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Histoire - Page 9

  • Exclusivité Bla Bla Blog | Leonard Adreon : "Je suis préoccupé par la situation en Corée"

    Les récits de guerres sont nombreux, beaucoup moins ceux concernant la Guerre de Corée (1950-1953), un conflit oublié et pourtant fondamental dans l’histoire de la Guerre froide. La Guerre de Corée prend une résonance particulière aujourd’hui avec la crise nord-coréenne et les tensions entre le Président américain Donald Trump et le dictateur nord-coréen Kim Jong-un.

    Leonard Adreon, ancien lobbyiste puis conseiller auprès de Ronald Reagan, est l’auteur d’un récit sur son passé de soldat pendant la guerre de Corée : Hilltop Doc (éd. BookBaby, non-traduit en français).

    Leonard Adreon a vécu certains des pires carnages de la guerre de Corée mais aussi des moments plein d'humanité. Sa description saisissante donne vie à la guerre entre l'armée chinoise et les Marines américains, au cours de batailles faisant rage pour la conquête de collines en Corée. Aide-soignant dans les Marines, Leonard Adreon raconte son histoire, celle d'un jeune homme de Saint-Louis sans expérience médicale mais chargé de sauver des vies au milieu du chaos sanglant de la guerre. Il décrit des scènes sinistres, bouleversantes et parfois comiques des champs de bataille, avec sa propre histoire en arrière-fond – qui est aussi celle de ses erreurs et des vicissitudes de l'armée qui l'ont fait atterrir sur le 38e parallèle.

    Leonard Adreon a accepté de répondre à nos questions. Il nous parle de son expérience de vétéran, nous livre sa vision de la crise nord-coréenne et propose des leçons à tirer de la guerre à laquelle il a participé.

    Bla Bla Blog : Pensez-vous que la Guerre de Corée soit une "guerre oubliée" ?
    Leonard Adreon : Oui, la guerre de Corée est une guerre oubliée. Elle était coincée entre la monumentale seconde guerre mondiale et la tragique guerre controversée du Vietnam. Elle a commencé sur le 38e parallèle et s'est terminée sur le 38e parallèle. La perception en Amérique est qu’elle avait lieu au milieu de nulle part et qu’elle n’a rien changé. Les 50 millions de personnes qui ont été sauvées en Corée du Sud seraient en désaccord avec cette perception.
    BBB : Cette guerre est inconnue par une majorité de Français. Et les Américains ?
    LA : Ma précédente déclaration répond à cette question sur la méconnaissance de cette guerre par les Américains.
    BBB : Pourquoi êtes-vous allé à la guerre ? Quel âge aviez-vous ? Le regrettez-vous aujourd’hui ?
    LA : J'ai été enrôlé à l'âge de 17 ans en 1944. J’ai rejoint les réserves, avant d’être libéré de mes obligations. Puis, j’ai été remobilisé en 1950 lorsque la guerre de Corée a commencé.
    BBB : Vous parlez dans votre livre de la Dog Company (Compagnie des Chiens) Qu'est-ce que la Dog Company ?
    LA : Les compagnies marines étaient désignées par des lettres. Ma compagnie était la compagnie D. Elles étaient ensuite surnommées à partir de ces lettres : Able, Baker, Charlie, Dog, et Easy, etc.
    BBB : Sur quels champs de bataille avez-vous été ?
    LA : Les champs de bataille étaient les collines et les vallées autour du 38e parallèle.
    BBB : Pourquoi avoir attendu 60 ans pour raconter votre histoire, et pourquoi avez vous décider de parler maintenant ?
    LA : J'ai attendu plus de 60 ans parce que quand j'ai quitté la Corée, moi et les membres de mon peloton avons décidé que nous allions mettre l'expérience coréenne derrière nous et passer à autre chose dans nos vies quand nous retournerions à la maison et si nous y pouvions y retourner. J'ai décidé de parler maintenant parce que ma mémoire est claire et précise sur ce qui s'était passé. Par ailleurs, la faculté de l'Université Washington de Saint Louis, où j’exerce dans le cadre de cours d'écriture, a découvert que j'avais fait la guerre et m'a encouragé à écrire un livre.
    BBB : Quels camarades et amis proches avez-vous perdu là-bas ? Qu'aimeriez-vous leur dire aujourd'hui ?
    LA : J'ai perdu un certain nombre de camarades de Marines très proches. Je parle d’eux dans Hilltop Doc. Je voudrais leur dire qu'après un long silence, j'ai écrit ce livre pour les honorer et que je penserai à eux jusqu'à ma mort.
    BBB : Pouvez-vous nous parler d'un événement en Corée qui vous a particulièrement touché ?
    LA : Dans le prologue du livre, je fais référence à Big Mike, un Marine de carrière qui avait survécu aux affreuses batailles d'Iwo Jima [février-mars 1945] pour finalement perdre la vie sur une colline en Corée. Il a succombé après que ses instincts affûtés m’aient sauvé de la mort moi et son équipe de pompiers à cause d’une grenade chinoise. Par la suite, je n'ai pas réussi à le sauver. Je l'ai porté en bas de la colline et j'ai aidé à charger son corps sur un camion, avant son long voyage de retour. Je lui devais ma vie. Cela m’a profondément affecté.
    BBB : Êtes-vous retourné en Corée après la fin de la guerre ?
    LA : Non, je ne suis pas retourné en Corée.
    BBB : Avez-vous parlé à vos enfants de votre expérience de soldat ?
    LA : Mes filles en ont entendu parler quand j'ai commencé à écrire ce livre.
    BBB : Qu'aimeriez-vous dire à vos petits-enfants au sujet de votre expérience militaire ?
    LA : Je veux dire à mes six petits-enfants que la guerre est le pire des règlements lorsqu’il y a un différend entre parties. S'ils lisent Hilltop Doc, ils devraient comprendre le message.
    BBB : Est-ce que la situation en Corée vous inquiète ? Pourquoi ?
    LA : Je suis préoccupé par la situation aujourd'hui. À moins que la Chine n'intervienne et que Kim Jon-un abandonne son programme nucléaire en échange d'une garantie de survie de la Corée du Nord, la menace d'une conflagration majeure risque de tuer beaucoup de personnes en Corée du Nord, en Corée du Sud et dans de nombreux endroits d’Asie du Sud-Est, sans compter aux États-Unis.
    BBB : Pensez-vous que nous pouvons revivre aujourd'hui ce qui s'est passé il y a 60 ans ?
    LA : Nous ne pouvons pas revivre ce qui s'est passé il y a 60 ans, mais nous pouvons comprendre cet événement. En tout cas, c’est ce que mon livre tente de faire.
    BBB : Si vous pouviez conseiller le président Trump, que lui diriez-vous ?
    LA : J'espère que le président Trump épuisera toutes les possibilités de faire pression sur Kim Jong-un, probablement via la Chine, pour mettre un terme à ses programmes nucléaires potentiellement désastreux. Si la Chine ne peut ou ne veut pas le faire, le président devrait chercher un changement de régime. Attaquer la Corée du Nord est un dernier recours désespéré.
    BBB : Si vous pouviez dire quelque chose au président français Emmanuel Macron au sujet de la guerre de Corée et de la Corée de Kim Jong, qu'est-ce que ce serait ?
    LA : J'espère que le président français se joindra à d'autres pays du monde pour forcer la Corée du Nord à cesser ses programmes nucléaires intercontinentaux.
    BBB : Comment pouvons-nous mieux aider les anciens combattants de la guerre de Corée et et des autres guerres ?
    LA : Les vétérans de la guerre de Corée diminuent en nombre. Je pense que la meilleure chose que nous pouvons faire est de les honorer pour leur service en se souvenant de cette guerre oubliée. Les vétérans, vivants et morts, comme les victimes de la guerre, méritent de ne pas être oubliés et d’être respectés.
    BBB : Merci pour vos réponses, Leonard Adreon.

    The books about wars are numerous, much less those concerning the Korean War (1950-1953), a conflict that is fundamental in the history of the Cold War. We are talking today about this war forgotten because of the North Korean crisis and the tensions between US President Donald Trump and North Korean dictator Kim Jong-un.

    Leonard Adreon, a former lobbyist and Ronald Reagan advisor, is the author of a story about his past as a soldier during the Korean War: Hilltop Doc (BookBaby).

    As a Marine corpsman, Leonard Adreon saw some of the worst of the Korean War’s carnage and the best of its humanity. His gripping description brings to life the war between the Chinese army and the U.S. Marines as they battled to take the high ground. As a corpsman, Adreon tells the story from the unique perspective of a young man from St. Louis, with no medical background, thrown into the role of saving lives amid the war’s violence. He leavens the grim, emotional, and sometimes ironic battlefield scenes with his background story – of how his own mistakes and the military’s bumbling landed him at Korea’s 38th Parallel.

    Leonard Adreon accepted to answer our questions. He talks about his experience as a veteran, tells us his vision of the North Korean crisis and gives some lessons after his military past in Korea.

    Bla Bla Blog: Do you think that the Korean War is a “Forgotten War” ?
    Leonard Adreon: The Korean War is a forgotten war. It was squeezed in between the monumental WW 2 and the tragic, controversial Viet Nam War. It started at the 38th Parallel and ended at the 38th Parallel. The perception in America was that it went nowhere and accomplished nothing. The 50 million people of South Korea who were saved would disagree with that perception.
    BBB: This war is unknown by a majority of French. What about the Americans?
    LA: My statement above answers the question about American’s knowledge of the war.
    BBB: Why did you go to war?" How old were you ? Do you regret it?
    LA: I was drafted at age 17 in 1944. Joined the reserves when released from service and called back in 1950 when the Korean War began.
    BBB: You're talking about the Dog Company (Chapter 15) What is the Dog Company?
    LA: Marine companies were designated by letters. My company was D Company. Companies were called Able, Baker, Charlie, Dog, and Easy etc.
    BBB: On what battlefield have you been?
    LA: The battlefields were the hills and valleys in the area of the 38th Parallel.
    BBB : Why do you waited 60 years to tell tour story, and why do you decide to speak now?
    LA : I waited more than 60 years because when I left Korea the members of my platoon decided that we were going to put the Korean experience behind us and move on with our lives when and if we made it home. I decided to speak now because my memory was vivid and clear about what happened and the faculty of Washington University of St. Louis, where I facilitate writing classes, discovered that I was in the war and urged me to write a book.
    leonard adreon,guerre de corée,corée du nord,corée du sud,emmanuel macron,donald trumpBBB : What companions and close friends have you lost there? What would you like to tell them today?
    LA : I lost a number of close Marine buddies and I have written about them in Hilltop Doc. I would like to tell them that, after a long delay, I wrote a book to honor them and that I will think of them until I die.
    BBB : Can you tell us about an event in Korea that particularly affected you?
    LA : In the prologue of the book I make reference to Big Mike, a career Marine who had survived the horrible battles of Iwo Jima [february-march 1945] only to loose his life on a hillside in Korea. He lost his life after his quick instincts saved me and his fire team from death by a Chinese grenade. After I was unsuccessful in saving him, I carried him down the hill and helped load his body on a truck to start his long journey home. I owed him my life. It had a profound effect on me.
    BBB : Did you return to Korea after the end of the war?
    LA : I did not return to Korea.
    BBB: Have you talked to your children about your experience as a soldier?
    LA: My daughters heard from me about it when I proceeded to write the book.
    BBB: What would you like to tell your grandchildren about your military experience?
    LA : I tell my 6 grandchildren that war is worse alternative to settling disputes between people. If they read Hilltop Doc they will get the message.
    BBB : Does the situation in Korea worry you? Why ?
    LA : I am concerned about the situation today. Unless China steps in and causes Kim Jon-Un to give up its nuclear program in exchange for a guarantee by China of North Korea’s survival, there is a serious danger of a major conflagration that will kill many in North Korea, South Korea and, possibly, in many places in Southeast Asia and the United States.
    BBB : Do you think that we can relive today what happened 60 years ago?
    LA : We can’t relive what happened 60 years ago, but we can understand it which is what my book attempts to do.
    BBB : If you could advise President Trump, what would you tell him?
    LA : I hope President Trump will exhaust all possibilities of pressuring Kim Jong-Un, probably via China, to discontinue his potentially disastrous nuclear programs. If China can’t or won’t do it, the President should seek regime change. Attacking North Korea is a desperate last resort.
    BBB : If you could say something to french President Emmanuel Macron about the Korean War and the Korea of Kim Jong un, what would that be?
    LA : I hope the French President will join with other world nations to force North Korea to cease its intercontinental nuclear programs.
    BBB : How we can better serve veterans of the Korean War and beyond?
    LA : The veterans of the Korean War are diminishing in numbers. I think the best thing we can do is to honor them for their service by remembering the forgotten war. The veterans, living and dead, and the casualties of the war deserve to be remembered and appreciated.
    BBB : Thank you for your answers, Leonard Adreon.

    Leonard Adreon, Hilltop Doc:
    A Marine Corpsman Fighting Through the Mud and Blood
    of the Korean War
    , BookBaby, 244p. 2017

    http://www.hilltopdoc.com

  • Qu’est-ce que le fascisme ?

    Dans son essai Reconnaître le Fascisme (éd. Grasset), Umberto Eco écrit ceci : "L’Ur-fascisme est toujours autour de nous, parfois en civil. Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire « Je veux rouvrir Aushwitz ». Hélas, la vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes."

    Fruit d’un discours tenu à l’Université de Columbia en 1995, avant d’être publié en anglais puis en italien, Reconnaître le Fascisme est un opuscule qui a le mérite de mettre à plat quelques vérités sur une idéologie plus moderne – hélas ! – que jamais. Encore qu’idéologie n’est pas le terme approprié. Comme le dit Umberto Eco, "le mot fascisme [est] devenu une synecdoque, la dénomination pars pro toto de mouvements totalitaires différents."

    Alors, qu’est-ce sur le fascisme ? L’intellectuel italien rappelle qu’il a des origines et une histoire bien connues : l’Italie mussolinienne née en 1922 avec la Marche sur Rome et morte dans les décombres de la seconde guerre mondiale en avril 1945. Ce fascisme initial, dit l’auteur, "offrit ensuite à tous les mouvements analogues une sorte d’archétype commun." Le fascisme italien, le nazisme ou le franquisme ont des différences notables qui les rend bien identifiables. Cependant, ajoute Umberto Eco, "Le fascisme s’adapte à tout parce que même si l’on élimine d’un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. Enlevez lui l’impérialisme et vous aurez Franco ou Salazar ; enlevez le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique..."

    Umberto Eco en vient à définir un "fascisme primitif et éternel", qu’il nomme l’Ur-fascisme, commun à des mouvements politiques hétéroclites. Ces archétypes sont au nombre de 14 : le culte de la tradition, le refus du modernisme, le culte de l’action pour l’action ("Penser est une forme d’émasculation"), le refus de toute critique, la recherche du consensus (et "la peur de la différence"), l’appel aux classes moyennes frustrées, le nationalisme et l’obsession du complot, "les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la force de l’ennemi", la recherche d’une guerre permanente contre un ennemi intérieur et extérieur, l’élitisme, le culte de l’héroïsme, le rôle important du sexe et du machisme, le "populisme qualitatif" et l’utilisation d’une "novlangue."

    Avec concision, clarté et un sens de l’engagement louable, l’intellectuel italien, décédé l’an dernier, dresse le portrait d’un danger, avançant souvent masqué. Umberto Eco entend ainsi "rediaboliser" des partis et des mouvements tentés par la respectabilité : "Notre devoir est de démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes – chaque jour, dans chaque partie du monde."

    Umberto Eco, Reconnaître le Fascisme, éd. Grasset, 2017, 52 p.
    "Umberto Eco, un mélange"
    Narjas Zatat, "A philosopher listed the 13 most common features of fascism -
    How many do you recognise?"

  • Deux jeunes filles en fleur à l'orée du siècle

    On a, en France, un rapport passionné avec l'histoire, et s'il est un domaine littéraire qui suscite de l'engouement, c'est bien celui du roman historique.

    Catherine Armessen, que nous aimons sur Bla Bla Blog, vient de sortir son dernier ouvrage, Les Jumelles de Vernajoul (éd. Les Passagères). Ce roman devrait ravir les amateurs d'un genre ayant ses inconditionnels.

    Pour construire "ses" jumelles, Antoinette et Élise, l'auteure s'est inspirée d'une aïeule, prénommée Élise – mais qui n'avait pas de sœur jumelle – et qui a tenu un journal de 1898 à 1920. Cet écrit a servi de matière première à Catherine Armessen pour bâtir une histoire qui nous fait revivre les premières années du XXe siècle.

    Deux bébés sont séparés à leur naissance après le décès de leur jeune mère et de son amant. Elles sont adoptées et vivent éloignées, sans rien connaître de leurs origines. À l'âge de seize ans, leur chemin se croisent dans l'Ariège, à quelques kilomètres du village de leur mère naturelle. Les adolescentes se découvrent sœurs jumelles et finissent par ne plus se séparer.

    À l'orée du siècle, au temps de la Belle Époque finissante, de la loi de séparation de l’Église et de l’État, de la première guerre mondiale, du développement de la médecine (un domaine que l'auteure connaît bien), du modernisme en art, de Guillaume Apollinaire ou de Marcel Proust, les deux jeunes filles en fleur auront besoin l'une de l'autre pour affronter les tourments de ces années de braise et de sang : les traditions sclérosées, les amours contrariés voire interdits par la société, les rivalités de tout genre et surtout la Grande Guerre.

    Dans ce roman d'apprentissage, les jumelles vont traverser une période charnière de notre pays : les tueries de la guerre 14-18, l'émancipation naissante des femmes, les années folles ou le jazz venu des États-Unis, dans une France encore bercée par des traditions multiséculaires, celle des rosaires, des mariages de convenance, du machisme et du patriotisme.

    Ces deux mondes opposés sont réconciliés par Catherine Armessen, sous les traits de deux jeunes filles en fleur.

    Catherine Armessen, Les Jumelles de Vernajoul, éd. Les Passagères, 2016, 305 p.
    http://www.catherine-armessen.fr

  • Rumford, génie et bienfaiteur, détesté et oublié

    rumford,sartoriIl y a un mystère Rumford.

    Comment Benjamin Thompson, obscur fils de fermier américain dans ce qui était alors les colonies anglaises, devenu par la suite Comte Rumford – le seul noble américain –, avec une carrière politique et scientifique hors du commun dans la vieille Europe, a-t-il pu tomber dans un oubli largement immérité ? Regardez la maigre page Wikipédia qui lui est consacré et vous en aurez une illustration frappante. C’est cette injustice que se propose de réparer Eric Sartori, dans une passionnante biographie du comte Rumford, aux éditions de la Bisquine.

    Les premières années du jeune Benjamin Thompson ressemblent à celle d’un ambitieux, un self-made-man comme les Américains en raffolent : le jeune homme se trouve orphelin très jeune, vivote grâce à de petits emplois et s’accroche à une ambition inébranlable comme à des capacités intellectuelles hors du commun. Très vite, il se passionne pour les expériences scientifiques – nous sommes encore en plein Siècle des Lumières – avant de commencer une carrière de modeste enseignant.

    Un mariage de circonstance avec la veuve d’un grand propriétaire terrien américain permet au jeune homme de rencontrer le gouverneur anglais Wentworth avec qui il sympathise. Le modeste Thompson se voit proposer un poste de major dans une milice du New Hampshire. Cet événement est le premier exemple de la capacité du futur comte Rumford à s’attirer des ennemis. Car, non-content de s’attirer la jalousie de miliciens expérimentés, cette nomination dans l’armée anglaise le condamne aux yeux des insurgés américains en lutte pour l'indépendance américaine : Benjamin Thompson assume son patriotisme à la couronne britannique jusqu’à se faire espion – grâce notamment à des inventions scientifiques que n’aurait pas renié Q, cher à James Bond !

    Les indépendantistes américains ne pardonneront jamais à Thomson ce choix de soutenir le colonisateur britannique. En 1814, après son décès, l’université de Harvard n’acceptera son leg qu’à contrecœur, et que parce que le héros français des jeunes Etats-Unis, le général La Fayette, l’avait demandé... Cette rancune tenace contre Rumford ne sera pas la dernière inimitié de cet homme décidément peu aimé et insaisissable.

    En 1776, dans les colonies américaines la situation est intenable pour les partisans anglais et Thompson rejoint "sa Patrie", Londres. Par la même occasion, il se fait anoblir, est élevé au rang de colonel et obtient du roi George III une mission en Bavière, dans un rôle qui lui va à merveille : l’espionnage – encore. Mais la carrière de Thompson connaît un nouveau virage : le Foreign Office découvre qu’au fur et à mesure qu’il côtoie le duc-électeur bavarois Charles Théodore, les rapports de l'espion britannique deviennent de plus en plus faméliques. 

    Est-ce par opportunisme du colonel Thompson ou parce que la noblesse anglaise a pris de haut ce roturier américain ? En tout état de cause, c’est auprès de l’ennemi que le futur Comte Rumford propose ses services. L’électeur de Bavière le charge de réorganiser son armée, ce que ce dernier accomplit avec zèle et surtout méthode scientifique. La nourriture et l’habillement des soldats étaient des gouffres financiers : l’ancien espion britannique imagine l’institution de jardins militaires et étudie la conductivité thermique des vêtements pour imaginer des tissus plus efficaces et plus isolants. Cette première mission inaugure plus de dix ans d’activités politico-scientifiques en Bavière. À partir de 1788, il invente, dans un pays dans lequel il a été parachuté par la royauté anglaise, le concept de complexe militaro-industriel : écoles militaires, habillements gratuits, augmentation des soldes et création de manufactures gérées par l'armée sont pensées et appliquées avec une audace sans pareil pour l’époque. Que l’on pense à ce 1er janvier 1790 au cours duquel il fit rafler tous les mendiants de Munich afin de les faire travailler dans un atelier militaire contre une vie plus douce (nourriture, logement et soins) : "Rendre les pauvres heureux avant de les rendre vertueux, au lieu de leur prêcher la vertu en espérant que leur sort s’améliorera." Preuve de son pragmatisme autant que de son attention pour la population, il créé à Munich un jardin anglais, premier exemple de parc public installé au cœur des villes qui assoit encore plus la popularité de l’ancien espion britannique.

    Apprécié de son protecteur Charles Théodore, méprisé par la cour bavaroise et populaire auprès de la population, celui qui est devenu le Comte de Rumford en 1792 bâtit sa légende de scientifique expérimental doublé d’un sens de la philanthropie exceptionnel – malgré son caractère égocentrique et ses attitudes dures et cassantes lorsqu’il est en société. Un paradoxe vivant, s'il en est !

    La nutrition est au cœur des premières expériences de Rumford qui s’attache à vouloir nourrir la population militaire mais aussi civile au moindre coût. Il met au point ce qui restera comme une de ses idées de génie : la fameuse "soupe à la Rumford", un repas chaud préparée de manière industrielle et composée d’orge, de pois et de pommes de terre et qui, précise Eric Sartori contribua à faire disparaître la famine dans les États allemands.

    rumford,sartoriAprès la découverte des courants de convection, celui qui est devenu Major-Général puis ministre de la guerre en Bavière, s’attache à travailler sur la chaleur et le meilleur moyen de se chauffer et de cuisiner. On lui doit l’invention des cuisines modernes, "avec son feu enfermé dans un four clos, son ouverture frontale et ses réchauds sur la plaque supérieure du four" : une véritable révolution bientôt généralisée en Bavière puis en Europe dans les hôpitaux, les orphelinats puis chez quelques riches particuliers. On lui doit aussi, précise l’auteur, de multiples inventions : des fours, la cuisine sous pression, les premières cocottes-minutes et sans oublier, vers la fin de sa vie… la cafetière à filtre. Dans son essai, Eric Sartori développe les expérimentations incessantes de ce scientifique hors-norme, sur la lumière mais aussi – de nouveau – sur la chaleur.

    Thompson revient à Londres en 1795, avec une réputation de traître qui l’emporte sur celle de scientifique doué et très investi. Rumford garde cependant une foi inébranlable dans son désir de "traquer l’inefficacité, la misère, la maladie, les injustices sociales et d’appliquer la science à l’amélioration de la société pour tous." Fort de cet état d’esprit, il met au point un nouveau type de cheminées, basées sur sa théorie des courants de convection : gorge étroite, corniche séparant l’air chaud ascendant de l’air froid descendant et invention du rabat. Une telle invention était fondamentale pour économiser 50 à 60 % des combustibles et contribuer à libérer Londres du smog. La cheminée Rumford fait des émules.

    Ce dernier lance dans la foulée deux prix scientifiques dotés de sommes d’argent : la médaille Rumford décerné en Angleterre par la Royal Society et – pas rancunier – le Prix Rumford délivré par l’American Academy for Arts and Science.

    La dernière partie de l’existence du Comte américain est marqué par l’affirmation d’une ambition politique autant que l’institutionnalisation de ses idées pour la diffusion des sciences et l’enseignement des connaissances scientifiques. Il fonde en 1799 la Royal Institution, concurrente de la Royal Society, jugée "trop mondaine." Rumford fait face à cette époque à une vive controverse : celle des brevets. Obsédé par une science éclairée au service de la société, l’inventeur de ses célèbres "soupes" est, contrairement à James Watt, pour l’utilisation publique des inventions – y compris des siennes : Eric Sartori se demande, non sans pertinence, si Rumford ne serait pas un précurseur de l’"open source"). Le fondateur de la Royal Institution embauche pour des conférences de futurs grands noms : Thomas Young, Humphry Davy ou Faraday.

    Les dernières années de sa vie, Rumford les passe en France où il reçoit l’accueil enthousiaste de Napoléon et de ses homologues scientifiques français : Laplace, Berthollet, Fourcroy et Lagrange. Le comte américain apprécie la vie parisienne, se marie avec la veuve de Lavoisier avant de s’en séparer. La gloire vient de l’Institut où Rumford présente une série de travaux, tout en continuant ses expérimentations : les lampes Rumford, l’invention du chauffage central, ses observations sur le verre dépoli et la conception du café-filtre. 

    Décédé en 1814, le scientifique reçoit une foule d’hommage de ses contemporains, des plus élogieux aux plus ambigus : "Honoré des Français et des étrangers, estimé des amis des sciences, partageant leurs travaux, aidant de son avis jusqu’aux moindres artisans, gratifiant noblement le public de tout ce qu’il inventait chaque jour d’utile" dit de lui Cuvier, avant d’ajouter dans son "curieux" hommage posthume : "C’était sans les aimer et les estimer qu’il avait rendu tous ses services à ses semblables." En un mot, un un philanthrope misanthrope.  

    La réputation exécrable de Rumford pourrait expliquer le relatif oubli dans lequel est tombé un homme des Lumières : un être froid, calculateur, dépourvu d’humour, égoïste, snob, "la personnalité la plus détestable de l’histoire des sciences depuis Newton." Rien que ça.

    L'essai d'Eric Sartori est d'un intérêt indéniable. Sans faire l'impasse sur les écarts et les défauts de Benjamin Thompson, il convient que les apports scientifiques et la vie aventurière de cet homme soit redécouverts : "Thomas Jefferson, Benjamin Franklin et le Comte Rumford sont les trois plus grands esprits que l’Amérique ait produits" disait de lui Franklin D. Roosevelt.

    Eric Sartori, Rumford, Le scandaleux Bienfaiteur d’Harvard
    éd. De la Bisquine, 2016, 334 p.

  • Assassin’s Creed : quand les historiens s'en mêlent

    vcsPRAsset_3226805_64929_b4d4fe5a-f9c4-427f-85b2-2ea7af09db32_0.PNGScience & Vie Junior tire les leçons d’Histoire d’Assassin’s Creed. Pour son dernier hors-série, la rédaction du magazine de vulgarisation scientifique s’est plongé dans l’univers d’Assassin’s Creed, pour analyser l’Histoire et ses périodes à travers ce jeu, qui tend à devenir mythique.

    En effet Ubisoft, l’éditeur du jeu, met énormément de soin à reconstituer des moments clés de  l’Histoire, des personnages du passé et surtout des villes entières dans l’état où elles étaient il y 100, 200 ou 800 ans.

    Ce hors-série de 100 pages met en avant les 6 périodes de l’Histoire présentes dans le jeu, en répondant à des questions de science et d’Histoire. Notamment grâce à des parallèles entre la réalité et le jeu. Comme le dossier de 8 pages, pour lequel la rédaction de Science & Vie Junior a traduit scientifiquement le Saut de l’Ange, ce saut mythique des personnages principaux d’Assassin’s Creed.

    Vendu à près de 100 millions d’exemplaires ce jeu est omniprésent dans la vie des adolescents du monde entier, qu'ils soient gamers ou non.

    Assassin's Creed aura également sa version cinéma, avec la sortie du film à la fin de l'année.

    Science & Vie Junior, hors-série Les leçons d'histoire d'Assassin’s Creed, novembre 2016

  • Nous, Sapiens

    Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Tel est en résumé le sujet de Sapiens, best-seller de Yuval Noah Harari.

    Cet essai spectaculaire de plus de 500 pages avait tout pour rebuter n’importe quel lecteur ; contre toute attente, il est devenu un phénomène éditorial traduit en une trentaine de langues et vendu à des millions d’exemplaires dans le monde.

    Professeur d’histoire à l’Université Hébraïque de Jérusalem, Harari retrace avec pertinence, érudition, concision et limpidité l’histoire de Sapiens, notre espèce, en vérité le règne le plus étrange du monde animal.

    De l’aube de l’humanité à l’ère actuelle des biotechnologies, en passant par les pyramides d’Égypte, la conquête des Amériques et les premiers pas sur la lune, Harari explique comment ce qui n’était qu’une espèce parmi d’autres est parvenue à s’imposer sur les autres Homo (Homo neanderthalis, Homo erectus, Homo soloensis ou Homo floresiensis) au point de conquérir la surface de la terre, puis soumettre voire annihiler les autres êtres vivants. Étrange paradoxe, nous dit l’auteur, pour un "animal" a priori faible et marginal : "Tout récemment encore, le genre Homo se situait au milieu de la chaîne alimentaire… Voici 400 000 ans seulement que plusieurs espèces d’homme ont commencé à chasser régulièrement le gros gibier ; et 100 000 ans seulement, avec l’essor de l’Homo sapiens, que l’homme s’est hissé au sommet de la chaîne alimentaire."

    Comment cette domination a-t-elle eu lieu ? À l’instar de son tableau général de l’ère préhistorique, il choisit de prendre de la hauteur pour brosser le règne de Sapiens. Ce qui l’intéresse n’est pas l’histoire des conflits, des souverains ou des faits historiques mais les grands mouvements qui ont modelé l’espèce humaine.

    Yuval Noah Harari s’arrête sur les révolutions qui ont jalonné et façonné le règne de Sapiens. La révolution cognitive, tout d’abord, il y a 70 000 à 30 000 ans. Elle a permis de nouveaux moyens de penser et de communiquer : "Homo sapiens a pu dominer la planète grâce au commérage." L’auteur s’arrête longuement sur la plus troublante et fantastique invention de notre espèce : la "construction de réalités imaginaires", ces réalités intersubjectives qui n’existent que parce que tout le monde y croit (religions, nationalismes, États, droits de l’homme, et cetera).

    Harari consacre un long développement à une autre révolution controversée : la révolution agricole, il y a environ 10 000 ans. Bienfait ou désastre ? Harari est sévère, allant jusqu’à comparer la période dangereuse mais insouciante des chasseurs-cueilleurs (les anciens "fourrageurs") avec le "piège" de l’esclavagisme agricole et son corollaire, la domination cruelle du règne animal. "La plus grande escroquerie de l’histoire" juge l’auteur, mais aussi un événement socio-économique ayant posé les bases de la domination humaine sur la nature : sédentarisation, création des premiers villages puis des premières civilisations et empires, réseaux d’échanges, commerce, création des monnaies puis de l’argent, naissance de l’économie puis de l’écriture.

    Harari consacre ensuite une part importante de son essai à la troisième grande révolution de Sapiens : la révolution scientifique, depuis la conquête des Amériques il y a 500 ans jusqu’aux dernières évolutions génétiques, robotiques et informatiques.

    Les grands empires, les religions puis l’argent ont été les principaux socles de l’unification du genre humain, pour le meilleur et pour le pire, dit en substance Yuval Noah Harari. Cette unification lui semble d’ailleurs inéluctable pour les prochains siècles.

    Histoire, philosophie, sciences dures ou psychologie sont mis à profit pour dresser une histoire déroutante et inédite de notre espèce humaine. Grâce à ses talents de vulgarisateur et à son écriture claire, et non sans humour ni parti-pris, Yuval Noah Harari parvient à donner à ce qui avait tout pour être un essai indigeste et confus, une œuvre ambitieuse et exceptionnelle. Non content de se faire historien de Sapiens, l’auteur ouvre également des portes multiples grâce à des questions capitales : le libre-arbitre a-t-il un sens ? Comment expliquer scientifiquement la domination masculine sur les femmes ? Qu’est-ce qu’une religion ? Qu’est-ce que le bonheur ? Comment allier consumérisme et éthique capitaliste ?

    L’essai, passionnant comme un roman, se termine par un questionnement plus que par une prospective sur le devenir de Sapiens, à l’aulne des nouvelles technologies biogénétiques, robotiques ou informatiques. Quels dangers menacent Sapiens en raison de sa soif de domination sur la nature et sur les autres espèces animales ? Se pourrait-il que Sapiens puisse disparaître comme son "frère" Neandertal ? Notre espèce est-elle encore maître de son avenir ? "La seule chose que nous puissions faire, c’est influencer la direction que nous prenons. Mais puisque nous pourrions bien être capables de manipuler nos désirs, la vraie question est non pas : ‘Que voulons-nous devenir ?’ mais : ‘Que voulons-nous vouloir ?’"

    Yuval Noah Harari, Sapiens, Une brève Histoire de l’Humanité,
    éd. Albin Michel, 2015, 501 p.

  • "Raconte-moi l'Histoire" censuré

    Le site Raconte-moi l'Histoire avait été chroniqué il y a déjà deux ans par Bla Bla Blog – cela avait d'ailleurs été un de ses premiers articles : "Une histoire, une histoire, une histoire..."

    La bloggeuse Marine, qui s'était lancée dans la publication de billets historiques et irrévérencieux, a eu la mauvaise surprise, le 26 septembre dernier, de voir sa page Facebook censurée et supprimée par le plus célèbre des réseaux sociaux : "Presque 15 000 personnes lésées. Pourquoi ? Je ne sais pas. Une publication ne respecte pas les conditions de publication. Ce peut être un téton qui dépasse, une paire de fesses ou je ne sais quoi", se désole la responsable de Raconte-moi l'Histoire. Ce blog "éducatif" a fait de l'histoire un sujet drôle et impertinent, bien loin des cours ennuyeux que nous avons tous connus sur les bancs de l'école.

    Espérons que cette décision ne soit qu'une mauvaise plaisanterie. En attendant, Raconte-moi l'Histoire est toujours visible à cette adresse : http://www.racontemoilhistoire.com.

    Allez, Marine, tiens bon !

    Raconte-moi l'Histoire
    "Une histoire, une histoire, une histoire..."

     

  • 25 bougies et 100 numéros pour "Qantara", le magazine des cultures arabe et méditerranéenne

    Qantara-100.jpgEn 25 ans et 100 numéros, Qantara, le magazine de l’Institut du monde arabe, s’est fait le spécialiste des cultures arabe et méditerranéenne. Le numéro spécial proposé cet été brosse un tableau singulier d’une civilisation si mal connue en Occident. L’occasion était trop belle pour l’Institut du monde arabe de faire de ce numéro 100 non un florilège d’articles ou de textes mais une passionnante investigation sur l’héritage culturel arabe et la philosophie islamique.

    Outre plusieurs passionnants articles sur l’art contemporain arabe, un portrait de la scientifique et aventurière Gertrude Bell, un récit de l’escadrille La Fayette ou un voyage à Abu Dhabi, le centième de Qantara consacre 40 pages à une historiographie arabe et musulmane d’autant plus nécessaire en cette période faite de crispations, de querelles (par exemple, l’affaire du burquini cet été), de violences sur fond d’islamisme radical (Daech), de défiances et d’incompréhensions.

    La difficulté des historiens arabes est complexe, comme le dit en substance François Zabbal en introduction de ce dossier : "L’historien arabe s’est trouvé confronté à une tâche singulière : contribuer à la formation d’un récit national délimité par les nouvelles frontières, mais plongeant ses racines dans un passé antique complexe." La philosophie pose d’autres questions : "Comment définir [la philosophie dite "islamique"] en dehors de la phase de transmission du savoir grec à l’Occident" ?

    L’interview d’Eric Vallet par François Zabbal nous éclaire sur la naissance d’une historiographie arabe qui tourne le dos à l’orientalisme. À partir des années 50, l’histoire médiévale musulmane se dote d’outils et de ressources sur le modèle de ceux utilisés pour l’étude du Moyen Âge occidental.

    Une autre interview, celle-là de Philippe Sénac, aborde un sujet classique dans l’histoire universitaire : celui des liens entre Charlemagne et l’Islam. Prenant appui sur la thèse d’Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne (1937), il est question des relations entre le monde franc et l’Islam aux VIIIe et IXe siècles. Et une question cruciale est abordée : celle d’une "dette de l’Occident vis à vis de l’Orient", qui entraîne d’autres problématiques : celle de l’enseignement comme celle d’une certaine "complaisance" (un "politiquement correct") vis-à-vis de sujets graves, que ce soient les conflits ou les crises politico-religieuses.

    Ce politiquement correct épinglé par Philippe Sénac n’est pas le problème de Gabriel Martinez-Gros qui parle sans fard dans un article dense, passionné et documenté d’héritage colonial, de décolonisation, de tiers-mondialisme et de culpabilité : "[Le tiers-mondisme] inflige à l’Occident le châtiment de la "repentance", mais il lui conserve le devant de la scène… Le tiers-mondialisme est aujourd’hui en Occident une sorte d’impérialisme de la culpabilité ; une culpabilité qui nous donne le droit – ou mieux nous fait obligation – d’agir partout… Nos actions ne feront que réparer le mal que nos actions précédentes ont provoqué." Gabriel Martinez-Gros aborde un autre sujet capital : celui du djihadisme d’aujourd’hui. Daech est vu sous l’angle du chaos sanglant qu’il génère mais également sous le prisme d’une volonté d’un ordre odieux (la charia) et de purification extrême jusque dans la langue : "Le communiqué de Daesh publié après les attentats de novembre à Paris ne comptait pas le moindre mot qu’un écrivain du cercle de Saladin au XIIe siècle n’aurait pu employer" nous apprend l’historien qui pointe également du doigt la préférence de Daech pour les volontaires venus d’ailleurs, au détriment des "autochtones".

    Dans l'article "La quête de l’antique", Ridha Moumni aborde un sujet peu connu en France : celle de l’héritage carthaginois en Tunisie. Cette question a été le fer-de-lance identitaire après l’indépendance de ce pays. À l’époque coloniale, l’héritage romain – certes important - participait d’une dialectique coloniale. Ridha Moumni explique comment le président Bourguiba s’est empressé de détrôner Rome pour revisiter le passé de Carthage. Cet héritage punique reste plus que jamais présent depuis la chute de Ben Ali en 2011, même si la Tunisie tend à mieux intégrer le double héritage, romain et carthaginois.

    La seconde partie de ce dossier spécial est consacrée à cette philosophie arabe. Ali Benmakhlouf, professeur d’Université à Paris-Est Créteil parle longuement du champ de cette science, et d’abord de l’héritage grec "qui fut un présupposé nécessaire" : "La philosophie, sous son versant logique, apparaît comme une pratique mettant à la disposition des hommes un outil : le syllogisme", dit le chercheur en référence à Averroès. De cet héritage, le monde musulman a construit une philosophie originale (Averroès ou Al-Fârâbî), avec une importance capitale donnée à la métphysique, à la théologie et aux textes juridiques.

    Averroès (1126-1198) fait l’objet d’un article à part. Jean-Baptiste Brenet explique l’importance de ce savant de "l’Islam des Lumières", le meilleur exégète d’Aristote, critiqué à son époque et taxé par certains de blasphémateur. Sans doute mérite-t-il de figurer parmi les grands penseurs de l’humanité. Jean-Baptiste Brenet nous explique pourquoi.

    Un entretien avec Christian Jambet permet de comprendre les notions de philosophie islamique, philosophie arabe, philosophie sunnite et philosophie chiite. La "philosophie en terre d’Islam" a bien une cohérence, insiste le chercheur, malgré les différences de langues (arabe, persan), de cultures et de religions (musulmans, chrétiens ou juifs). Pour autant, Christian Jambet n’oublie pas les schismes et les controverses qui ont émaillé l’histoire de la science philosophique islamique : l’âge d’or (Ibn Bâjja, Ibn Tufayl ou Averroès) puis le déclin de la philosophie sunnite, le mouvement chiite vigoureux d’autre part (Avicenne, Al-Fârâbî) nourri par les néoplatoniciens, sans oublier ces courants de pensées (et aussi politico-religieux) peu connus en Occidents et que le lecteur de Qantara permettra de découvrir : l'ismaélisme ou le chiisme duodécimain en premier lieu.

    Le dernier article de ce dossier est pour l’essentiel consacré à une œuvre majeure : L’Aimé des Cœurs du philosophe iranien Qutb al-Din Ashkevarî. "La sagesse a-t-elle une histoire ?" s’interroge d’emblée Mathieu Terrier qui s’intéresse à la transmission des savoirs étrangers (grecs, bien entendu, mais aussi indiens et persans). Les vies et les doctrines des sages anciens – qu’ils soient ou non musulmans – sont relatés dans des doxographies : "Les ouvrages biodoxographiques ont pourvu la philosophie en problèmes, thèses et personnages conceptuels de sages. En retour, la philosophie… a fourni ses grandes orientations à l’historiographie de la sagesse." Le plus important de ces ouvrages est L’Aimé des Cœurs de Qutb al-Din Ashkevarî. Écrit au XVIIe siècle, en arabe et en persan, c’est la plus ambitieuse de ces histoires de la sagesse, puisqu’il part de l’origine de l’homme (Adam) jusqu’à l’auteur lui-même. Les sages décrits, grâce à des sources variées, couvrent un large éventail de pays et de cultures : de Socrate aux imams du chiisme, en passant par Zoroastre ou Empédocle. Mathieu Terrier insiste sur la spécificité de ce genre littéraire, méprisé en Occident mais pourtant d’une grande ambition intellectuelle et d’une portée populaire indéniable. En cela, dit le chercheur, "L’Aimé des Cœurs témoigne d’un tout autre Islam que celui qui ravage aujourd’hui le Moyen Orient et terrorise ponctuellement le monde occidental."

    Qantara, n°100, Dossier Spécial n° 100, Histoire des Arabes et philosophie islamique
    Enjeux actuels, été 2016, 40 pages, en vente en kiosques et en librairies,
    dont celle de l’IMA
    www.qantara-med.org