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La rue est à eux
Il faut lire la préface de 100 Artistes du Street Art, signée par Paul Ardenne ("Street Art, la rue est à nous !") pour comprend l’importance et la spécificité du street art, un mouvement mal aimé, dénigré et moqué : ses pourfendeurs l’accusent d’avoir fait du saccage urbain un moyen d’expression underground. Le dernier exemple en date étant le procès intenté par la SNCF contre l'auteur de Monsieur Chat.
Voilà qui est sévère, et Paul Ardenne n’écarte pas ce discours critique d’un revers de main. Plutôt que de dresser un tableau chronologique de cet art de la rue, le maître de conférences en histoire de l’art à l’université d’Amiens, et aussi collaborateur pour les revues Art Press et Archistorm, se fait analyste précis et pertinent du street art. Il esquisse les origines d’un mouvement culturel foisonnant, de ses courants hétéroclites, de quelques figures majeures comme des problématiques culturelles, sociales, politiques ou juridiques d’un art engagé et, au départ, clandestin : "L’art de la rue stricto sensu, ce sont (…) toutes les formes d’expressions qui se moulent dans le tissu urbain et au contact direct du spectateur."
Art intrusif, urbain (la plupart du temps, en tout cas), gratuit, entaché d’une réputation subversive, le street art est indéniablement entré dans une période de légitimité : un certain nombre d’artistes issus de cette mouvance voient de prestigieux musées publics ou privés leur ouvrir leurs portes.
Quelles sont les origines du street art ? Né en Occident dans les années 60 (les artistes ont pour pseudonymes Cool Earl, Julio204, Phase2, Eva62 ou Flint 707), cette forme de création est en réalité bien plus ancienne. Paul Ardenne rappelle que les premières formes d’expressions artistiques étaient les grattages de surfaces ou les marquages à l’encre naturelle de surfaces rupestres durant le paléolithique. Le street art serait donc un mouvement culturel aussi vieux que l’homme, même si les bombes aérosols mises sur le marché dans les années 60 ont remplacé les empreintes de mains ou les reproductions de buffles à Lascaux ou Chauvet.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’affirmation et le développement du street art, aussi critiqué soit-il (ou parce qu’il est critiqué et subversif ?) est spectaculaire. Il prend son essor dans les villes de la côte est des États-Unis avant de s’étendre en quelques années aux autres grandes cités occidentales, avec d’autant plus de vigueur que se propagent les grandes crises planétaires, pétrolières, économiques, sociales ou écologiques.
À ses débuts, rappelle Paul Ardenne, l’expression graphique de ces artistes d’un nouveau genre est avant tout narcissique : le graffeur est dans une course à la visibilité. En taggant son blaze, lui - ou sa bande (le crew) - entend s’approprier en son nom propre l’espace urbain, jusqu’au recouvrement ("pourrissement") de l’espace public (Seen).
Loin d’être le désœuvré dont on voudrait l’affubler, l’artiste de rue serait avant tout cet activiste utilisant la transgression pour faire de la rue un musée à ciel ouvert (une TAZ, ou Temporary Authonomy Zone), voire un lieu de vie où se mêlent musiques, danses, performances… en toute illégalité (5 Pointz, au Queens, New York).
Cette illégalité, voire le vandalisme, n’est pas caché par Paul Ardenne dans sa préface. Il en fait d’ailleurs une véritable problématique, la plupart de ces artistes de la rue ayant assumé d’emblée d’être marginalisés.
Art démocratique s’il en est, sans exigences académiques a priori (ce qui n’exclut pas les influences de brillants noms comme Jackson Pollock, Jean Dubuffet ou Cy Twombly), le street art a fait et fait toujours l’objet de tensions entre graffeurs et institutions publiques (Paul Ardenne cite justement le cas des pisadores à São Paulo). Pour autant, l’intégration, pour ne pas dire l’adoubement, d’artistes de rues à de grandes institutions publiques – que ce soit Jean-Michel Basquiat, Ernest Pignon-Ernest ou JR – est presque aussi ancienne que cet art lui-même. Des espaces dédiés sont concédés par les autorités pour les graffeurs – souvent du reste pour les canaliser – alors que des grands musées proposent d’ouvrir leurs galeries à ces créateurs venus de la rue.
Le cœur de cet ouvrage paru aux éditions de la Martinière est la présentation de 100 artistes (ou groupes d’artistes) incontournables. Ils sont classés par ordre alphabétique, de "5 Pointz" à "Zoo Project" et se voient consacrés équitablement deux pages, une de texte, l’autre d’illustrations.
Grâce à ces 200 pages, le lecteur peut se faire une idée d’un mouvement sans frontières, hétéroclites et aux approches parfois diamétralement opposées.
Quelques noms connus ressortent : Bansky, Jean Faucheur, Keith Haring, Invaders, JR, Miss.Tic, Monsieur Chat, Ernest Pignon-Ernest ou Jean-Michel Basquiat (alias SAMO).
Les 100 portraits brossés laissent voir la diversité de parcours chez des artistes que l’on a souvent caricaturés comme des vandales détériorant l’espace public. En réalité, ces artistes, souvent cachés derrière d’obscurs pseudonymes, ou bien œuvrant dans des collectifs plus ou moins influents, peuvent être d’authentiques avant-gardistes, prouvant que le street art ne doit pas se limiter à ces tags tracés en catimini sur des wagons abandonnés ou à des façades défigurés par des blazes.
L’art urbain, nous disent les auteurs, Marie Maertens, Paul Ardenne et Thimothée Chaillou, peut être d’une très grande technicité et conceptuellement très élaboré, lorsqu’il ne renvoie pas à des influences artistiques reconnues : le land art (JR), le minimalisme (Slinkachu), l’art brut (Nunca), le folklore (Vitché) ou la vidéo (Videoman).
Finalement, la richesse du street art dépasse, et de beaucoup, le phénomène populaire des tags, qui font tout de même l’objet d’une double page. Les créations conceptuelles de l’art urbain sont d’une richesse qui n’a pas à pâlir de la comparaison avec d’autres courants ou artistes de l’art contemporain : les interventions de Cédric Bernadotte, les peintures à la bombe monumentales d’Ash, les travaux au pochoir pop art de Bleck le Rat, les graffes de Corn-Bread, les actions engagées des Déboulonneurs, les affiches sophistiquées de Diuf, les fresques d’El Mac, les portraits emblématiques de Barack Obama par Sheppard Fairey, les peintures pointillistes (à la bombe!) de Jean Faucheur, les détournements féministes des Guerilla Girls ou ceux de Zevs, les petits personnages reconnaissables entre tous de Keith Haring, les collages monumentaux de JR, les installations minutieuses à base de tessons de bouteilles d’Olivier Kosta-Théfaine ou l’univers iconique de Miss.Tic.
Citons aussi les détournements de panneaux routiers par le collectif roumain Monotremu, les intrusions urbaines de Monsieur Chat, les poupées mangas de Laidy Aiko, les tressages au scotch rouge de Louis Pavageau (alias Ligne Rouge), les personnages éthérés de Jérôme Mesnager, la performance spectaculaire d’Alexandre Orion dans les tunnels de São Paulo, les interventions d’Ernest Pignon-Ernest, les coulures de Quick, les phrases barrées en police Verdana de Rero, les créations complexes de SAMO (Jean-Michel Basquiat), les jeux de piste de Taki 183, les travaux au scotch de Tape Art ou les grattages monumentaux de Vhils et Zhang Dali.
Le guide ne met pas sous silence l’une des plus étonnantes réalisations du street art, l’Underbelly Project. Il s’agit d’une vaste exposition secrète dans les sous-sols de New-York. Une station de métro abandonnée a été confiée à des centaines d’artistes. Sorte de "Lascaux contemporain", l’Underbelly Project est destiné à être vu par les spectateurs… des siècles futurs : "Un acte de mémoire, comme un acte d’amour sans attente de retour", commente Paul Ardenne au sujet de ce projet spectaculaire et inédit.
Un monde underground est dévoilé dans ce livre rigoureux et de qualité. Au terme de la lecture de cet ouvrage collectif, le lecteur ne verra plus de la même manière les tags qu’il croisera au coin de la rue.
Marie Maertens, Thimothée Chaillou et Paul Ardenne, 100 Artistes du Street Art,
éd. La Martinière, 2011, 236 p.
"Qui veut la peau de Monsieur Chat ?"