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• • Articles et blablas - Page 105

  • Un ange passe

    Les deux personnages de ce conte moderne sont ceux du titre : Ève et l’Ange. Le court récit de Thomas Pourchayre publié aux éditions Abstractions met en scène les deux êtres les plus improbables qui soient, embarqués dans une histoire d’amour qui les surprend eux-même.

    Ève et l’Ange commence par l’évocation de la chute du paradis terrestre – en l’occurrence un foyer familial – ou plutôt patriarcat :  un père "attend sa fille son joyau majeure", telle une princesse de conte de fée. Mais elle tarde et ne reviendra pas : le père "attend longtemps… sa fille première fois ce soir-là s’est envolée".

    À partir de là commence l’histoire : celle d’une rencontre surréaliste entre cette Eve, irrésistible et assoiffée de vie ("La poitrine aboie / soudaine et gonflée") et un ange, "un ange... mais pas selon l’idée que les gens s’en font", précise l’auteur plus loin dans son livre. Cet être, comme sorti de l’enfance, découvre sa sexualité, qui est aussi la fin d’une forme d’innocence : "Mais où est passé la vierge à l’enfant / de mon enfance !" L’auteur avance aussi cet argument : cet ange est "descendu sur Terre pour éprouver [son] caractère et fortifier [ses] ailes." Mais aussi autre chose, serions-nous tentés de préciser.

    Il sera, par la suite, question  d’un jardin, de pomme aussi - mais pas de serpent, son rôle de tentateur étant endossé par l’ange, "le chaînon manquant", aussi crédule que fasciné par cette rencontre improbable mais qui promet de faire des étincelles : "Que viennent faire des anges qui passent / dans les moments d’intimité, hein ? / à qui s’en plaindre de toute façon ?" Une autre question se montre beaucoup plus directe : "Quelle femme voudrait d’ailes dans un lit ? / De clochettes contre ses cuisses ?"

    Thomas Pourchayre pratique l’art du télescopage dans ce conte surréaliste

    Thomas Pourchayre pratique l’art du télescopage dans ce conte surréaliste mêlant textes sacrés, souvenirs d’enfance, humour et saynètes prosaïques, telle la séquence de la terrasse de café, la découverte comique de l’appartement d’Ève ou des scènes d’intérieur que l’on croirait sorti de n’importe quelle émission de télé-réalité : Ève "s’installe dans le fauteuil velours velours / tambour d’attente / et feuillette un magazine féminin."

    Thomas Pourchayre se fait poète tout autant que disciple de Boris Vian dans sa manière de convoquer dans son récit des personnages singuliers, telle celle-ci : "Une femme pleure au clair de lune / car son lanceur de couteaux de mari, raconte-t-elle / trouve qu’elle n’a plus un physique aussi affûté qu’avant…"

    L’auteur a fait le choix de vers pour son récit mêlant poésie, religieux et érotisme, non sans de brillants aphorismes : "Les angélismes peuplent le monde / de diables forcenés, / de diables consternés tous moralistes". 

    Thomas Pourchayre, Ève et l’Ange ou la gravité négociable , éd. Abstractions, 2021, 63 p.
    www.editions-abstractions.com 

    Voir aussi : "Les loups sont entrés dans Paris"
    "Ça caille les belettes"

    Illustration :Jean-Christophe Stauder, La Beauté sort du chaos, créée pour Ève et l’Ange ou la gravité négociable,
    encre du Japon et lavis. 15 cm x 20 cm. 2021

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  • Des émaux, des choses et des chats

    L’exposition qui se tient cette semaine à Ouzouer-Sur-Trezée s'intitule : "Quelque part sur la Trézée". Voilà un nom qui sonne bon l’aventure, les grands espaces et les contes fantastiques.

    On peut, du reste, dire que le conte fantastique n’est pas absent dans cette passionnante exposition rassemblant des œuvres de Frédéric Gardinier, Andreea Gherghinesco, Mifamosa, Thomas et Alex Popovici et Jean-Marie Neveu. Ces artistes de la région de Gien (Loiret), dont le plus jeune a seulement 13 ans, proposent des créations à la fois hétéroclites et d’une singulière cohérence : peintures à l’huile, collages, mosaïques en émaux de Briare, techniques mixtes et street art se répondent et traduisent à leur manière l’esprit bouillonnant de ces créateurs dans leurs "narrations graphiques".

    Jean-Marie Neveu propose plusieurs séries, dont la première, "Les arbres", capte à coup sûr le spectateur. Ces végétaux anthropomorphes, que l’on croirait sortis d’un conte fantastique ou d’un récit de Fantasy, évoquent, dans des scènes mi-naïves mi-drolatiques, les sept péchés capitaux… mais aussi le Covid. À côté d’autres tableaux représentant le pont-canal de Briare, Jean-Marie Neveu présente une série chaleureuse et colorée consacrée aux gitanes.

    Une peinture de Frédéric Gardinier domine la première salle et hypnotise le regard du visiteur : le majestueux nu ("Nue assise") fait figure d’envoûtante passerelle entre classicisme et abstraction lyrique.

    L’ambition d’une exposition ne se donnant aucune limite

    Cette œuvre, tout comme ceux d’Alex Noe Popovici et MifaMosa traduisent l’ambition d’une exposition ne se donnant aucune limite. Là où le premier propose des reproductions et des photographies de ces créations de street art en émaux de Briare (l’artiste a "sévi" à Lyon, à Orléans, à Blois… mais aussi à Ouzouer-sur-Trézée), le second propose des mosaïques, toujours en émaux de Briare, parlant aussi bien de choses vues ("Yesterday we saw our future", "Giuseppe ou la noblesse à vol d’oiseau") que de réflexions existentielles et poétiques ("Le ciel par-dessus le toit" , d’après le poème de Verlaine). Impossible de ne pas parler non plus des formidables collages de Thomas Walter Popovici : bon sang ne saurait mentir.

    La seconde salle est, pour l’essentiel, consacrée aux créations d’Andreea Gherghinesco. Les séries de cette artiste convoquent tour à tour le figuratif influencé aussi bien par Van Gogh ou Gauguin, l’expressionnisme, le symbolisme ou le surréalisme. Bien dans son époque, Andreea Gherghinesco parle de choses vues, vécues ou rêvées dans des tableaux aux techniques mixtes. Elle y parle de l’enfance, de douleurs indicibles (la poignante série "In my solitude"), de visions étranges, telle cette enfant au divan mauve et au chat, tout en proposant de passionnants portraits figurant dans son panthéon (Gaston Bachelard, Albert Camus, Georges Brassens, Kurt Cobain, Fujita, Nina Simone mais aussi Nick Cave).

    Le spectateur s’arrêtera sans doute sur ces étonnants, touchants et passionnants portraits de chats. L’artiste les représente anthropomorphisés, fiers, dédaigneux, drôles, rêveurs ou séducteurs, parfois fumant ou posant en robe XIXe siècle, en tenue de marin ou en gentlemen portant beau.

    Dans les peintures d’Andrea Gherghinesco, l’onirisme le dispute au réalisme et au symbolisme. Les couleurs tourbillonnent. Les personnages – pour certains, des chats, encore et toujours – surgissent derrière des feuillages foisonnants. Quant aux paysages, ils sont aussi menaçants que les soleils et les cieux étoilés.

    Cette seconde édition de  "Quelque part sur la Trézée" est visible à la Salle des Fêtes d’Ouzouer-sur-Trézée jusqu’au 7 novembre. Il faut s'y précipiter, sans attendre.

    Exposition "Quelque part sur la Trézée #2", du 1er au 7 novembre  2021
    Salle des Fêtes, Place De La Libération, Ouzouer-Sur-Trezée (45)
    https://www.facebook.com/groups/668517513215796
    https://openagenda.com/loiret-tourinsoft

    Voir aussi : "Stars cheap troopers d’Adrien Vinet"
    "Concerts en poche"

    Illustrations :  Andrea Gherghinesco

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  • Mat Hilde est revenue

    Après un premier EP sorti en 2016 (Caméléon), Mat Hilde a mis sa carrière entre parenthèse et est devenue maman d’un puis de deux enfants.

    C’est justement cette parenthèse qui est au cœur de son retour et de son nouveau projet musical, Vies. Son premier single, "Blues Baby", sorti en cette fin d’octobre, traite de ce moment si particulier au cours duquel Mat Hilde est devenue maman.

    Sur un clip réalisé à l’aide de vidéos privés et familiales, la musicienne parle avec tact et douceur de cette période révolutionnaire et bouleversante à plus d’un titre : pleurs, nuits blanches. Le baby blues est-il une malédiction ? Non, répond-elle en chanson :"Nos plus belles années sont celles qui nous épuisent". Et Mat Hilde de conclure ainsi : "Tout est mieux maintenant".

    Le nouvel EP de Mat Hilde paraîtra le 19 novembre 2021.

    Mat Hilde, Blues Baby, 2021
    http://mat-hilde.com
    https://www.facebook.com/Mat-Hilde

    Voir aussi : "L’automne sera chaud dans les tee-shirts, dans les maillots"

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  • En attendant les jours meilleurs

    Sorti en 2014,  La Tête de l’Emploi de David Foenkinos (éd. J’ai lu) appartient à cette catégorie de romans coutumiers de l’auteur de La Famille Martin : une comédie douce-amère s’intéressant à des personnages ordinaires, des "invisibles" à la vie terne et sans aspérités. Ils pourraient être nos voisins ou des membres de notre famille qu’on finit par ne plus remarquer.

    Notre "héros", qui s’exprime à la première personne comme beaucoup de romans de Foenkinos, s’appelle Bernard. Il travaille dans une banque – la BNP – comme conseiller financier et est bien décidé à y rester jusqu’à la retraite.

    Dans sa vie privée, Bernard est marié avec Nathalie depuis plus de 20 ans. Ils ont eu une fille, Alice, partie vivre au Québec à l’âge de vingt ans. Lorsque le roman commence, Bernard a cinquante ans. Sa vie est un long fleuve tranquille, même si le lecteur devine derrière ce personnage, une faille qu’il aborde ainsi à l’ouverture de son récit : "Un jour, mes parents ont eu l’étrange idée de faire un enfant : moi".

    Ces parents, qui "auraient fait de bons personnages de roman", il en sera question plus tard dans le roman, lorsque Bernard aura commencé une descente aux enfers, descente qui commence par l’annonce par sa femme qu’elle souhaite qu’ils se séparent. Une séparation temporaire, juge d’abord le mari refroidi, qui le contraint à prendre une chambre d’hôtel. Mais comme souvent, le temporaire peut vite devenir définitif. Cette chambre est située non loin de son lieu de travail, et c’est justement là qu’a lieu la suite de son aventure tragi-comique. 

    Bernard entend bien sauver les apparences

    Son chef, Laperche, un de ces personnages de bureau machiavéliques et pervers – au sujet duquel il faudra bien  qu’une étude soit pour l’œuvre de Foenkinos – contraint le conseiller bancaire à occuper à mi-temps le guichet d’accueil pour remplacer une employée qui a été licenciée afin "d’alléger la masse salariale". Ce déclassement qui ne dit pas son nom va avoir de sérieuses conséquences professionnelles après sa crise de couple ("J’avais le sentiment que les trente dernières années de ma vie venaient d’être réduites à néant"). La seule issue de Bernard est de revenir vivre chez ses parents, un couple aussi déprimant que lui, aussi radin qu’ennuyeux. Mais Bernard entend bien à la fois sauver les apparences (sa fille ne doit surtout pas être au courant de sa déchéance) et rebondir, en attendant des jours meilleurs.

    On retrouve dans ce roman sorti il y a moins de 10 ans toutes les qualités de la plume de David Foenkinos : un style léger et virevoltant, le parti pris d’assumer sans rougir des histoires de gens ordinaires, et avec tout cela de l’humour, grinçant parfois lorsque Bernard retourne chez ses parents et constate qu’il redevient à à cinquante ans un adolescent infantilisé.

    Héros ordinaire, personnage a priori falot et ennuyeux, Bernard parvient tout de même à se rendre attachant lorsque, notamment, il brise son armure lors d’une soirée mémorable avec ses parents et leurs voisins. Les personnages secondaires s’effacent derrière cet homme aussi peu-moderne (il avoue qu’il aurait plus sa place en 1982 qu’en ce début de millénaire) qu’adepte de la routine mais que des circonstances extérieures mettent au pied du mur.

    On le devine : David Foenkinos va lui trouver un nouveau but improbable dans sa vie. Grâce à une femme, bien entendu. 

    David Foenkinos, La Tête de l’Emploi, éd. J’ai lu, 2014, 286 p.
    https://www.facebook.com/david.foenkinos
    http://www.gallimard.fr
    @DavidFoenkinos

    Voir aussi : "David Foenkinos, son œuvre"
    "Qui nous protégera du bonheur ?"
    "Anti fiction"

     

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  • Patins sur glace

    Vous que les romances et les histoires d’amour horripilent, passez votre chemin.

    Ice, comédie romantique russe d’Oleg Trofim, avec la sémillante Aglaya Tarasova dans le rôle principal, suit les pas – ou plutôt les patins – d’une brillante sportive russe, engagée dans le patinage en couple, l’une des disciplines les plus dures et les plus exigeantes qui soit.

    Disons-le tout de suite : il faut passer les 40 minutes de ce film disponible sur Amazon Prime pour apprécier pleinement l’histoire d’une renaissance et la naissance d’un couple.

    Le film commence par l’ascension de Nadia, dans un début digne d’un conte de fée moderne : une enfant devenue orpheline après le décès de sa mère malade (elle décède sur un lac gelé, détail qui a bien entendu son importance symbolique), l’entrée dans une école de patinage exigeante, la présence d’une entraîneuse exigeante et qui devient sa seconde mère et la rencontre avec le jeune premier Leonov, patineur hors-pair qui choisit Nadia comme partenaire.

    Fin de la romance ? Et non ! Car c’est en réalité là que tout commence, et là aussi que le film prend véritablement son envol. 

    Fin de la romance ? Et non !

    Hospitalisée suite à un accident et immobilisée sur un lit d’hôpital, l’ancienne patineuse ne doit son salut qu’à son entraîneuse ainsi qu’un joueur de hockey. Il s’appelle Sasha et cumule des défauts irrémédiables : impulsif, colérique et à l'humour... froid. C’est pourtant lui qui est chargé de jouer la nounou pour la patineuse désormais en fauteuil roulant. Le retour sur glace de l’ex-sportive est-il possible ? A priori, non.

    Voilà une romance qui glisse toute seule. Le spectateur peut certes craindre au début que l’histoire se porte sur Nadia et son bellâtre de partenaire, après un début sirupeux et un brin convenu. Tout l’intérêt vient bien entendu de la relation entre Nadia et Sash, deux personnes que tout sépare, si l’on excepte la glace. Dans le rôle de Nadia, Aglaya Tarasova épate. Elle trouve son alter-ego en la personne de Sasha (Alexandre Petrov).

    On trouve dans Ice tout ce qui fait le charme de ces romances : deux personnages à la solide personnalité mais qui n’auraient jamais dû se rencontrer, un duo finissant par trouver ses marques et un happy-end. Pour corser le tout, ajoutez le milieu du patinage artistique, un pays – la Russie – pas assez souvent mis à l’honneur dans le cinéma et un défi sportif en forme de message universel.

    Du bel ouvrage, donc. Pas un chef d’œuvre mais du bel ouvrage. 

    Ice, romance russe d’Oleg Trofim, avec Aglaya Tarasova, Alexandre Petrov,
    Milos Bikovic et Maksim Belborodov, 2019, 93 mn, Rimini Éditions, Amazon

    https://www.primevideo.com

    Voir aussi : "Margot Robbie sur glace et en majesté"

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  • Raconter l’enfer et faire œuvre de littérature

    Voici sans doute le livre le plus incroyable de ces dernières années. Dans les Geôles de Sibérie de Yoann Barbereau (éd. Stock) n’est pas seulement le témoignage brut d’un rescapé du régime autoritaire russe : c’est aussi une œuvre littéraire remarquable qui parvient à rendre dérisoire le flot d’autofictions que chaque rentrée littéraire nous abreuve.

    "La grande prose de Sibérie reste à inventer", dit un moment l'auteur. Il est probable qu’il vient de proposer un texte bien plus important littérairement que ce qu’en dit le pitch du livre : un Français, parti travailler en Sibérie pour le compte de l’ambassade de son pays, est arrêté du jour au lendemain, victime d’une kompromat – un mot russe désignant un dossier bidon monté contre quelqu’un pour le faire tomber. Emprisonné, incarcéré puis placé sous surveillance, Yoann Barbereau parvient cependant à s’enfuir en parcourant des milliers de kilomètres, au nez et à la barbe des autorités russes.

    Voilà pour l’histoire. Une histoire que les médias français ont suivi et relaté après-coup et que le public a découvert, ahuri. Si vous souhaitez en savoir plus, faites donc un tour du côté de la remarquable émission d’Affaires sensibles sur France Inter.

    S’il n’y avait qu’une seule raison de lire le livre de Yoann Barbereau c’est bien celle-là : découvrir le complot incroyable d’un Français "presque" ordinaire (car Yoann Barbereau reste tout de même un homme assez peu commun, comme il en témoigne) pris dans un piège fomenté par des agents du FSB (l’ex-KGB), beaucoup plus pied-nickelés et stupides que l’image que l’on a de ces fonctionnaires, prêts à tout pour des motivations qui restent encore obscures. Yoann Barbereau le dit autrement, en prenant l’exemple du film des frères Cohen, Burn After Reading : "Les benêts ont enchaîné les décisions insensées sans jamais rien comprendre de la mécanique cruelle qu’ils alimentaient. Il n’y avait pourtant aucun enjeu, sinon celle des carrières et des opérations de surveillance farfelues."

    Un très grand ouvrage littéraire

    Le résultat de ce coup monté, ce fameux kompromat, a eu pour l’auteur des conséquences tragiques : arrestation, emprisonnement, prisons infâmes de la Russie, découverte des conditions de vie des détenus dont il partagera le sort souvent fraternellement (la "toussovka" des prisonniers), l’asile psychiatrique puis le bracelet électronique. À cela, il faut ajouter l’incompétence des fonctionnaires des affaires étrangères : Un précepte guide les hommes du Quai d’Orsay : "En toutes circonstances, penser d’abord à se couvrir". Une réflexion qui s’explique par la manière dont le fugitif français est accueilli à l’ambassade français de Moscou après son évasion.

    Nous sommes en Russie : autant dire que le témoignage de Barbeau nous renvoie à la période sombre de l’Union Soviétique, du Goulag, des réclusions arbitraires et des décisions arbitrales de fonctionnaires, qu’une citation d’Andreï Vychinski, le procureur de Staline, décrit ainsi : "Donnez-moi l’homme, je trouverai l’article de loi".

    Yoann Barbereau inscrit d’emblée son livre dans le sillon de la littérature des victimes de la Russie, qu’elle soit soviétique ou post-soviétique. Il cite abondamment ces écrivains qu’il admire, que ce soit Soljenitsyne, Tchekhov ou Boulgakov. Il faut le dire et le marteler :  Dans les Geôles de Sibérie est un très grand ouvrage littéraire, servi par des phrases tour à tour sèches, amples, élégantes et poétiques. Cet amoureux de la Sibérie et des hommes et ses femmes (on apprend d’ailleurs que l’auteur les a aimées avec passion, ce qui a été à la fois l’une des causes de sa perte mais aussi son salut), en parle comme peu d’écrivains avant lui, son ouvrage apparaissant pour le lecteur comme la première pierre plus que convaincante d’une œuvre littéraire à venir.

    Mieux qu’un témoignage sur un fait d’hiver ahurissant, Dans les Geôles de Sibérie peut se lire comme un cri d’amour pour ce pays. Il suffit pour cela de lire ce passage consacré au lac Baïkal : "Le lieu donnait son assentiment, le lac nous accordait la sainteté. Qu’il nous avalât la minute d’après était chose possible, mais pour l’heure les histrions prenaient place sur l’icône".

    Yoann Barbereau, Dans les Geôles de Sibérie, éd. Stock, 2020, 323 p.
    https://www.editions-stock.fr

    Voir aussi : "Chanter dans les forêts de Sibérie avec Jean-Baptiste Soulard"
    "RIP URSS"

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  • Anti fiction

    Avec La Famille Martin (éd. Gallimard), son dernier livre sorti à ce jour, David Foenkinos abandonnait la noirceur de ces précédents romans (Charlotte, Vers la beauté, Deux sœur) pour une comédie littéraire sous forme de fausse autofiction, mais moins comique et plus tendre que cet autre roman, Qui se souvient de David Foenkinos ?

    Pour La Famille Martin, il s’agit encore d’une histoire d’inspiration et de création littéraire dans laquelle la matière vivante et le quotidien sont appelés à la rescousse pour produire un nouveau livre. Sauf que le quotidien en question n’est pas celui de l’auteur et narrateur mais celui des autres, des inconnus, des voisins et des anonymes qui ont plus à raconter que ce que l'on veut bien dire :  "Je ne voulais surtout pas me laisser embarquer dans l'écriture d'un roman qui servirait d'arrosoir pour les fleurs d'une tombe. Je préférais me consacrer aux vivants", écrit-il.

    Pour le narrateur, ce nouveau travail littéraire commence donc dans la rue, et précisément en bas de son immeuble. Presque par jeu, David Foenkinos (du moins, sans doute le double de l’écrivain) s’adresse à la première personne qu’il croise : ce sera elle l’héroïne de son futur roman ! Il s’agit en l’occurrence d’une vieille dame tout à fait ordinaire. Une certaine Madeleine Tricot (un nom de famille des plus ordinaires, lui aussi). Ce faisant, cette dernière va lui ouvrir les portes de sa famille, les Martin.

    On aurait tort de prendre La Famille Martin comme une de ces autofictions dans lesquelles l’auteur a le beau rôle. En réalité, David Foenkinos fait du hasard une arme romanesque pour rendre hommage à ses contemporains que rien, a priori ne distingue des autres. Grave erreur : car en s’invitant dans cette famille, l’écrivain en manque d’inspiration es persuadé qu’il peut y trouver matière à un roman. Après tout, dit-il, non sans malice, "la narration vient en narrant". 

    Héroïsme quotidien

    Outre Madeleine, il y a, dans cette famille Martin, Valérie, une femme lassée par son quotidien et par un mari, Patrick, terne employé sur le point d’être convoqué par un directeur pervers narcissique avant, croit-il, un licenciement. À cela s’ajoutent les deux enfants, Lola et Jérémie, respectivement 17 et 15 ans. Toute cette petite famille va servir de matière vivante à ce futur livre.

    Dans ce voyage dans une famille française, David Foenkinos se met lui aussi en scène et se trouve également obligé de se confier sur sa propre vie. Juste retour d’ascenseur pour celui qui se fait enquêteur jusqu’à traquer des secrets de famille ou des amours restés cachés.

    Un trouble saisit le lecteur au sujet de l’odeur de vérité de ce roman, tout comme l’auteur peut en être embarrassé : "Le vrai paraît souvent improbable. J’avais peur de m’emparer du réel, et qu’on l’estime moins crédible que la fiction.  Je redoutais qu’on puisse ne pas croire, qu’on se dise que toute cette histoire était inventée." Ainsi, "soumis à la vie de [ses] personnages", David Foenkinos se met en scène, dans une série de mises en abîme, en train d’écrire sur ses personnages, de prendre des notes, de les mettre en perspective, de douter sur leur "intérêt" aussi. Non sans humour, l’écrivain s’imagine en Pasolini et dans la peau du visiteur de Théorème, "la perversion et les rapports sexuels en moins", précise-t-il quand même.

    On pourrait presque en oublier David Foenkinos, obsédé qu'il est par son envie de saisir le romanesque de ces personnages de la vraie vie, les Martin. Sauf qu'il finit par devenir à la fois spectateur de la vie de cette famille et lui-même protagoniste de sa propre histoire, qu’il choisit de ne pas enjoliver. En se mettant en retrait et en s’effaçant comme il le fait lors du voyage de Madeleine en Californie, l’auteur finit par rendre à ces Martin toute leur folie et même leur héroïsme quotidien.

    David Foenikinos, La Famille Martin, éd. Gallimard, 2020, 226 p.  
    https://www.facebook.com/david.foenkinos
    http://www.gallimard.fr
    @DavidFoenkinos

    Voir aussi : "David Foenkinos, son œuvre"
    "À la recherche de l’idée perdue"

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  • Sauvage !

    Une chanson française revigorée grâce au passage par le hip hop et la pop : telle était l’ambition d’Aloïse Sauvage pour son premier album Dévorantes, sorti il y a un an et demi. Pari réussi pour cet opus servi par des textes précis, âpres et riches. Grâce à lui, Aloïse Sauvage a obtenu une reconnaissance des professionnels et du public ainsi qu'une nomination aux Victoires 2020 dans la catégorie Révélation Scène.

    Dévorantes, qui se déguste avec plaisir et aussi surprise, est un album que l’on imagine personnel : la chanteuse y déverse ses cris et ses combats intérieurs, à commencer par le morceau qui ouvre l’opus, "Et cette tristesse / Qui traîne, espèce / De petite peste / Laisse-moi espérer / Que ça va aller"). L’aspect autobiographique est revendiquée par l’artiste qui a fait de Dévorantes une œuvre autant personnelle qu’engagée : "Quel étrange besoin de prendre le mégaphone / Pour exposer au monde ce qui me rend méga down", chante-t-elle avec une joie communicative ("Méga Down").

    Les messages d’Aloïse Sauvage sont celles de l’acceptation des autres et de soi-même. En un  mot : assumer : "Et Jimy va bien / Car Jimy sait que désormais / Elle ira loin aux côtés de celle qu'elle a choisie" ("Jimy"). C’est aussi le thème du titre qui donne son nom à l’album, une vraie confession, entre hip hop et slam : " Moi, j'ai envie de toi, t'as envie de moi / J'ai pas compris que, toi, tu voulais bien" (Dévorantes).

    À l’instar d’"Omowi", grâce à des textes d’une force poétique incroyable ("Offrez sa tête au roi, / Faites en ce que vous voulez, / Vous n’la connaissez pas, / La reine veut la dévorer"), Aloïse Sauvage se fait la chantre des sexualités assumées, et non sans un humour ravageur : "Tu veux nous orienter ? / C’est gentil de proposer, / Sans vouloir t’offenser, / Va te faire enculer". Son cri de combattante est aussi un cri d’amour : "Les PD sont beaux, j’ai osé rêver / Que tout le monde le voyait… / OMOWI / L’arc-en-ciel brandi, / T’es superbe vas-y".  

    "OMOWI / L’arc-en-ciel brandi, / T’es superbe vas-y"

    En parlant d’amour, c’est une superbe déclaration enflammée autant que sensuelle que propose "À l’horizontale", sans doute le meilleur morceau de l’album, à écouter et réécouter : "Avec toi j'ai tout mon temps / Les bras m'en tombent / Mais tantôt je ne dis rien car ça me va bien / D'être envoûtée par tes tentacules / J'ai pas de fascicule / Pour savoir comment m'adonner à cette sainte donation/ De nos corps entremêlés faudrait-il faire attention".

    Dévorantes est un album libératoire à plus d’un titre où la soif de liberté et le besoin de s’assumer est inscrit dans chaque note et chaque morceau, ce qui ne n’empêche par l’artiste de cacher les blessures et les risques de ces combats : "Et si je lâche, que reste-t-il? / Je dois choisir pour ne pas chuter / Mais tellement difficile pour moi / De me restreindre pour mieux tout vivre" ("Feux verts"). Finalement, la récompense de tout cela est tout simplement l'amour ("Si on s’aime") qu’elle chante avec une très grande justesse : "Est-ce qu'on s'aimera encore / Toute la vie ? / Même quand on ne s'aimera plus / Dis-le-moi, oui".

    Aloïse Sauvage, engagée, hypersensible, combattante et musicienne à l’univers déjà bien installé, devient dans le touchant "Papa" cette fille tendant la main vers son père pour renouer un dialogue que l’on devine coupé en raison des choix personnels de l'artiste que lui n'a pas compris : "Je m'évertue à croire que tu vas oser / Revenir un jour enfin bien décidé / À balayer ce passé un peu sombre / À m'enlacer fièrement et sans attente."

    Musicalement, Aloïse Sauvage a composé un album où se mêlent chanson française, rythmes rap ("Et cette tristesse"), pop-rock ("À l’horizontale", "Papa", "Tumeur"), électro ("Toute la vie"), funk ("Si on s’aime") ou encore reggae (l’irrésistible "Méga Down" ou "Feux verts"). La magie vient, singulièrement, de la très grande cohérence de ce premier opus, passionnant de bout en bout et musicalement d’une très grande richesse. Avec des artistes comme Aloïse Sauvage, la chanson française a de beaux jours devant elle.

    Aloïse Sauvage, Dévorantes, Initial Artist Services, 2020
    https://aloisesauvage.store
    https://www.facebook.com/aloisesauvage
    @AloiseSauvage

    Voir aussi : "L’Yelle du Verseau"
    "Clou en plein cœur"

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