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Sous la forme d’une longue lettre, Partition amoureuse de Tatiana de Rosnay est la confession que Margaux, une prestigieuse chef d’orchestre "baroqueuse", adresse à Maximilian U, son premier amant, disparu quelques années plus tôt. Des amants, il en est justement question dans cette correspondance pour un homme qui ne la lira jamais. Au moment où Margaux s’adresse à Max – nous sommes un 28 octobre –, elle s’apprête à fêter ses quarante ans. Elle organise un dîner pour lequel elle a décidé de réunir les hommes qu’elle a aimés. Max aura une place symbolique dans cette table des ex.
Celle qui est toujours une belle femme, "une jolie rousse aux tâches de rousseur", fait le bilan de sa vie sentimentale, marquée par quatre hommes : Manuel, Pierre et Hadrien et bien sûr Max. Quatre hommes et quatre ex que la chef d’orchestre identifie à quatre notes de musique : Max serait "un do, la première note de la gamme comme alpha est la première note de l’alphabet" ; Manuel, "le sol aux accents inquiétants, la dominante de la gamme de do" ; Pierre, "un long ré tourmenté et sombre" ; Hadrien serait enfin le la, "la note de référence."
Dans ce récit amoureux, il est beaucoup question de musique, "toutes les musiques" précise la narratrice : les concertos Brandebourgeois de Bach comme les tubes des Rolling Stones. L’auteure a composé son récit amoureux telle une vraie partition, en quatre mouvements – Con anima, Imperiozo sensa, Andante ma non troppo et Scherzo vivace – avec ouverture et intermezzo. Il s’agit du roman d’une authentique mélomane, en plus de celle d’une femme se penchant amoureusement au-dessus de l’épaule de ces hommes, tout aussi troublants et attachants les uns que les autres.
Quatre notes de musique
Les amants et les ex de Margaux, une épicurienne au prénom prédestiné, guident l’itinéraire sentimental d’une femme qui a fait de la liberté son credo et la musique sa religion : "C’est la musique qui renferme le plus de souvenirs" affirme la narratrice. Tatiana de Rosnay se glisse sans problème dans la peau d’une chef d’orchestre pointue : il n’y a qu’à lire ce qu’elle dit de la descente chromatique de la basse dans le BWV 243 de Bach et de la manière dont elle dirige son orchestre.
Les mélomanes identifieront sans doute le couple que forme la toute jeune Margaux et le respectable et déjà âgé chef d’orchestre Maximilien U avec celui d’André Prévin et de la violoniste Anne-Sophie Mutter, de plus de trente ans sa cadette.
La légèreté de ce récit sur l’amour, la construction d’une femme mais aussi la musique, sont contrebalancés par des souvenirs aussi sombres que l’adagio du concerto pour violon en ut mineur de Bach : les relations compliquées, les séparations, les deuils ou la mort d’un frère. Un moment, Margaux se confie avec amertume : "Aujourd’hui, Max, à part mon fils je n’ai personne à aimer."
Il lui reste cependant sa soirée à préparer. Ce dîner des ex (le titre de Partition amoureuse lors de sa parution en 1996), la chef d’orchestre est bien décidée à le réussir. À quelques minutes de l’arrivée de ces ex – et de la fin du roman – la joie des retrouvailles saisit Margaux, bien décidée à diriger une nouvelle fois cette partition amoureuse. Il ne lui reste plus "qu’à entrer en scène."
Tatiana de Rosnay, Partition amoureuse, éd. Livre de Poche, 1996, 150 p.
Une première question se pose à la lecture du dernier livre de Flore Cherry, Osez... draguer un Mec (éd. La Musardine) : ce vade-mecum sur l’art de la drague féminine peut-il être lu par les hommes ? La question n’est pas si anodine qu’elle n’y paraît.
Un tel guide est a priori destiné aux femmes. Mieux, il s’ouvre sur une introduction résolument féministe. L’auteure confie avoir entrepris l’écriture de ce guide après la lecture d’un best-seller d’Ellen Fein et Sherrie Schneider, Les Règles - Secrets pour capturer l'Homme Idéal (éd. Albin Michel). Ce guide "miracle" sur l’art de se faire pécho par des mecs bien sous tout rapport en maniant l’art de se faire aborder, de se comporter sans ostentation (pour les femmes !), de savoir manier le "oui mais" et le "non sauf si" ou de manipuler un homme en lui promettant la récompense d’une possible conquête, est considéré par Flore Cherry comme un miroir aux alouettes. Mais ce manuel old school est aussi et surtout un contenu perpétuant une figure ancestrale de la femme – et de la drague.
Qu’on se le dise : pécho est une affaire sérieuse, dans laquelle il est aussi question des rapports hommes-femmes, du modèle féministe imposé par les sociétés patriarcales mais aussi du savoir-vivre ensemble et de pouvoir se séduire mutuellement.
La drague ? Les filles, n’hésitez pas à vous y mettre ! annonce l’auteure. Il n’y a rien de mal à aborder un homme qui vous plaît, "sans attendre que celui-ci vous adresse la parole en premier." Deux avantages en découlent : "expliciter clairement votre consentement et vos intentions, et ne jamais rester en zone grise" d’une part, et "vous redonner confiance en vous" d’autre part.
D’emblée, Osez... draguer un Mec s’annonce comme un guide plus sérieux et plus profond que ne l’annonce son titre. Flore Cherry entend encourager ses consœurs à prendre des initiatives, à revendiquer leur liberté de plaire, à assumer leurs désirs et à ne pas se contraindre aux modèles anciens et dépassés. Aller vers les hommes, dit-elle encore, peut intimider mais cela présente l’avantage de choisir son partenaire. Et, ajoute-t-elle, un homme dragué sera toujours bienveillant pour la personne qui l’aborde, mêmes’il ne répond pas favorablement. Voilà qui devrait faire tomber quelques inhibitions…
La règle du "fuck yes !"
Pécho c’est ne pas s’empêcher, dit en substance la journaliste, qui écrit ceci : "Prendre l’initiative, ça paye". "Si vous restez assis et attendez qu’on vienne vous parler, vous finir avec le moins mauvais de ceux qui seront venus vers vous", dit-elle encore en citant Hannah Fry (Les Mathématiques de l’Amour, éd. Marabout).
Pour son guide, Flore Cherry choisit assez astucieusement de mettre la lectrice dans la peau d’une gérante de boutique désireuse d’attirer les meilleurs clients. Et pourquoi pas ? Les titres des chapitres trouveraient leur place dans des manuels d’économie : "Faire une étude de marché", "Afficher clairement vos horaires d’ouverture", "Soignez votre devanture", "Restez professionnelle" ou "Démarquez vous du marché."
Tout comme un commerçant, le but n’est ni plus ni moins que d’"apporter de l’enthousiasme à la rencontre et la découverte de l’autre." C’est la règle du "fuck yes !", qui serait la réponse idéale d’un homme, définitivement séduit et convaincu. Flore Cherry répond aussi à quelques-unes des éternelles questions en matière de drague : faut-il coucher la première fois ? ("encaisser un client" tout de suite ?) , comment se mettre sous sa meilleure apparence ? ("soigner sa devanture") ou Comment assumer un refus ? ("Restez professionnelle").
Dans un marché concurrentiel, l’auteure suggère des trucs et des lieux pour maximiser ses chances de draguer, que ce soit seule ou en groupes, sans omettre l’importance de l’Internet. Des focus sont également faits sur des situations particulières : faut-il draguer son ex, un ami (cette fameuse friendzone) ou un collègue de bureau ? Et qu’en est-il des exemples venus d’autres pays ?
Flore Cherry fait d'Osez... draguer un Mec un guide qui aurait sa place parmi les livres de développement personnel : accepter son corps, donner du sens à son histoire, assumer ses faiblesses...
Au terme de la lecture, beaucoup de lectrices pourraient bien se sentir convaincues par cette drague longtemps réservée à la population masculine. Quant aux hommes, ils seraient bien idiots de ne pas se réjouir de cette nouvelle forme de partage des rôles.
Flore Cherry, Osez... draguer un Mec , éd. La Musardine, 2018, 128 pages
Cette chronique est une rencontre avec un artiste à part. Jean-Luc Bremond est un homme discret et loin des sentiers battus. Il est une vraie figure de ce que l'on pourrait appeler l'alter-culture. Loin du courant mainstream, ses livres sont d'authentiques cheminements intérieurs sur lesquelles souffle l'aventure, la grande. "J’écris pour voyager, libérer les pensées qui naissent dans l’expire de l’imagination et dans le souffle de l’inspiration" dit-il lui-même. Jean-Luc Bremond a publié en quelques mois deux romans, La révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour et (Cinq Sens éditions). Il a bien voulu répondre à nos questions.
Bla Bla Blog – Voulez-vous vous présenter en quelques mots ?
Jean-Luc Bremond – Je suis né dans le Pas-de-Calais, sans m’y être fixé. Du nord au sud de la France, villes et villages, avec un détour en Suisse, pays d’origine du côté paternel, j’ai choisi de vivre en communauté, où j’ai maintenant passé plus de la moitié de ma vie. Dans ce collectif, rural et artisanal, j’ai rencontré le Québec au-travers ma compagne, fondé une famille et appris plusieurs métiers, dont celui de boulanger.
BBB – Pouvons-nous dire que vous appartenez à cette catégorie d’écrivains à la fois en marge, tout en étant engagés ?
JLB – L’écriture est venue sur le tard. L’engagement pour la justice et la paix, beaucoup plus tôt. Ce que je raconte vient de l’imaginaire, fécondé par des lectures, rencontres, voyages, vie proche de la nature, un intérêt précoce pour les peuples, leur histoire humaine, plus que celle des conflits armés. J’essaie de comprendre ce qui prédispose les hommes à choisir la guerre plutôt que l’entraide et le respect ; j’oppose au racisme, nationalisme, communautarisme, populisme, pacifisme, fondamentalisme (…), enfermant et détruisant pour le seul profit, les simples rapports des humains enclins à la créativité qui ouvre et construit.
BBB – Vous avez sorti deux romans à quelques mois d’intervalles, ce qui est assez inhabituel. La Révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour. Quand ont-ils été écrits ?
JLB – Dans l’ordre, il y a environ cinq ans. D’autres ont suivi.
BBB – La révolution du Klezmer se passe en Europe orientale dans l’entre-deux guerres. La première guerre mondiale est terminée et le monde va, dans quelques années, connaître un conflit dévastateur, notamment pour les juifs. Pourquoi avoir choisi les années 20 pour situer votre roman ?
JLB –J’ai découvert la musique klezmer par la danse. En voyageant dans les pays d’Europe centrale, j’ai pu constater que la recherche d’identité nationale se figeait encore dans ces années de perte de territoire, post première guerre mondiale, pour retrouver le grand pays, la souveraineté culturelle et religieuse. Quand m’est venue l’idée de raconter l’histoire d’un klezmer, un musicien, je l’ai placé dans son milieu juif où, dans les années 20, s’affrontaient ceux qui recherchaient l’intégration pour sortir de la souffrance de la discrimination, quitte à faire des compromis, et ceux qui voulaient y échapper par le sionisme, une possible terre de liberté, sans concession, aveuglés par le nationalisme. Les idéologies séparent ; la musique, ou tout autre expression venant du tréfonds de la personnalité, pourrait résister à la division et empêcher l’histoire de se répéter.
BBB – En filigrane c’est la Shoah qui se dessine. On pense à cette sinistre Garde de Fer.
JLB – J’ai très jeune été choqué par la Shoah, révolté contre cette ignominie ; aussi parce qu’un de mes grands oncles s’était porté volontaire comme médecin à la libération d’un camp d’extermination, et qu’un autre était mort comme prisonnier, en tant que résistant, dans un autre camp. En écrivant, je ne pouvais m’empêcher de penser à la fin tragique de mes protagonistes. La garde de fer en Roumanie, la terreur blanche en Hongrie, le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne…Par jeu d’alliance et de collaboration, l’étau se resserrait pour ceux que ces mouvements xénophobes condamnaient.
BBB – Il est question dans votre roman de déracinement, de culture, de la place du religieux. Ce sont des notions qui ont marqué votre existence ?
JLB – Je viens d’une famille où le religieux fait intégralement partie d’un engagement social. Mes ancêtres protestants ont connu la tentative d’éradication par le pouvoir religieux ; peut-être m’ont-ils transmis dans mes gènes la résistance par la tolérance et la culture du respect.
Je viens d’une famille où le religieux fait intégralement partie d’un engagement social
BBB – Après le violon d’Elijah, il y a le tambour d’Achachak (Le Chant du Tambour). Vous êtes musicien en plus d’être écrivain ?
JLB – Je joue de temps en temps du violon et de la flûte. Bien que j’aspire à en faire davantage, je n’ai pas fait de la musique une priorité. Lors des fêtes, je ressors mes instruments ; je regrette de ne pas le faire plus souvent. En revanche, mon épouse joue quotidiennement de la harpe ; je baigne dans un univers musical. La musique accompagne les danses que j’anime hebdomadairement.
BBB – Le Chant du Tambour (éd. 5 Sens), votre dernier roman paru, se passe au Canada, dans la tribu indienne des Algonquins. Voulez-vous nous dire quelques mots sur cette tribu amérindienne d’autant moins connue que lorsqu’il s’agit d’Indiens on pense plus au territoire des États-Unis ?
JLB – C’est une tribu vivant dans la région de l’Abitibi-Témiscamigue au Québec. Elle a gardé tant bien que mal sa culture et sa spiritualité ; elle a une prophétie sur la venue des Blancs qui a pris progressivement de la place dans mon roman.
BBB – Pourquoi avoir choisi ces Algonquins ? Vous semblez y être très attachés.
JLB – J’ai choisi les Algonquins, et non les Innus, ou Montagnais, de la région de ma compagne, suite à la lecture d’un livre de Dominique Rankin, "on nous appelait les sauvages." Je n’y suis pas plus attaché qu’à n’importe quels peuples subissant le mépris parce qu’ils sont différents.
BBB – Qu’ont-ils à nous dire à nous, Européens ?
JLB – Le respect de la terre et de ses éléments, sous peine d’effondrement de la planète, par notre recherche de profit, sans égard pour les vivants. Une culture qui inclue, même l’ennemi, pour sortir de l’anéantissement.
BBB – Le Chant du Tambour parle de rite initiatique. C’est un thème capital dans votre roman. Définiriez-vous Le Chant du Tambour comme un roman initiatique, un conte ou bien un roman historique ?
JLB – C’est un roman initiatique sur fond historique.
BBB – Il est aussi question de l’exposition universelle de San Francisco, bien moins connue en France que celles de Paris au XIXe et début XXe siècle. Pourquoi en avoir parlé ?
JLB – J’ai eu connaissance de cette exposition dans un livre, la Bible tchouktche ou le dernier chaman d'Ouelen, de Youri Rytkhèou. En recherchant la documentation sur cette exposition, j’ai été effaré par l’orgueil colonial en pleine guerre mondiale. J’y ai donc placé mon personnage pour montrer l’impitoyable égoïsme des colonisateurs.
BBB – La défense de l’environnement est un sujet de plus en plus discuté. Vous en parlez également dans ce roman dont l’histoire nous semble si éloigné.
JLB – L’histoire n’en est pas éloigné, puisque l’environnement fait intégralement partie de la culture des amérindiens. Respecter et soigner la terre, en se considérant comme un de ses éléments, et non comme distinct d’elle en la dominant, est une solution pour l’humanité puisse cohabiter avec ce qui la fait vivre : oxygène, eau, végétaux et animaux ; ainsi, l’individu, plutôt que de penser à lui-même, son propre intérêt, devrait se relier avec tous les vivants et préserver l’environnement.
BBB – La Révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour sont parus aux éditions 5 Sens. Je crois savoir que cet éditeur est important pour vous.
JLB – J’ai découvert cette maison quand elle a accepté de publier mon premier roman. J’ai apprécié le travail, tant par la qualité de la relation que de la réalisation du livre. La difficulté est qu’elle n’ait pas de diffuseur ; cela m’a permis de vous contacter.
BBB – En effet. Et c'était un plaisir d'échanger avec vous. Merci.
Jean-Luc Bremond, La Révolution du Klezmer, éd. 5 Sens, 2017, 234 p. Jean-Luc Bremond, Le Chant du Tambour, éd. 5 Sens, 2018, 202 p. https://www.jlbecrit.ovh
Sorti en 2007, Elle s’appelait Sarah (éd. Héloïse d’Ormesson) marque une rupture capitale dans l’œuvre de Tatiana de Rosnay. Ce roman qu’elle écrit directement en anglais la fait entrer dans le cercle très fermé des auteurs à succès. À ce jour, plus de onze millions d’exemplaires sont vendus de ce livre qui traite d’un sujet bien connu, celui de la Shoah. Un sujet si classique que l’auteur précise que ce texte a été refusé par un paquet d’éditeurs avant que l’éditrice Héloïse d’Ormesson accepte de le défendre. Bien lui en a pris.
Comment expliquer un tel succès, confirmé en plus par une adaptation cinéma réussie ? Il y a d’abord, sans doute, le titre. Elle s’appelait Sarah renvoie au célèbre tube de Jean-Jacques Goldman, Comme Toi, lui aussi dédié à une fillette juive pendant l’Occupation qui "n’avait pas huit ans." La Sarah de Tatiana de Rosnay, Sarah Starzynski, est certes un peu plus grande, mais elle reste une enfant sur laquelle va tomber du jour au lendemain les coups et l’horreur d’une guerre qui la dépasse. Une guerre absurde et inimaginable qui condamne à une mort atroce des millions de personnes aussi innocentes qu’elle.
La deuxième explication tient dans l’approche de ce roman historique et dans le va-et-vient régulier entre le présent et le passé. Tatiana de Rosnay alterne en effet, d’une part les chapitres consacrés au destin de la petite Sarah depuis son arrestation avec sa famille, et d’autre part l’histoire de Julia Jarmond, une journaliste franco-américaine chargée de couvrir la commémoration du Vel d’Hiv et qui découvre en même temps que l’appartement qu’elle est sur le point d’aménager était occupé 60 ans plus tôt par une famille juive déportée – précisément celle de Sarah Starzynski.
Le "je" du récit, qui est celle de Julia, masque un autre "je" : celui de Sarah. Dès le premier chapitre la fillette voit débarquer chez elle des policiers français chargés de les arrêter dans le cadre des lois antisémites de l’occupant nazi mais aussi de l’État français de Vichy. Elle décide au dernier moment de cacher son petit frère dans un placard, lui promettant de venir le rechercher plus tard. Sarah et sa famille sont envoyés, comme des dizaines de milliers d’autres, au Vélodrome d’Hiver dans le 15e arrondissement. Ils sont ensuite déportés dans le camp de transit de Beaune-la-Rolande dans le Loiret. Bientôt, la fillette se retrouve seule et n’est hantée que par une idée : se sauver et retrouver son frère Michel.
Les silences ou les non-dits semblent se transmettre de générations en générations
Comme souvent chez Tatiana de Rosnay, la famille et ses secrets forment le cœur d’un récit tragique et poignant. Or, ici, ces secrets, les silences ou les non-dits qui semblent se transmettre de générations en générations s’entrechoquent, se répondent et se font écho à travers les décennies. A priori, il n’y a pas grand-chose de commun entre Sarah, cette fillette juive française, et Julia, la brillante journaliste américaine. Rien de commun, sinon un appartement. La mémoire des lieux est un thème récurrent dans l’œuvre de Tatiana de Rosnay. On pense à Manderlay et Daphné du Maurier, à Colombe et son appartement bruyant ou à Nicolas Kolt et l’hôtel Gallo Negro dans À l’Encre russe. C’est comme si les lieux restaient imprégnés de cette histoire de trahison et de souffrance.
L’Américaine Julia, si éloignée au départ du traumatisme de Vichy, porte à bout de bras, en dépit de ses propres démons et des atermoiements de sa belle famille, le destin et l’histoire de cette fillette raflée lors de la journée du 16 juillet 1942. Encore une histoire de trahison : Tatiana de Rosnay ne manque pas de signaler que l’arrestation de dizaines de milliers de juifs français a été décidée, organisée et menée par les autorités françaises. Ironie de l’histoire, rappelle l’auteure franco-anglaise, les responsables politiques de cette époque avaient choisi de jeter un voile pudique sur cette rafle – un authentique crime d’État – en choisissant de ne pas la planifier un 14 juillet mais deux jours plus tard. Au cours de son enquête, la journaliste américaine découvre le déni et le silence des Français qu’elle croise, que ce soit à Paris ou dans le Loiret.
Elle s’appelait Sarah est un roman capital dans l’œuvre de Tatiana de Rosnay. C’est aussi un livre sur l’histoire concentrationnaire ramené ici singulièrement dans la sphère de de notre propre histoire, de notre mémoire contemporaine comme de notre intime. En allant à la recherche d’une petite fille oubliée, recherche qui la mènera jusque ans son propre pays, Julia entame elle-même un voyage intérieur qui qui la transforme autant qui la bouleverse. Il a d’ailleurs bouleversé des millions de lecteurs et de lectrices dans cette histoire de crimes, de secrets familiaux et de souffrances indicibles.
Une adaptation en bande dessinée d'Elle s'appelait Sarah devrait sortir en novembre prochain.
L’écart, en dehors de son sens bien connu, est le terme utilisé par les parents agriculteurs d’Amy Liptrot. Dans leur terre familiale située sur une des îles Orcades, au nord de l’Écosse, l’écart est un pré isolé, le plus grand de leurs pacages, ajoute l’auteure, et là où les animaux – brebis, agneaux et vaches de race highland – viennent paître durant l’été. Cette ferme isolée et a priori peu épanouissante pour une jeune femme, Amy Liptrot a choisi de la quitter après ses vingt ans pour faire sa vie à Londres. Elle y reviendra quelques années plus tard après des illusions et des expériences malheureuses marquées par l’alcool.
L’Écart est l’histoire d’un déracinement puis d’une réconciliation avec des terres rudes mais d’une grande beauté sauvage et peuplée par des habitants dont l’auteure salut la bienveillance et l’ouverture d’esprit.
Dans une langue qui se déploie avec élégance et retenue, Amy Liptrot décrit le parcours étonnant d’une enfant de la campagne partie se frotter aux rêves d’une grande ville et qui en a gardé des ecchymoses.
Sans aucun doute, cette expérience parlera à beaucoup de lecteurs, qu’ils soient anglais ou français. Il faut aussi préciser que ce qui intéresse cette enfant de la campagne orcadienne réside moins dans le descriptif de ses illusions urbaines que dans le récit de son retour en arrière vers l’archipel des Orcades, retour qui n’a été rendu possible que parce que l’alcoolisme l’y a contraint.
Amy Liptrot entreprend son récit comme une analyse de ses années de boisson : "J’avais envie de boire en permanence. Cette idée ne me quittait jamais : elle était ancrée en moi, à l’arrière-plan de mes pensées, comme un bruit de fond ou un acouphène dont je ne parvenais pas à me débarrasser." La jeune Orcadienne, qui étouffait dans une famille sur le point d’éclater en raison surtout d’un père malade, fuit vers la capitale anglaise pour, croit-elle, s’y épanouir. Dans une langue déliée et riche, Amy Liptrot décrit pourquoi et comment dans cette ville elle s’est bientôt sentie "comme le petit bateau de pêche dans une position précaire." Loin de sa "base", ses îles finissent par la hanter comme elle le dit elle-même : "Je portais en moi ces mers déchaînées, ces ciels infinis et une facilité à apprivoiser la peur du vide."
L’Écart est un cheminement intérieur et le récit d’une reconstruction dans laquelle les forces de la nature prennent tout leur sens. Il faut lire la manière dont l’auteure parle de son retour aux Îles Orcades après une longue période d’échecs amoureux, amicaux et professionnels dus à l’alcool. Un jour, elle découvre un phoque échoué sur un rivage. Voilà ce qu’elle en dit : "J’ai échoué ici, moi aussi, sobre depuis neuf mois, récurée par les vagues de la vie, polie comme un galet. Me voici de retour à la maison après une année de tempête, dans les vents qui m’ont forgée, là où le sel marin m’a écorchée vive. j’ai droit à un nouveau départ, mais pour aller où ?"
L’épouse du roi caille
La destination qui lui offre est celle d’un lieu qu’elle n’a finalement jamais quitté. L’ancienne aventureuse d’une grande métropole se découvre l’âme d’une Orcadienne découvrant le pays de son enfance : la ferme familiale (et ce fameux écart), les agnelages au cours desquels elle endosse le rôle de "sage-femme", l’ambre gris des baleines échoués sur les côtes, les îles abandonnés dont elle choisit de retracer des récits historiques et quelques légendes, mais aussi et surtout la nature omniprésente (guillemots, petits pingouins, macareux, cormorans huppés, mouettes ou fulmars). En quelques mois, Amy Liptrot devient d’ailleurs "l’épouse du roi caille" ("The Corncrake Wife"). Elle est embauchée par la Société Royale de Protection des Oiseaux (RSPB) pour localiser et recenser les râles des genêt ou roi caille dans l’archipel, des oiseaux en voie de disparition : "Le roi caille est devenu mon credo, ma bataille, mon obsession." Ces mâles chanteurs deviennent des compagnons autant que des doubles de l’ancienne londonienne : "En un sens, nous connaissons le même sort, eux et moi. Je tente de rester sobre et de m’accrocher à la vie « normale ». Les rois cailles, eux, tentent de s’accrocher à l’existence même."
À l’écart de l’alcool, pour Amy Liptrot la renaissance passe par l’ornithologie, la nature mais aussi la rencontre avec ses semblables des Orcades, "des gens qui me ressemblaient." Pour autant, la vie citadine et la modernité ne sont pas en reste. Pas question d’oublier Internet, qui a facilité la vie des insulaires comme le rappelle l’auteure qui avoue non sans malice qu’elle a troqué, lors d’une nuit dégagée, "les boules à facettes des discothèques pour les lumières célestes."
Bien mieux qu’un simple témoignage, Amy Liptrot parle de son retour aux Orcades comme d’un essai semi-scientifique pour elle-même, une reprogrammation intérieure et une "exploration bathymétrique" de son âme. Reprogrammation qui ne l’empêche pas de rester autant la fille des Orcades que l’ancienne fêtarde londonienne : "J’ai l’impression d’être une gymnaste en train d’effectuer un salto arrière sur un trampoline, retenue par des élastiques fixés aux tringles du chapiteau. Je suis coincée entre deux univers : j’ai les pieds sur Papay et la tête à Londres sur Internet… Je veux absolument me soigner et aller de l’avant."
Ça, dit-elle encore, c’est la liberté qu’offre la sobriété. La liberté, la vraie.
Quelques semaines avant que Bla Bla Blog ne commence son hors-série spécial sur Tatiana de Rosnay, Augustin Trapenard proposait un numéro de son émission culturelle21CM à la femme de lettres franco-anglaise.
Ce numéro passionnant et réjouissant, toujours en replay sur Canal+, dévoile un peu de l’univers de Tatiana de Rosnay. Et l’on apprend que l’auteure d’Elle s’appelait Sarah voue une passion pour Virginia Woolf, utilise l’anglais ou le français dans l’écriture au gréé de ses idées, utilise le parfum d’une manière particulière et sait être une vraie dancing queen, preuve à l’appui…
Augustin Trapenard a l’art de mener son interview avec un mélange de sérieux, de légèreté, de respect et de fantaisie. Et lorsque l’écrivain joue le jeu, à l’exemple de Tatiana de Rosnay, cela donne un formidable numéro. Il est à découvrir maintenant, si, comme Bla Bla Blog, vous étiez passés à côté jusque-là.
Le Voisin ne fait certainement pas partie des ouvrages les plus connus de Tatiana de Rosnay. Il mérite pourtant à plus d’un titre qu’on le découvre ou redécouvre. Sorti en 2000 chez Plon avant d’être réédité chez Héloïse d’Ormesson, il fait partie de ces romans qui vous prennent à la gorge et vous laissent complètement KO debout.
Qui aurait pu dire que Tatiana de Rosnay maîtrise à ce point le thriller psychologique et se montre sous les traits d’une auteure capable de manipuler son lecteur ? Son lecteur et son héroïne : car c’est une femme autour de laquelle se tisse une intrigue d’une perversité digne d’Alfred Hitchock.
Elle se nomme Colombe et fait partie de ces jeunes femmes transparentes : un couple sans relief, un mari souvent en déplacement professionnel, deux garçons en bas âge qu’il faut élever, une carrière terne dans l’édition où elle sert de nègre et, depuis peu, un tout nouvel appartement dont elle doit s’occuper.
C’est du reste cet appartement qui va être au centre des problèmes de Colombe. Peu de temps après son aménagement, Colombe est réveillée par de la musique venue de l’appartement du dessus, un tapage nocturne sous fond de Rolling Stones. Les nuits suivantes, le boucan se répète, encore et encore, toujours aux mêmes heures de la nuit. Les désagréments et les nuits blanches sont d’autant plus cauchemardesques qu’il semble que Colombe soit la seule que le bruit dérange : son mari ne la croit pas et ses voisins lui font un portrait très respectable de ce voisin bruyant, un certain docteur Faucleroy.
Si Hitchcock avait été féministe, c’est sans aucun doute ce roman qu’il aurait écrit
Une guerre psychologique semble être déclarée entre Colombe et cet homme discret qui vit à quelques mètres au-dessus d’elle. La jeune femme introverti et transparente, qui voit toute sa vie – et y compris son couple – se lézarder, se transforme bientôt en tigresse prête à tout pour retrouver la paix et faire taire son voisin – à moins que le silence ne soit finalement pire que tout.
Dans Le Voisin, Tatiana de Rosnay revendique les influences de son roman noir : Alfred Hitchcock et Daphné du Maurier en premier lieu : le huis-clos pesant, une histoire de voisinage délétère renvoyant à Fenêtre sur Cour, le personnage ambivalent qu’est Colombe, une femme effacée et frustrée cachant des pulsions inconnues, sans oublier cette Rebecca (la référence à Alfred Hitchcock et Daphné du Maurier est assumée), une "anti Colombe", que Tatiana de Rosnay transforme assez astucieusement en révélatrice des aspirations profondes de la petite nègre des éditions de l’Étain.
L’auteure de Manderley for ever déploie sur 250 pages un roman à suspense maîtrisé de A à Z. elle tient son intrigue jusqu’au bout, dans cette histoire d’obsessions, de prison dorée et de folie domestique : un authentique thriller dans lequel il est aussi question de l’aliénation d’une femme prise au piège d’une vie sans aspérité. Gageons que si Hitchcock avait été féministe, c’est sans aucun doute ce roman qu’il aurait écrit. Que Le Voisin devienne une adaptation cinéma n’aurait rien d’étonnant, et pourrait bien remettre au goût du jour ce polar intelligent et d’une belle acidité.
Qui mieux que Tatiana de Rosnay pouvait parler de Daphné du Maurier ? Manderley for ever (éd. Albin Michel / Héloïse d’Ormesson) est la biographie vivante de l’une des plus grandes auteures de la littérature anglaise, une femme passionnante qui a arpenté le XXe siècle, de 1907 à sa mort en 1989, qui a côtoyé l’aristocratie guindée anglaise avant de s’émanciper et de connaître la gloire grâce à son plus célèbre ouvrage, Rebecca (1938).
Ce personnage de Rebecca va, du reste, accompagner Daphné du Maurier tout au long de sa vie, jusqu’à faire de l’ombre aux autres grands livres qu’elle publie et que pourtant le public de l’époque dévore (L'Auberge de la Jamaïque ou Ma cousine Rachel). L’adaptation cinéma de Rebecca par Alfred Hitchcock en 1940 (avec Joan Fontaine et Laurence Olivier dans les rôles titres) assoit la notoriété d’une auteure bien plus complexe que ce que les critiques veulent bien dire d’elle. L’écrivain populaire, considéré par les mauvaises langues comme "facile" et "sentimentale", influencé par le roman gothique et marqué par l’œuvre des sœurs Brontë, est aussi une maîtresse du thriller psychologique, comme elle le démontrera dans la nouvelle des Oiseaux, elle aussi adaptée par Hitchcock.
Tatiana de Rosnay propose dans cette biographie de suivre les pas de Daphné du Maurier, si consciente du poids de Rebecca dans son œuvre qu’elle intitule son livre du nom de la propriété imaginaire de Mme de Winter. "J’ai rêvé la nuit dernière que je retournais à Manderlay." C’est ainsi que commence Rebecca, et c’est aussi de cette manière que Tatiana de Rosnay appréhende son travail sur Daphné du Maurier.
Les cinq chapitres de Manderley for ever s’ouvrent sur des pérégrinations géographiques de l’auteure franco-anglaise, de Londres (période 1907-1925) à Kilmarth en Cornouailles (1969) en passant par Menabilly.
Menabilly est le Manderley de Daphné du Maurier : une propriété magnétisante qu’elle va louer pendant vingt ans. Tatiana de Rosnay fait de ce manoir un endroit unique pour lequel l’auteure de Rebecca va avoir un coup de foudre dès sa découverte en 1928 : "Daphné ne parvient pas à chasser de son esprit les images de la maison. Pourquoi est-elle posséder à ce point par un passé qui n’est pas le sien, hantée par la mémoire des murs d’un manoir abandonné ?"
Pérégrinations géographiques
L’identification de Manderley à Menabilly conduit inévitablement à voir dans Rebecca un double de Daphné du Maurier, de la même manière que sa célèbre héroïne l’est de la seconde épouse de monsieur de Winter. La question de l’identité et du double est d’ailleurs ce qui rythme toute la vie de Daphné du Maurier. Identité familiale, avec la place considérable de son père Gerald, un comédien adulé en ville et un envahissant modèle à la maison, à la fois adoré et craint. Identité familiale toujours, avec une généalogie dont Daphné du Maurier est parvenue à dénouer le vrai du faux en retrouvant ses origines jusque dans la Sarthe et faire taire les légendes sur ses aïeux. Identité sexuelle aussi : dans une Grande-Bretagne rigoriste héritée de l’époque victorienne, la future Madame Browning, du nom son époux, ce commandant de terre britannique – et héros malgré lui d’Un Pont trop loin –, est une femme guidée d’abord par ses passions et par quelques grands amours secrets, la plupart des femmes : Fernande Yvon, la directrice du pensionnat de Meudon où la jeune londonienne part étudier, Ellen Doubleday, l’épouse de son éditeur new-yorkais ou bien l’actrice Gertrude Lawrence dont le décès soudain la marquera cruellement.
Daphné du Maurier est une femme sans cesse tiraillée entre une vie paisible à Menabilly pendant laquelle l’écriture est son activité essentielle, et ses questionnements personnels qui l'obsèdent, de la même manière que Rebecca de Winter hantait la jeune épouse de son mari. "Quel ennui d’être une fille," lui fait dire Tatiana de Rosnay au début de sa vie. Un garçon croisé à Londres pendant sa jeunesse, Éric Avon, devient ainsi un modèle et son double masculin qui lui permettra de se battre contre les préjugés de son époque. Daphné du Maurier, bien en avance sur son temps, était une femme en guerre pour sa liberté, qui en a connu le goût grâce à la littérature mais qui a aussi dû se plier aux injonctions de son époque. De ce point de vue, les relations qu’elle a tissées avec ses grands amours que furent Fernande Yvon, Ellen Doubleday ou Gertrude Lawrence sont à la fois d’un romanesque et d’une cruauté implacable.
Derrière une des œuvres les plus lues de la littérature anglaise se cachait un des plus beaux exemples de l’émancipation féminine. Comme le disait le Los Angeles Times après son décès : "Toute sa vie, Mlle Du Maurier batailla, en vain, pour ne pas être étiquetée comme écrivain ‘romantique.’" Sans nul doute, l’expression "en vain" n’a plus lieu d’être depuis la parution, il y a trois ans, de cette biographique exemplaire de Daphné du Maurier.
Tatina de Rosnay, Manderley for ever, éd. Albin Michel / Héloïse d’Ormesson, 2015, 459 p. http://www.tatianaderosnay.com