolet, une américaine ! Et sur la banquette arrière, y’avait le manuscrit original de La Marseillaise ! Étonnant !"
Laurent Balandras, La Marseillaise de Serge Gainsbourg,
Anatomie d’un Scandale, éd. Textuel, 159 p.