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Silence, on vit
"Qui va lire un bouquin qui parle de nous ?" Ainsi commence l’essai de Benoît Coquard, Ceux qui restent (éd. La Découverte). Cette phrase, que l’auteur reprend à plusieurs reprises tout au long de son étude, tel un leitmotiv, est l’indice que son travail sociologique est remarquable par sa nouveauté et par ses analyses pointues.
Benoît Coquard, jeune sociologue à l’INRAE, est revenu dans le pays de son enfance et de son adolescence pour y interroger celles et ceux, de son âge, qui sont restés au pays. Comment font-ils leur vie dans des campagnes en déclin depuis les dernières grandes crises économiques ? Pourquoi ont-ils choisi d’y rester et, au contraire, comment s’est fait le départ de celles et ceux qui ont pris le parti de quitter leur région natale ? Comment vit-on dans ces régions souvent abandonnées ? Comment y trouve-on du travail, lorsque c’est possible ? Comment décrire les relations sociales dans des régions minées par le chômage et la pauvreté ? Benoît Coquard entend, dans Ceux qui restent, sortir des archétypes de ces néoruraux vite identifiés comme des "cassos" alcooliques, drogués et beaufs.
Le sociologue a pour lui la connaissance du terrain, même s’il s’en est éloigné pour des raisons scolaires puis professionnelles. Pour autant, son passé et son expérience personnelle lui permettent d’éclairer son travail de terrain : "J’ai essayé de me mettre dans une posture de « traducteur » entre deux mondes que je côtoie par allers-retours, celui des enquêtés et celui des lecteurs de sciences sociales."
Un vrai travail scientifique autant que de médiation. En prenant de la hauteur, Benoît Coquard décrypte les liens sociologiques (le "déjà, nous", "les bandes de potes"), les relations d’interdépendance, les vécus, les loisirs, "la proximité entre petits patrons et salariés", la précarité, les pistons, "la mauvaise réputation", les petites élites plus ou moins artificielles ("l’honorabilité locale"), ou les relations avec les plus âgés.
Ces aînés et la manière dont les plus jeunes les voient, font l’objet d’un chapitre à part, qui n’est sans doute pas le plus frappant dans l’essai, mais qui pose les problématiques d’une génération se sentant mal dans son époque autant que dans son pays. Dans les revisites d’un passé d’autant plus fantasmé qu’il n’a pas été vécu, nous dit l'auteur, les jeunes qui restent ressentent la nostalgie d’une sorte "d’âge d’or." Une nostalgie du reste essentiellement masculine. Le "c’était mieux avant" concerne tout autant le travail que la sociabilisation, l’autonomie, le respect pour les hiérarchies ou… "la libération sexuelle." Benoît Coquard choisit aussi de faire un focus sur la disparition des bals dans les campagnes en déclin, comme la fermeture de bistrots qui fait l'objet d'une place à part dans l'essai.
"Le rôle social du pastis"
Le chômage est au cœur de l’étude du sociologue, comme l’épicentre de toutes les crises qui ont malmené ces régions : petits boulots, concurrences entre habitants pour l’obtention d’un emploi sur place, longues distances à parcourir pour aller travailler, manque d’épanouissement et de reconnaissance sociale. Le non-emploi et le sous-emploi sont illustrés par de nombreux exemples et d’extraits d’entretiens, chez des femmes et des hommes souvent habitués à l’intérim ou au CDD.
Les crises économiques et la désindustrialisation alliés à une reproduction de modèles patriarcaux, font des femmes les premières victimes – lorsqu’elles ne choisissent pas de partir. Le "qui part" et le "pourquoi" est d'ailleurs questionné dans un chapitre passionnant sur la place de l’école, et sur la méconnaissance ou les fantasmes autour de l’étudiant "qui coûte cher." Mais ce qui intéresse aussi le sociologue ce sont les allers-retours plus ou moins réguliers et plus ou moins fréquent entre les campagnes en déclin et les (grandes) villes – Paris ou une capitale régionale – qui peuvent, elles, proposer d’importantes opportunités (d’études, de travail ou de rencontres), avec aussi leur lot de contraintes ou des dangers, réels ou non.
Le chapitre sans doute le plus passionnant est celui consacré à la fin des bistrots et ses conséquences. L’auteur cite un canton passant d’une trentaine de cafés à trois, en trente ans. La quasi disparition de ces lieux de sociabilisation a transformé la manière dont les habitants se rencontrent et se côtoient. C’est désormais à l’intérieur du foyer que l’on se retrouve et que l’on se replie, explique Benoît Coquard, qui fait de ses enquêtes sur le terrain de fertiles analyses scientifiques : les invitations aux apéritifs à rallonge, les relations amicales, la place des femmes, les guerres de sexe, les inégalités jusque dans le fonctionnement de ces moments festifs ou… "le rôle social du pastis"…
Bien que l’étude de Benoît Coquard se soit terminée avant la crise des Gilets Jaunes, l’auteur consacre plusieurs pages à cette mobilisation sans précédente de la France dite "périphérique." Ce mouvement est d’autant plus remarquable, précise-t-il, que les habitants de ces campagnes en déclin sont, dit-il, "très peu revendicatifs en temps normal." La limitation des routes à 80 kilomètres à l’heure a "fait péter les plombs" de ces territoires en déprise : "On vit moins bien" est-il dit par les manifestants sur les ronds-points ou autour des péages d’autoroute. C’est une France populaire et silencieuse qui fait son arrivée fracassante sur la scène française. L’ouverture et la conclusion de Ceux qui restent font de cet essai de sociologie un ouvrage d’actualité, proposant également une lecture politique passionnante, qui vient répondre à sa façon à la remarque de Vanessa, cette trentenaire questionnée :"Qui va lire un bouquin qui parle de nous ?"
Benoît Coquard, Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin
éd. La Découverte, 2019, 211 p.
https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Ceux_qui_restent
https://www2.dijon.inrae.fr/cesaer/membres/benoit-coquard
Voir aussi : "La France de Boucq"
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