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  • Modiano : l'anti-Le Clézio

    Six ans après JMG Le Clézio, l'académie Nobel a choisi de récompenser un autre auteur français, Patrick Modiano. Deux talents d'une même génération (né en 1940 pour l'un, en 1945 pour l'autre), ayant commencé leur carrière dans les mêmes années (1963 pour le premier avec Le Procès-verbal, en 1968 pour le second avec La Place de l'Étoile). Deux Nobel français, si proches mais aussi si différents. 

    Quoi de commun en effet entre ces deux écrivains récompensés à quelques années d'écart ? 

    Prenez Jean-Marie Gustave Le Clézio. Après une période fortement marquée par le nouveau roman et l'absurde (Le Procès-verbal, Le Livre des Fuites, par exemple), le jeune écrivain français abandonne la voie du "cartésianisme littéraire" pour se nourrir des sources du nouveau monde, après sa découverte du Mexique au début des années 70. Dès lors, c'est comme libéré que Le Clézio devient le plus universel des écrivains français, le plus philosophique aussi, héritier autant des pré-socratiques que de Henri Michaux ou Francis Ponge : "Je veux écrire une autre parole que qui ne maudisse pas, qui n'exècre pas, qui ne vicie pas, qui ne propage pas de maladie" écrit-il. C'est ce Le Clézio sans frontière, à la langue enrichie de cultures étrangères, avec des ouvrages tels que Voyages de l'autre Côté (1975), Désert (1980), Le Chercheur d'Or (1985) ou Onitsha (1991) que récompense l'académie Nobel en 2008. 

    Quel contraste avec Patrick Modiano ! Son homologue est sans aucun doute le plus Français et, dirais-je, le plus Parisien de nos auteurs. Après une entrée fracassante dans la littérature avec La Place de l'Étoile, Modiano s'avère un écrivain hors des modes, hors du monde aussi. Indépendant, d'une grande timidité, il construit son œuvre autour de la mémoire, des disparitions, des fantômes du passé et de l'identité (Quartier perdu, Rue des Boutiques obscures, Une Jeunesse ou Un Pedigree). Passionné par Paris, l'écrivain connaît cette ville comme personne, jusqu'à mettre en scène ses personnages dans un Paris disparu, reconstitué grâce à une documentation exceptionnelle : ses fameux annuaires parisiens des années 30 et 40. Ainsi, dans Dora Bruder, Modiano suit les pas d'une jeune juive pendant l'Occupation, une recherche où l'auteur s'attache autant aux hommes qu'aux lieux. Ce livre est également emblématique de l'importance, dans son œuvre, de ces années noires – le père de Modiano a échappé par miracle aux camps de concentration. 

    Aussi elliptique que Le Clézio peut être onirique, Patrick Modiano a été reconnu par l'académie suédoise. Ce quatorzième Nobel français, après d'autres noms aussi prestigieux que Bergson, Gide, Camus ou Le Clézio, prend une résonance particulière en cette période où le terme de "déclin français" fait florès ; pas en littérature, en tout cas!

  • Toute une histoire pour ça !

    dieu.jpgIl y a quelques semaines, je faisais un coup de projecteur sur le blog Raconte-moi l’HistoireVoir mon article ici à ce sujet.

    Ce site irrévérencieux, mais non moins sérieux, rassemble mille et un sujets et événements de la grande et de la petite Histoire. Il est l’œuvre d’une jeune bloggeuse, Marine, qui affirme aimer "beaucoup l'histoire et encore plus dire des gros-mots" (sic). Raconte-moi l’Histoire permet de rendre des sujets comme la classe ouvrière au XIXe siècle, le procès des templiers ou l’histoire de la psychiatrie beaucoup moins ennuyeux que beaucoup de cours scolaires.

    Ce blog ne semble pas faire que des adeptes car, au détour d’une publication Facebook, j’apprends que des militants catholiques intégristes ont "attaqué" ce site, l’accusant de jeter l’opprobre sur les dérives peu "chrétiennes" du clergé. Dit autrement, et de manière plus fleurie, par l’auteur : "On veut que j'arrête de parler de bite, de curés, de putes et d'Église catholique dans une même phrase."

    Autant dire que face à de tels dénigrements, mon blog apporte tout son soutien à Raconte-moi l’Histoire.  Le dernier post paru, "Le curé, La putain, et le vœu de chasteté", n’aurait-il pas mis le feu aux poudres en dénonçant l’hypocrisie religieuse ? La jeune bloggeuse fait mouche lorsqu’elle présente son article ainsi : "C’est beau l’éthique sexuelle chez les curés, d’ailleurs les moines bouddhistes aussi sont chastes, enfin, en théorie. Un petit coït rapide avec une pénitente, une religieuse, ou une fille publique, ça ne fait de mal à personne, hein. Si personne le sait, ça ne compte pas, si ? Dieu est pardon". Comme ça, c’est dit !

    Conclusion de ces attaques, voulant jeter un voile pudique sur des pratiques peu catholiques : allez, Marine, ne te décourage pas et continue ton blog avec la même irrévérence, la même liberté et le même sérieux !

    Raconte-moi L’Histoire

  • Gen d'Hiroshima, gens d'Hiroshima

    Gen d'Hiroshima, chef d'œuvre de la bande dessinée, fait partie de ces livres que l'on n'oublie pas.

    Cette série d'une dizaine de tomes, célèbre et adulée au Japon dès sa sortie en 1973, a connu une existence plus tardive en Occident ; cependant, son influence est certaine : Art Spiegelmann, l'auteur de Mauss, bande dessinée majeure sur la Shoah, explique dans la préface de Gens d'Hiroshima toute l'importance de ce manga. Un manga qui, comme son titre l'indique, aborde une autre des grandes tueries de la seconde guerre mondiale : le bombardement nucléaire d'Hiroshima.

    Le premier tome de cette bande dessinée autobiographique déroule sur plus de 250 pages la survie d'une modeste famille de cette région du Japon, relativement préservée jusqu'en 1945 par les bombardements. Dans ce pays en guerre où la dévotion à l'Empereur et à à la grandeur de la nation, la population souffre mais doute également. La famille de du jeune Gen survit difficilement aux privations et aux obligations martiales, d'autant plus que le père, homme courageux et au caractère bien trempé, s'avère un pacifiste convaincu. La majeure partie de ce premier volume suit les petits et les grands faits de cette famille soudée : un père se battant pour ses idées dans un Japon rigoriste et militariste, une mère enceinte et épuisée par les privations et les enfants - Gen et ses frères et sœurs. Au milieu de la petite histoire, des focus sur la grande histoire – la guerre du Pacifique et les préparatifs des bombardements nucléaires – nous rappellent qu'un terrible drame va se jouer.

    Les vingt dernières pages de ce tome sont proprement hallucinantes. Le lecteur entre au cœur du bombardement nucléaire tel qu'il a été vécu par les victimes. L'auteur, qui a vécu lui-même cet événement (Keiji Nakazawa, est mort d'un cancer fin 2012), dévoile la réalité crue des ravages de l'arme nucléaire, transformant la ville paisible d'Hiroshima en une zone digne des pires films d'horreur. Les dernières pages de ce livre n'assènent aucun message : ils giflent le lecteur en montrant la réalité crue et insoutenable de la bombe A sur des victimes prises au piège.

    Terrible chef d'œuvre ! Inoubliable.

    Keiji Nakazawa, Gen d'Hiroshima, Ed. Vertige Graphique, 2003, 274 p.

     
    Gen d'hiroshima par cinemasian

  • Les Variations "Gouldberg"

    "Il est génial et c'est nous qui l'avons !" Ainsi pouvait se résumer l'état d'esprit de la Columbia lorsque le jeune Glenn Gould, 22 ans en 1955, signa avec avec la major américaine pour son premier disque. Un premier disque qui, au début, laissa perplexe ses producteurs. 

    Le musicien canadien s'était déjà fait remarquer lors de concerts, autant pour ses choix musicaux hétéroclites et assumés (des compositeurs élisabéthains côtoyaient Beethoven, Webern et, déjà, Bach) que pour sa présence physique reconnaissable entre toutes lors de ses interprétations : position basse sur son siège, virtuosité, jeu non legato, visage hypnotisé, concentration telle que l'artiste allait jusqu'à chantonner durant ses propres exécutions – ce qui n'ira pas sans donner des sueurs froides aux ingénieurs du son !

    Devenu un des poulains de la Columbia, Glenn Gould devait enregistrer le premier de ses nombreux enregistrements. Quelle œuvre allait être choisie par le musicien ?

    Si le pianiste ne montrait pas beaucoup d'intérêt pour le répertoire romantique, il n'était pas absurde de penser qu'il allait jeter son dévolu sur Beethoven ou Bach. Et si c'est effectivement ce dernier qui fut choisi, ce fut pour une œuvre peu enregistrée jusqu'alors : les Variations Goldberg. La surprise était manifeste.

    Ces 30 variations sur un aria (cataloguées sous la référence BWV 988), exercice pour clavier datant des années 1740, étaient destinées selon la légende au jeune Johann Gottlieb Goldberg, claveciniste doué et élève de Jean-Sébastien Bach. Cette série de courts thèmes et variations ne suscitaient pas l'enthousiasme au sein de la Columbia. Qui s'intéressait au début des années 50 à ces Variations Goldberg, du reste peu enregistrées et surtout mal connues du public ?

    Mais, les producteurs plièrent. On ne pouvait déjà rien refuser au jeune Glenn Gould.

    Contre toute attente, ces trente-deux arias et variations suscitèrent l'enthousiasme critique et surtout public. Les ventes de disques explosèrent. Glenn Gould devint instantanément une star. Comme le commenta son compatriote Norman Snider, "Si une lycéenne possédait un disque de musique classique parmi des enregistrements de Dave Brucecks ou du Trio Kingston, c'était sans doute les Variations Goldberg" ("Indeed, if a college girl had one record of serious music among the Dave Brubecks and Kingston Trios, it was likely to be the Goldberg Variations"). 

    Cette référence à quelques standards de jazz n'est pas anodin. Virtuose, Gould offrait un nouveau souffle à cette œuvre austère, lui donnant du rythme et même, diront certains, du swing. La relecture des Variations Goldberg hérissa le poil de nombreux puristes mais le public ne s'y trompait pas, qui fit un triomphe au pianiste au point de le rendre légendaire.

    Mais l'histoire des "Variations Gouldberg" ne s'arrête pas là. 

    26 ans plus tard, dans la dernière année de sa vie, Glenn Gould offrit une nouvelle version de cette œuvre devenue culte et célèbre grâce à lui. Il choisit cette fois une interprétation lente, sombre et contemplative, plus longue de 13 minutes que l'enregistrement de 1955 ! Le jeune homme impétueux des premières années avait laissé place à un homme mûr, plus intériorisé et d'abord soucieux de comprendre l'essence même de Bach. 

    Ces deux enregistrement éloignés dans le temps, l'un débutant et l'autre clôturant une carrière exceptionnelle, offrent deux visages diamétralement opposées d'un même morceau. Deux visages, deux chefs-d'œuvres, mais un seul interprète. 

    Jean-Sébastien Bach et Glenn Gould, Variations Goldberg (version de 1955), Sony Classical
    Jean-Sébastien Bach et Glenn Gould, Variations Goldberg (version de 1982), Sony Classical

  • George Eliot, une femme libre sous le règne rigide de Victoria

    george-eliot.jpgGeorge Eliot (1819-1880), de son vrai nom Mary Anne Evans, est un auteur britannique du mouvement victorien.

    Issue d’un milieu modeste, elle doit vivre avec la rigidité de la société anglaise, aux couches sociales très hiérarchisées. Elle y résiste grâce à l’école, à la découverte des arts et de la philosophie, aux voyages en Europe mais aussi aux relations considérées comme scandaleuses qu’elle entretient avec le philosophe et journaliste George Henry Lewes. Cette union libre et affichée est mal perçue et oblige la jeune femme à se tenir à l’écart de la société londonienne.

    À l’âge de 37 ans, elle écrit son premier ouvrage, Amos Barton, le premier volet des Scènes de la Vie du Clergé. Elle choisit un pseudonyme masculin, George Eliot, afin d’être mieux perçue par les critiques. Elle révèle sa véritable identité après la parution de son roman Adame Bede qui s’avère un succès. S’ensuivent une vingtaine d’ouvrages, dont Le Moulin sur la Floss (1860) et Middlemarch (1872). Ces deux derniers livres, considérés comme ses chefs d’œuvre, impose George Eliot comme une figure majeure de la littérature victorienne. Elle y excelle dans son art du réalisme, de l’érudition, de l’humour et de l’observation psychologique.     

    Ce qu'elle a pu écrire :

    "Il n’est jamais trop tard pour devenir ce que nous aurions pu être."

    "Examinez bien vos paroles et vous trouverez que, lors même que vous n’avez aucun motif d’être faux, il est très difficile de dire l’exacte vérité."

    "Les femmes heureuses, comme les nations heureuses, n'ont pas d'histoire."

    "Elle est comme les autres femmes. Elle croit que deux et deux feront cinq si elle pleure assez longtemps et fait assez d'histoires."

    "Nos actions agissent sur nous tout autant que nous agissons sur elles."

    "Dieu nous juge tous entiers et d'un regard, et non pas comme les hommes, sur des sentiments et des actes isolés."

    "Lors même que vous n’avez aucun motif d’être faux, il est très difficile de dire l’exacte vérité."

    "Les animaux sont des amis tellement agréables - ils ne posent jamais de questions, ils ne font aucune critique."

    "Nous sommes volontiers meilleurs pour les bêtes qui nous aiment que pour les femmes qui nous aiment. Est-ce parce que les bêtes ne parlent pas ?"

    "On prend parfois comme une mauvaise habitude d'être malheureux."

    "Pour récolter plus de roses, il suffit de planter plus de rosiers." 

    "Béni soit l'homme qui, n'ayant rien à dire, s'abstient d'en administrer la preuve en paroles !"

    "Je ne nie pas que les femmes soient stupides ; Dieu Tout Puissant les fit l’égal des hommes."

    "Nos actions sont comme nos enfants, qui vivent et agissent en dehors de notre propre volonté."

    "Une différence de goût en matière de plaisanteries gâte l’amitié." 

    "Une erreur vigoureuse et vigoureusement cultivée entretient du moins les germes de la vérité."

  • Ces inconnus qui nous gouvernent

    circus_politicus.jpgCircus Politicus, essai ambitieux, entend décrire les dérives de nos démocraties actuelles, en ce que la parole des peuples (le "vox populi, vox dei") est très souvent (trop souvent selon les auteurs) considéré par nos dirigeants comme un obstacle à des décisions qui semblent s'imposer. Ces décisions sont liées à de bonnes intentions (une meilleure gouvernance) et à d'autres moins avouables (l'idéologie libérale). Le "circus politicus" est cet univers public et politique fait de faux-semblants, d'apparences, de langues de bois, de discours trompeurs (pour ne pas dire mensongers), de non-dits et surtout de décisions secrètes imposées à tous.

    Un des chapitres du livre s'intitule "ministères du monde". Derrière ce terme se cachent des organisations officielles et d'autres officieuses : conseils européens, BCI, agences de notation, organisation mondiale Bilderberg, lobbys internationaux, etc. Pour être honnête, cette première partie gêne aux entournures en ce qu'elle semble faire la part belle à une sorte de complot mondial.

    Mais là où l'essai s'avère passionnant est son patient descriptif des institutions européennes. C'est la deuxième partie du livre, la plus volumineuse mais aussi la plus intéressante. Parlement, commission, conseil et autres organismes européens sont passés au crible, pour le meilleur et surtout pour le pire. Les auteurs ne sont pas tendres envers les conseils européens où se décident les grandes décisions à l'échelle du continent : les chefs d'Etat se montrent sous leur plus mauvais jour, d'autant plus que les débats y sont savamment cachés.

    On aurait pourtant tort de classer ce livre parmi les critiques des institutions européennes. Deloire et Dubois pointent au contraire du doigt la mesquinerie de l'ensemble de la classe politique française. En privilégiant les élections nationales tout en snobant des institutions aussi importantes que ne l'est, par exemple, le Parlement européen, la plupart des politiques français (mais aussi les énarques et futurs dirigeants) passent à côté de l'Histoire et des décisions les plus capitales pour les citoyens européens. Et, avec toutes ses imperfections, les organismes européens montrent, à la fin de cet essai, une image finalement beaucoup plus reluisante que nombre d'institutions françaises.

    Christophe Deloire & Christophe Dubois, Circus Politicus, éd. J'ai Lu, 503 p.