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Livres et littérature - Page 49

  • 2001 a 50 ans

    2018 marque les 50 ans de mai 68. Mais cette année, le cinéma fête le cinquantenaire d’une autre révolution, cinématographique celle-là. C’est en effet le 2 avril 1968 qu’est sorti aux États-Unis 2001 : L’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick. Rappelons que Bla Bla Blog avait consacré par le passé un hors-série sur ce cinéaste exceptionnel. Cette fois, nous ferons un focus sur ce film de science-fiction majeur à travers le passionnant essai de Roberto Lasagna (2001 : L’Odyssée de l’Espace, éd. Gremese), complet et richement illustré.

    Il y a cinquante ans tout pile, donc, sortait ce fameux 2001, film de SF spectaculaire autant que fable métaphysique sur la destinée humaine. Réflexion géniale, travail cinématographique à la perfection rarement égalée, coup de poing visuel et véritable révolution artistique, c’est peu de dire que Stanley Kubrick a réussi là un coup de maître qui fait que 2001 n’a jamais vieilli. Le réalisateur disait de ce film qu’il le considérait comme son plus réussi : "J’ai essayé de créer une expérience visuelle, qui contourne l’entendement et ses constructions verbales, pour pénétrer directement l’inconscient avec son contenu émotionnel et philosophique. J’ai voulu que le film soit une expérience intensément subjective qui atteigne le spectateur à un niveau profond de conscience, comme la musique."

    Roberto Lasagna spécialiste et critique cinématographique italien consacre tout un essai à 2001 : L’Odyssée de l’Espace. Il en explique la genèse, la fabrication, l’histoire et en fait une exégèse qui ravira les cinéphiles et spécialement les amoureux de Kubrick. L’auteur rappelle à quel point le huitième film du réalisateur américain a marqué à plus d’un titre. Pour la première fois, en effet, Stanley Kubrick entend, après le succès de Docteur Folamour, ne plus être dépendant des studios hollywoodiens. Il vit désormais en Angleterre et choisit les studios londoniens de la Metro-Goldwyn-Mayer qu’il transforme en véritable laboratoire pour créer un film de science-fiction qu’il veut d’un réalisme absolu.

    La plus ahurissante ellipse du cinéma

    Mais à ce réalisme du décor et des vaisseaux spatiaux vient répondre un discours scientifique pointu et pensé avec Arthur C. Clark (sa nouvelle écrite pour l’occasion, La Sentinelle). 2001 est aussi un manifeste au langage cinématographique époustouflant de créativité, cette "sémantique des images" dont parle Roberto Lasagna : le fameux monolithe noir, l’os devenu arme préhistorique se transformant en navette spatiale dans la plus ahurissante ellipse du cinéma, le personnage et supercalculateur HAL ou la dernière séquence psychédélique jusqu’à l’apparition du fœtus astral.

    Roberto Lasagna revient de manière très pertinente sur le contexte de la SF en 1968 : à ce titre, 2001 sera le premier véritable film de space-opera doté d’effets spéciaux réalistes : "Grâce à une rigueur scientifique nouvelle pour l’époque, Kubrick souhaitait prendre ses distances des space operas des années cinquante dont la crédibilité était proche de zéro. Afin d’éviter que les planètes et les vaisseaux spatiaux ne ressemblent à des maquettes à petite échelle, il fit fabriquer de grands modèles avec une précision méticuleuse, puis les filma avec une caméra Panavision 65mm qui permettait une très haute définition."

    Délaissant le langage des dialogues au profit de l’écriture visuelle ("46 minutes de dialogues sur les 139 de la durée totale du film"), Kubrick ne fait cependant pas de son 8e film une simple œuvre spectaculaire. L’émotion et l’éblouissement sont bien au cœur de son film. Mais ce qui le caractérise 2001 est une ambition philosophique et métaphysique : "La machine narrative – en réalité presque une non narration – n’est pas seulement belle à contempler : c’est une machine significative, où l’observateur, comme l’astronaute Bowman, sont invités à se poser des questions. Après tout, le cadrage de l’os qui se transforme en vaisseau spatial – le raccord le plus célèbre du film et peut-être de toute l’histoire du cinéma – exige un effort d’interprétation spécifique."

    Un trip sans LSD

    Arthur C. Clark et Stanley Kubrick interrogent l’intelligence humaine et artificielle, la persistance des instincts, le culte de la technologie, le destin de l’espèce humaine ou le concept de vérité et de révélation, comme le conceptualise brillamment Roberto Lasagna.

    Au-delà de la première séquence, "À l’aube de l’humanité," celle sur la lune ou celle de l’affrontement entre HAL et ses collègues astronautes humains, le spectateur qui découvre 2001 restera sans doute d’abord marqué par le dernier voyage de David Bowman vers Jupiter, "un trip sans LSD" comme le remarque malicieusement l’auteur et aussi, cinématographiquement parlant, "une union impensable entre cinéma expérimental et cinéma grand public…"

    C'est dans cette dernière partie du film, sans doute, que divergent le plus les interprétations : voyage dans le passé ou le futur ? Macrocosme ou microcosme ? Visions de Bowman ou de son double ? Réflexion phénoménologique sur la perception ? On peut saluer dans l’essai de Roberto Lasagna les références artistiques éclairant les intentions de Kubrick : Ivan le Terrible de Eisenstein, le Christ du Jugement dernier de Michel-Ange ou Ulysse de James Joyce : "Comme chaque chapitre du plus grand roman du XXe siècle est écrit dans un style particulier, le film de Kubrick semble être un voyage dans l’histoire du cinéma, qui commence par le muet (la partie préhistorique africaine), se poursuit par la comédie musicale (les vaisseaux dansant la valse de Strauss), et arrive au parlant (la partie faite de dialogues qui a pour protagoniste le scientifique Floyd), il revisite divers genres à la façon de la science fiction (le duel David/Hal n’est-il pas le passage biblique du défi David/Goliath ?) et se termine par un morceau lysergique de pur cinéma underground."

    Un argument supplémentaire pour voir et revoir 2001 : L’Odyssée de l’Espace, et le redécouvrir grâce au regard affûté et passionné de Roberto Lasagna.

    Roberto Lasagna, 2001 : L’Odyssée de l’Espace, éd. Gremese,
    coll. Les meilleurs films de notre vie, 96 p. avril 2018

    2001, L'Odyssée de l'Espace (2001 : A Space Odyssey) de Stanley Kubrick, avec Keir Dullea, Gary Lockwood et William Sylvester, Etats-Unis, 1968, 139 mn

    "Hors-série Kubrick"

  • Zombie, fais moi peur

    Bertrand Crapez, qui avait commencé à sévir dans la fantasy avec le cycle Chronique des Prophéties oubliées (éd. Zinédi), se mue en auteur féroce et gore avec 1, 2, 3... Zombies ! (Livr’S Éditions). Ces chroniques fantastiques, post-apocalyptiques et grinçantes s’emparent d’un sujet désormais classique : celui du zombie et de la contamination des humains par des créatures qui ne sont finalement pas si éloignées de nous.

    En l'espace de quelques mois, les habitants de notre belle planète bleue tombent comme des mouches, victimes d’un virus créé dans un laboratoire du Jura et se présentant sous la forme d'un joli liquide... bleu.

    Bertrand Crapez nous fait grâce de la figure du héros survivant et courageux à la Walking Dead : dans son roman, la seule issue pour ses personnages est la mort atroce ou une contamination pas plus glorieuse. 1, 2, 3… Zombies ! ne fait pas dans la demie-mesure : il n’y a rien à sauver de cette humanité dont la sanglante et joyeuse apocalypse est prétexte à assouvir les plus bas instincts : jalousie, cupidité, vengeance et pouvoir.

    Car voilà sans doute ce qui fait le vrai sel de ces chroniques : l'auteur brosse à gros traits, avec une énergie et un enthousiasme communicatif, une comédie humaine cruelle, sanglante mais aussi à l'humour noir assumé. Le zombie fait figure de révélateur de nos faiblesses et de notre capacité à nous surpasser dans l'odieux. Bertrand Crapez n'épargne personne : les scientifiques apprentis sorciers à l'origine de la contamination, les généraux et les hauts fonctionnaires bien décidés à étouffer l'apocalypse sur le point de se répandre ou ces professionnels de télévision qui ont réussi à faire de l'invasion de zombies un programme de télé-réalité à succès.

    Le lecteur se régalera avec quelques chapitres poussant loin l'humour noir et le gore digne de Bad Taste : un maire cynique et ambitieux contaminé de la plus grotesque des manières, des mafieux russes aux prises avec une zombie plus farouche qu’on ne le croit, ou bien cette scène surréaliste de tournage par un réalisateur italien autant mégalomane qu’inconscient.

    Digne de Bad Taste

    Comme souvent, le zombie, dont on aime être effrayé, cristallise nos pires pulsions. Bertrand Crapez, en le lâchant dans les rues, en fait presque notre égal, à peine plus monstrueux, à l'exemple de ce professeur frustré dans l’une des meilleures chroniques de son livre, "Un simple incident administratif".  

    Le lecteur retrouvera également des clins d'œil à l'actualité récente, que ce soit ces références aux migrants, au mur de Trump ou à une présidente de la République, copie conforme de Marine Le Pen.

    Bertrand Crapez se montre audacieux et pugnace dans ces chroniques d'une apocalypse qu’il prend un malin plaisir à étaler dans le temps et l’espace. C’est ainsi que le récit d'une boulette dans un laboratoire paumé du Jura devient un cataclysme universel. Les zombies à la Romero deviennent, après un passage dans un monde digne de Terminator, des Aliens catapultés dans Star Wars. Et voilà comment l’auteur d’héroïc fantasy se transforme, le temps d'un roman endiablé, en chroniqueur d’anticipation, de SF et de space opera.

    Encore une histoire de mutation qui a réussi, en somme.

    Bertrand Crapez, 1, 2, 3… Zombies !, éd. Livr’S Éditions, 2018, 173 p.
    https://www.facebook.com/bertrand.crapez
    http://lheritierdarthur.zinedi.com

     

  • Péripatéticiennes et péripatéticiens à Paris

    On connaissait le Paris intime et onirique de Patrick Modiano. On connaissait le Paris historique de Lorànt Deutsch. Voici aujourd’hui le Paris philosophique de Jean Lacoste, un ex de Normale Sup, rue d’Ulm, agrégé en philosophie, spécialiste de Goethe, Nietzsche et Walter Benjamin, mais aussi arpenteur des rues de la capitale, en digne héritier des péripatéticiens de l’école fondée au IVe siècle av. JC par Aristote.

    Paris philosophe (éd. Bartillat) propose une déambulation chez les pas de ces grandes et ces grands de la philosophie, amoureux – ou non – d’une ville qui a pu les inspirer, les enthousiasmer, les décevoir et, en tout cas, certainement, inspiré leur pensée.

    Écrites entre 2013 et 2017 pour le journal web En Attendant Nadeau et pour La Quinzaine Littéraire, ces chroniques sont un vrai divertissement intelligent.

    Et qui dit divertissement, dit Blaise Pascal, qui est le premier philosophe abordé dans l’ouvrage de Jean Lacoste. Un philosophe qui fait pas moins l’objet de deux chapitres, tant la géographie parisienne a marqué son existence : que l’on pense à son expérience sur la pression atmosphérique à la Tour Saint-Jacques, à sa nuit mystique rue de Beaubourg puis à son exil religieux à Port-Royal.

    L'appartement mythique et "fou" de Michel Foucault

    Jean Lacoste nous rappelle aussi l’attachement viscéral à Paris – mais aussi à la banlieue parisienne – de quelques figures célèbres : Paul Ricœur et la villa des "Murs blancs" de Châtenay-Malabry, Vladimir Jankélévitch et son appartement sur l’Île de la Cité (1, quai aux Fleurs), d’où le philosophe juif sera chassé pendant l’Occupation, avant d’y revenir à la fin de la guerre et d’en faire un foyer, Gilles Deleuze et ses liens Vincennes où il fera ses cours "avec passion", Michel Foucault et son appartement mythique et "fou" de Michel Foucault rue de Vaugirard, ou bien encore Simone de Beauvoir qui découvre l’existentialisme autant que l’émancipation féministe entre Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse.

    L’histoire philosophique de Paris, ce sont aussi ces salons courus avec passion : celui de la Société d’Auteuil par Madame Helvétius au XVIIIe siècle, la société positiviste d’Auguste Comte rue Monsieur-le-Prince (6e arrondissement) ou encore les rencontres du vendredi, entre 1934 et 1972, chez Gabriel Marcel au 21 rue de Tournon (toujours le 6e arrondissement).

    Le livre de Jean Lacoste est un voyage à la fois géographique, historique et philosophique dans un Paris qui abrite des événements connus ou non : la naissance de la Sorbonne et de la philosophie médiévale à partir du XIIe siècle, les déambulations de Diderot avant la publication de l’Encyclopédie, les voyages de Heidegger dans la capitale à partir de 1955 et celui de Hegel en 1827 ou le crime de Louis Althusser contre sa femme en 1980.

    Ces déambulations permettent une lecture inédite et malicieuse de la philosophie dans une ville hors du commun.

    Jean Lacoste, Paris philosophe, éd. Bartillat, 2018, 211 p.

  • La bête doit mourir

    C’est le fait d’arme le plus important et le plus spectaculaire de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale : l’assassinat du haut-dignitaire nazi, Reinhard Heydrich, le 4 juin 1942 à Prague. Celui que l’on surnomme toujours HhhH, "Himmlers Hirn heisst Heydrich" (en français : "Le cerveau de Himmler s'appelle Heydrich") avait un rôle central dans l’appareil nazi : directeur de la RSHA (Reichssicherheitshauptamt), vice-protecteur de la Bohême-Moravie à sa mort (surnommé à ce titre "le bourreau de Prague"), il fut aussi responsable de la Gestapo, créateur des sinistres Einsatzgruppen chargés des tueries de masse en Europe de l’Est et en Union soviétique (la Shoah par balles), avant de planifier à partir de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, la Solution finale contre les juifs. C’est dire l’importance d’un homme fanatisé, violent ("L’homme au cœur de fer") et capital dans la machinerie de mort nazie.

    Début 1942, Londres envoie à Prague deux agents, le slovaque Jozef Gabčík et le tchèque Jan Kubiš, afin de mettre en place l’opération Anthropoid. Les deux hommes ont la difficile mission d’assassiner Heydrich. Dans un pays mis sous coupe réglée par les dignitaires nazis, la mission réussit, non sans des conséquences désastreuses : les villages de Lidice et de Lezaky sont rayés de la carte et des milliers de victimes tchécoslovaques sont tués en guise de représailles.

    Sur cet événement important mais mal connu en France, Laurent Binet en a tiré un livre en 2010, HhhH (éd. Grasset). Contre toute attente, ce premier roman reçoit un accueil enthousiaste, public et critique. Le jeune écrivain a fait de ce récit historique une matière littéraire passionnante, dans laquelle le narrateur – et l’auteur – parle de la difficulté à relater une histoire hors-norme. À la fois essai, roman historique et autofiction, HHhH est plus que convainquant : un premier roman magistral et passionnant de bout en bout.

    L’homme au cœur de fer

    L’an dernier, ce livre a fait l’objet d’une adaptation qui était très attendue. Cédric Jimenez s’est attelé à cette tâche, avec Rosamund Pike dans le rôle convaincant de l’épouse d’Heydrich. Las, le parti-pris de Laurent Binet – allier la grande histoire et les questionnements sur l’indicible – sont passés à la trappe. HHhH suit de manière efficace le parcours du dignitaire nazi dans une première partie, avant de s’intéresser aux deux résistants tchèque et slovaque. Le réalisateur ne nous épargne par les exactions après l’assassinat de la tête pensante de la Solution Finale, notamment lors de la destruction de Lidice, "l’Oradour-sur-Glane tchèque."

    En 2016, un autre film, plus confidentiel, a traité de cet événement. Opération Anthropoid, de Sean Ellis, se concentre cette fois sur les six mois qui ont précédé l’attentat contre Heydrich, en suivant la préparation, les atermoiements et la vie quotidienne de Gabčík et Kubiš. Tourné sans grand moyen, avec cependant la présence à l’écran de la lumineuse Charlotte Le Bon dans le rôle d’une complice investie, Opération Anthropoid a les qualités du film d’espionnage. Heydrich n’apparaît que fugacement, lors de l’attentat. Ce long-métrage a des accents hagiographiques en ce qu’il suit deux résistants pugnaces, héroïques et lancés dans une opération désespérée.

    On peut se féliciter que ce fait d’arme exceptionnel de la résistance tchèque soit revenu au-devant de l’actualité. Cependant, les deux films, très différents dans leur facture – mais tous deux dominés par deux actrices exceptionnelles, Rosamund Pike et Charlotte Le Bon – ne sont sans doute pas à la hauteur de l’événement raconté, et ce malgré les qualités de ces deux œuvres. Il reste le roman de Laurent Binet, traduit dans le monde entier, notamment en Tchéquie, et qui demeure l’œuvre de référence pour comprendre l’assassinat de Reinhard Heydrich par Jozef Gabčík et Jan Kubiš.

    Laurent Binet, HHhH, éd. Grasset, 441 p., 2010
    HHhH, de Cédric Jimenez, avec Jason Clarke, Rosamund Pike, Jack O'Connell, Jack Reynor, Mia Wasikowska et Thomas M. Wright, France, 2017, 120 mn
    Opération Anthropoid, de Sean Ellis, avec Jamie Dornan, Cillian Murphy, Charlotte Le Bon et Toby Jones, Grande-Bretagne – France – Tchéquie, 2016, 120 mn

  • Danser et aimer parmi les survivants

    Hans Jonas se demandait s’il était possible de croire en Dieu après Auschwitz (Le Concept de Dieu après Auschwitz, éd. Rivages, 1994). Le récit de Marceline Loridan-Ivens pose cette autre question : peut-on aimer après avoir été déporté ? Et surtout comment aimer ? C’est le thème de son témoignage, L’Amour après (éd. Grasset).

    Un petit mot d’abord sur cette auteure dont le nom de famille ne devrait pas laisser les cinéphiles indifférents. Marceline Loridan-Ivens était en effet la compagne de Joris Ivens, le documentariste d’origine néerlandaise surnommé "le hollandais volant", et qui a travaillé avec elle sur plusieurs films, dont Le 17e Parallèle, Comment Yukong déplaça les Montagnes ou Une histoire de Vent.

    Il est d’ailleurs question de lui dans L’Amour après, ce récit se voulant en effet comme un hommage au grand amour de Marceline Loridan-Ivens.

    Un hommage mais pas que : après un accident qui l’a laissée aveugle, l’auteur suit en effet le fil de ses souvenirs et parcourt ses archives, dont principalement sa correspondance. Le lecteur trouvera finalement assez peu de pages sur la déportation. Elle en avait parlé précédemment dans son récit, Et Tu n'es pas revenu (éd. Grasset). Bien entendu, il est question de quelques faits marquants survenus dans les camps, traumatisants pour la jeune adolescente de 15 ans, perdue au milieu de femmes. Une de ces femmes apparaît dans le récit : Simone Veil, droite, belle et forte, avec qui Marceline Loridan-Ivens ramènera une amitié pour la vie : "Maintenant qu’elle n’est plus là, je sens bien que je pleure à l’intérieur. Je l’ai dit au cimetière : nous nous sommes rencontrés pour mourir ensemble."

    Maurice Merleau-Ponty, Edgar Morin, Georges Perec et Joris Ivens

    L’Amour après s’interroge sur la manière dont la narratrice a appris à vivre parmi les hommes, au milieu des hommes et avec des hommes : "La survivante avait raté ses deux tentatives de suicide, c’est la preuve qu’une part d’elle voulait vivre."

    Marceline Loridan-Ivens fait appel à ses souvenirs pour inviter des hommes qui l’ont marquée, et parmi eux quelques figures célèbres : Joris Ivens bien sûr, mais aussi Maurice Merleau-Ponty, Edgar Morin ou Georges Perec. C’est assez singulièrement que le Saint-Germain-des-Prés que l’on connaît, celui de l’insouciance d’après-guerre devient un théâtre où, en creux, se dessinent les traumatismes de la seconde guerre mondiale.

    C’est avec un sens du combat hors du combat que Marceline Loridan-Ivens est parvenue à survire, vivre et aimer, nons sans mal. Et finalement dompter un passé indicible.

    Marceline Loridan-Ivens et Judith Perrignon, L’Amour après, éd. Grasset, 2018, 157 p.

  • Loup, où es-tu ?

    Nous avions laissé Thierry Berlanda au Nigéria avec Naija (éd. Du Rocher), un sombre et beau thriller d’anticipation dans lequel il était question de crimes sordides, de capitalisme et de manipulations génétiques. Cette fois, c’est à Sancerre, au cours du XVIe siècle, que l’écrivain et philosophe français a situé l’intrigue de son dernier roman L’Orme aux Loups (éd. De Borée).

    En plein règne d’Henri III, Fondari, un montreur d’ours itinérant, débarque avec son animal dans la petite ville du Berry, déchirée par les luttes intestines entre le seigneur des lieux et son bailli, et surtout traumatisée par les terribles guerres de religion.

    Quelques heures après l’arrivée du voyageur et de sa bête, une fillette disparaît, avant un premier meurtre. Ce n’est que le début d’une série sanglante. Le coupable est tout trouvé, d’autant plus que l’animal a disparu. Le montreur d’ours est donc arrêté. Un jeune homme intervient pour lui apporter son soutien : il s’agit du fils du comte de Sancerre, Joachim Bueil. Les deux hommes se lient dans une course à la montre épique.

    Polar historique pendant les guerres de religion

    Dans son polar historique, Thierry Berlanda réussit le tour de force de nous surprendre et de nous faire voyager dans un monde à la fois sombre, inquiétant et digne des contes et légendes. Le personnage du montreur d’ours est bien entendu le principal supplément d’âme du livre. Parler des guerres de religions et de ses conséquences est l’autre bonne idée de cet ouvrage : la série de conflits épouvantables qui ont ensanglanté l’Europe au XVIe siècle vient exacerber les animosités du fascinant bailli Danlabre, du comte Bueil et du curé Jacquelin.

    Thierry Berlanda, philosophe autant qu’écrivain, délaisse l’action brute au profit d’une intrigue intelligente et rondement menée où se mêlent politique, manipulations et religions, le tout dans une langue finement travaillée. La vérité saura, comme il se doit, surgir grâce à la sagacité d’un bailli caractériel, insupportable de roublardise et à la réputation sulfureuse.

    Pari réussi donc pour ce polar d’à peine 200 pages, intelligemment mis en scène dans une France minée par les guerres de religion.

    Thierry Berlanda, L’Orme aux Loups, éd. De Borée, 2017, 196 p.
    "Naija ou mutations en chaîne"

  • L’abîme est bordé de hautes demeures

    éric vuillard,allemagne,nazisme,hitler,munich,anschluss,autriche,goncourt,romanLe titre de cette chronique reprend l’une des phrases qui clôt le roman L’Ordre du Jour (éd. Actes Sud, prix Goncourt 2017). Sur une période historique bien connue et enseignée dans tous les lycées – l’escalade irrésistible vers la seconde guerre mondiale – le court, dense et passionnant ouvrage d’Éric Vuillard relate les faits d’armes diplomatiques, les lâchetés politiques comme les combines économiques qui ont donné quitus à Hitler et ses sbires pour avancer leurs pièces jusqu’au déclenchement du conflit planétaire en 1939.

    Le roman s’ouvre et se clôture sur les liens entre les pontes de l’industrie allemande (et ces fleurons bien connus : Krupp, BMW, Siemens, IG Farben ou Schell) et les responsables nazis pour une alliance qui se voulait gagnante-gagnante : aux uns des marchés assurés (pendant la future guerre, les entreprises alliées aux nazis bénéficieront également d’une main d’œuvre servile), aux autres un soutien financier capital, à quelques mois des élections de mars 1933 qui verront arriver Hitler à la Chancellerie.

    Un accord faustien

    Cet accord faustien est le premier acte d’une sorte de partie d’échecs à l’échec européenne. La suite a lieu dans les couloirs feutrés de la diplomatie. Elle a pour enjeu l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne. Éric Vuillard suit heure par heure les discussions, les manœuvres, les parties de poker-menteur, les mensonges, les dissimulations et surtout la lâcheté des pays occidentaux – France et Grande-Bretagne en tête – lorsque l’Anschluss de 1938 devient une réalité. Une réalité qui prend toute son apparence à la fois pathétique et cruelle lorsque l’auteur nous parle de l’invasion chaotique et picaresque de l’invasion, comme des drames humains qui se jouent en Autriche parmi la population juive. Il faut notamment lire cet ahurissant passage sur l’histoire des factures de gaz impayées à Vienne.

    Sous la plume d’Éric Vuillard, la diplomatie n’est plus qu’un jeu de dupe, une pièce de théâtre tragi-comique et surtout un instrument terrible au service d’une catastrophe humaine annoncée, et qui sera finalement validée par les accords de Munich le 29 septembre 1938. Hitler vient de gagner sa partie d’échecs. Plus rien ne pourra l’arrêter. On connaît les propos lucides d’Édouard Daladier à son retour d’Allemagne, lorsqu’à Paris une foule immense acclame le traité signé sensé sauver la paix : "Ah, les cons ! S’ils savaient !"

    Éric Vuillard, L’Ordre du Jour, éd. Actes Sud, 150 p. 2017

  • Que vaut le dernier Dan Brown ?

    Sauf à être totalement réfractaire, lire un Dan Brown est une vraie expérience en soi. Souvent imité, jamais égalé, le romancier américain est le maître des thrillers mêlant crimes, ésotérisme, sciences, arts et religions. Son dernier roman, Origine (éd. JC Lattès), respecte ce cahier des charges. On en demande pas plus. Mais au final, que vaut le dernier opus de Dan Brown ?

    Un personnage récurrent refait son apparition dans Origine : Robert Langdon, professeur en symbologie - et immortalisé à l'écran par Tom Kanks. Notre scientifique se mue une nouvelle fois encore en détective lors d’un voyage en Espagne. Son ami et confrère Edmond Kirsh, brillant futurologue et athée convaincu, est assassiné en plein cœur du Musée Guggenheim de Bilbao alors qu’il s’apprêtait à dévoiler au monde entier les résultats de recherches révolutionnaires. Ses révélations menaçaient à ce point de défriser les religions que les regards se portent en direction d’un prélat bien installé au sommet du pouvoir espagnol. Robert Langdon n’a que quelques heures pour découvrir les secrets de son ami. Le professeur prend son son aile la sémillante Ambra Vidal, directrice du Guggenheim et future reine espagnole. Ensemble, ils partent en en direction de Barcelone grâce à l’aide de Wilson, l’assistant très particulier d’Edmond Kirsh.

    Un excellent objet publicitaire pour Barcelone

    Courses poursuites, menaces d’un meurtrier insaisissable aux lourds secrets, suspects trop parfaits, neurones fonctionnant à plein : Dan Brown construit son intrigue avec le talent qu’on lui connaît. Menée tambour battant, la fuite du couple permet une visite en quatrième vitesse de l’Espagne et de la capitale catalane. Bilbao et son Guggenheim, Madrid et les palais royaux, Barcelone et les monuments de Gaudí : à coup sûr, les responsables touristiques espagnols trouveront dans ce Dan Brown un excellent objet publicitaire, comme cela l’avait été pour Paris avec le Da Vinci Code.

    Par ailleurs, comme souvent le thriller chez Dan Brown est un moyen de créer une intrigue autour de sujets a priori irréconciliables : religions et sciences, arts et techniques, informatique et symboles. Le tout avec un sens de la vulgarisation qui est à saluer.

    Soyons cependant honnête : bien que de bonne facture, Origine n’atteint pas le niveau qu’avait eu en son temps Da Vinci Code (je parle bien du livre, et non pas de sa version ciné très décevante). Il est vrai que l’on part de loin. Dans Origine, le secret découvert par Robert Langdon et Ambra Vidal pourra laisser le lecteur sur sa faim. Si surprise il y a, elle est plutôt à chercher du côté de l’une des plus belles trouvailles de l’auteur américain : cet étrange et fascinant Wilson.

    Si l’on ajoute enfin que le Dan Brown se lit d’une traite, voilà qui pourra malgré tout finir de convaincre celles et ceux à la recherche d’un bon – et intelligent – polar.

    Dan Brown, Origine, éd. JC Lattès, 2017, 566 p.
    http://danbrown.com