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Quelques semaines avant que Bla Bla Blog ne commence son hors-série spécial sur Tatiana de Rosnay, Augustin Trapenard proposait un numéro de son émission culturelle21CM à la femme de lettres franco-anglaise.
Ce numéro passionnant et réjouissant, toujours en replay sur Canal+, dévoile un peu de l’univers de Tatiana de Rosnay. Et l’on apprend que l’auteure d’Elle s’appelait Sarah voue une passion pour Virginia Woolf, utilise l’anglais ou le français dans l’écriture au gréé de ses idées, utilise le parfum d’une manière particulière et sait être une vraie dancing queen, preuve à l’appui…
Augustin Trapenard a l’art de mener son interview avec un mélange de sérieux, de légèreté, de respect et de fantaisie. Et lorsque l’écrivain joue le jeu, à l’exemple de Tatiana de Rosnay, cela donne un formidable numéro. Il est à découvrir maintenant, si, comme Bla Bla Blog, vous étiez passés à côté jusque-là.
Le Voisin ne fait certainement pas partie des ouvrages les plus connus de Tatiana de Rosnay. Il mérite pourtant à plus d’un titre qu’on le découvre ou redécouvre. Sorti en 2000 chez Plon avant d’être réédité chez Héloïse d’Ormesson, il fait partie de ces romans qui vous prennent à la gorge et vous laissent complètement KO debout.
Qui aurait pu dire que Tatiana de Rosnay maîtrise à ce point le thriller psychologique et se montre sous les traits d’une auteure capable de manipuler son lecteur ? Son lecteur et son héroïne : car c’est une femme autour de laquelle se tisse une intrigue d’une perversité digne d’Alfred Hitchock.
Elle se nomme Colombe et fait partie de ces jeunes femmes transparentes : un couple sans relief, un mari souvent en déplacement professionnel, deux garçons en bas âge qu’il faut élever, une carrière terne dans l’édition où elle sert de nègre et, depuis peu, un tout nouvel appartement dont elle doit s’occuper.
C’est du reste cet appartement qui va être au centre des problèmes de Colombe. Peu de temps après son aménagement, Colombe est réveillée par de la musique venue de l’appartement du dessus, un tapage nocturne sous fond de Rolling Stones. Les nuits suivantes, le boucan se répète, encore et encore, toujours aux mêmes heures de la nuit. Les désagréments et les nuits blanches sont d’autant plus cauchemardesques qu’il semble que Colombe soit la seule que le bruit dérange : son mari ne la croit pas et ses voisins lui font un portrait très respectable de ce voisin bruyant, un certain docteur Faucleroy.
Si Hitchcock avait été féministe, c’est sans aucun doute ce roman qu’il aurait écrit
Une guerre psychologique semble être déclarée entre Colombe et cet homme discret qui vit à quelques mètres au-dessus d’elle. La jeune femme introverti et transparente, qui voit toute sa vie – et y compris son couple – se lézarder, se transforme bientôt en tigresse prête à tout pour retrouver la paix et faire taire son voisin – à moins que le silence ne soit finalement pire que tout.
Dans Le Voisin, Tatiana de Rosnay revendique les influences de son roman noir : Alfred Hitchcock et Daphné du Maurier en premier lieu : le huis-clos pesant, une histoire de voisinage délétère renvoyant à Fenêtre sur Cour, le personnage ambivalent qu’est Colombe, une femme effacée et frustrée cachant des pulsions inconnues, sans oublier cette Rebecca (la référence à Alfred Hitchcock et Daphné du Maurier est assumée), une "anti Colombe", que Tatiana de Rosnay transforme assez astucieusement en révélatrice des aspirations profondes de la petite nègre des éditions de l’Étain.
L’auteure de Manderley for ever déploie sur 250 pages un roman à suspense maîtrisé de A à Z. elle tient son intrigue jusqu’au bout, dans cette histoire d’obsessions, de prison dorée et de folie domestique : un authentique thriller dans lequel il est aussi question de l’aliénation d’une femme prise au piège d’une vie sans aspérité. Gageons que si Hitchcock avait été féministe, c’est sans aucun doute ce roman qu’il aurait écrit. Que Le Voisin devienne une adaptation cinéma n’aurait rien d’étonnant, et pourrait bien remettre au goût du jour ce polar intelligent et d’une belle acidité.
Qui mieux que Tatiana de Rosnay pouvait parler de Daphné du Maurier ? Manderley for ever (éd. Albin Michel / Héloïse d’Ormesson) est la biographie vivante de l’une des plus grandes auteures de la littérature anglaise, une femme passionnante qui a arpenté le XXe siècle, de 1907 à sa mort en 1989, qui a côtoyé l’aristocratie guindée anglaise avant de s’émanciper et de connaître la gloire grâce à son plus célèbre ouvrage, Rebecca (1938).
Ce personnage de Rebecca va, du reste, accompagner Daphné du Maurier tout au long de sa vie, jusqu’à faire de l’ombre aux autres grands livres qu’elle publie et que pourtant le public de l’époque dévore (L'Auberge de la Jamaïque ou Ma cousine Rachel). L’adaptation cinéma de Rebecca par Alfred Hitchcock en 1940 (avec Joan Fontaine et Laurence Olivier dans les rôles titres) assoit la notoriété d’une auteure bien plus complexe que ce que les critiques veulent bien dire d’elle. L’écrivain populaire, considéré par les mauvaises langues comme "facile" et "sentimentale", influencé par le roman gothique et marqué par l’œuvre des sœurs Brontë, est aussi une maîtresse du thriller psychologique, comme elle le démontrera dans la nouvelle des Oiseaux, elle aussi adaptée par Hitchcock.
Tatiana de Rosnay propose dans cette biographie de suivre les pas de Daphné du Maurier, si consciente du poids de Rebecca dans son œuvre qu’elle intitule son livre du nom de la propriété imaginaire de Mme de Winter. "J’ai rêvé la nuit dernière que je retournais à Manderlay." C’est ainsi que commence Rebecca, et c’est aussi de cette manière que Tatiana de Rosnay appréhende son travail sur Daphné du Maurier.
Les cinq chapitres de Manderley for ever s’ouvrent sur des pérégrinations géographiques de l’auteure franco-anglaise, de Londres (période 1907-1925) à Kilmarth en Cornouailles (1969) en passant par Menabilly.
Menabilly est le Manderley de Daphné du Maurier : une propriété magnétisante qu’elle va louer pendant vingt ans. Tatiana de Rosnay fait de ce manoir un endroit unique pour lequel l’auteure de Rebecca va avoir un coup de foudre dès sa découverte en 1928 : "Daphné ne parvient pas à chasser de son esprit les images de la maison. Pourquoi est-elle posséder à ce point par un passé qui n’est pas le sien, hantée par la mémoire des murs d’un manoir abandonné ?"
Pérégrinations géographiques
L’identification de Manderley à Menabilly conduit inévitablement à voir dans Rebecca un double de Daphné du Maurier, de la même manière que sa célèbre héroïne l’est de la seconde épouse de monsieur de Winter. La question de l’identité et du double est d’ailleurs ce qui rythme toute la vie de Daphné du Maurier. Identité familiale, avec la place considérable de son père Gerald, un comédien adulé en ville et un envahissant modèle à la maison, à la fois adoré et craint. Identité familiale toujours, avec une généalogie dont Daphné du Maurier est parvenue à dénouer le vrai du faux en retrouvant ses origines jusque dans la Sarthe et faire taire les légendes sur ses aïeux. Identité sexuelle aussi : dans une Grande-Bretagne rigoriste héritée de l’époque victorienne, la future Madame Browning, du nom son époux, ce commandant de terre britannique – et héros malgré lui d’Un Pont trop loin –, est une femme guidée d’abord par ses passions et par quelques grands amours secrets, la plupart des femmes : Fernande Yvon, la directrice du pensionnat de Meudon où la jeune londonienne part étudier, Ellen Doubleday, l’épouse de son éditeur new-yorkais ou bien l’actrice Gertrude Lawrence dont le décès soudain la marquera cruellement.
Daphné du Maurier est une femme sans cesse tiraillée entre une vie paisible à Menabilly pendant laquelle l’écriture est son activité essentielle, et ses questionnements personnels qui l'obsèdent, de la même manière que Rebecca de Winter hantait la jeune épouse de son mari. "Quel ennui d’être une fille," lui fait dire Tatiana de Rosnay au début de sa vie. Un garçon croisé à Londres pendant sa jeunesse, Éric Avon, devient ainsi un modèle et son double masculin qui lui permettra de se battre contre les préjugés de son époque. Daphné du Maurier, bien en avance sur son temps, était une femme en guerre pour sa liberté, qui en a connu le goût grâce à la littérature mais qui a aussi dû se plier aux injonctions de son époque. De ce point de vue, les relations qu’elle a tissées avec ses grands amours que furent Fernande Yvon, Ellen Doubleday ou Gertrude Lawrence sont à la fois d’un romanesque et d’une cruauté implacable.
Derrière une des œuvres les plus lues de la littérature anglaise se cachait un des plus beaux exemples de l’émancipation féminine. Comme le disait le Los Angeles Times après son décès : "Toute sa vie, Mlle Du Maurier batailla, en vain, pour ne pas être étiquetée comme écrivain ‘romantique.’" Sans nul doute, l’expression "en vain" n’a plus lieu d’être depuis la parution, il y a trois ans, de cette biographique exemplaire de Daphné du Maurier.
Tatina de Rosnay, Manderley for ever, éd. Albin Michel / Héloïse d’Ormesson, 2015, 459 p. http://www.tatianaderosnay.com
C’est avec À l’Encre russe que Bla Bla Blog commence son hors-série sur Tatiana de Rosnay. Après ces deux romans historiques (Elle s’appelait Sarah et Rose), l’auteure surprenait, pour ne pas dire qu’elle prenait à contre-pied, ses lecteurs avec cette histoire d’anti-héros et d’écrivain à succès contraint de respecter ses engagements littéraires dans un palace italien.
Nicolas Duhamel, ou Nicolas Kolt pour le grand public, a signé l’Enveloppe, un best-seller français international devenu une adaptation cinéma réussie avec Robin Wright. Du jour au lendemain, ce jeune homme qui peinait à joindre les deux bouts et était obligé de vivre chez sa mère, devient une star de l’édition. Tout lui réussit, malgré une séparation difficile avec Delphine, la femme qui a connu son virage vers le succès. Un succès qui a son revers, car Nicolas s’est transformé en un sale gosse capricieux qui décide de traîner sa nouvelle petite amie Malvina au Gallo Negro, un hôtel réservé à la jet-set. Quatre ans après la parution de son roman à succès, le lieu retiré du monde et loin des sollicitations semble être l’endroit idéal pour se remettre à écrire. En vain. Loin de se projeter vers son futur livre, ardemment réclamé par son éditrice, Nicolas est sous l’eau. Il ressasse son premier livre, L’Enveloppe. Ce roman lui revient comme un boomerang dans ce palace italien où se jouera l’une des plus grandes étapes de son existence.
Un sale gosse capricieux
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le pitch d’À l’Encre russe, Tatiana de Rosnay met au second plan le sujet assez classique des affres de la création littéraire. Ce qui l’intéresse, comme souvent, est la construction de soi à travers les liens de sang et les secrets de famille. Ici, ces secrets sont dévoilés par petites touches, au fur et à mesure que Nicolas revient sur l’héroïne de son livre, Margaux Dansor, en réalité son double féminin.
Un double comme Nicolas pourrait d’ailleurs l’être pour Tatiana de Rosnay. À l’Encre russe est de ce point de vue l’un des livres les plus personnels de l’auteure de Manderley for Ever : les racines russes, la mort en mer du père de Nicolas en 1993 qui renvoie à la disparition en mer du véliplanchiste surfeur Arnaud de Rosnay, la rencontre épéhmère avec une vieille dame russe naufragée et bien entendu le succès littéraire qui n’est pas le plus mince des traits communs entre Tatiana de Rosnay et Nicolas Duhamel. Sans oublier le prénom même de son personnage principal, qui n’est pas sans renvoyer à Nicolas Jolly, le mari de l’auteure.
Un terme n’est pas utilisé tout le long des 350 pages de ce quasi huis-clos au bord de la Méditerranée : celui de "dépression". Sans doute est là l’une des clés de ce roman sombre et grinçant de Tatiana de Rosnay qui, après ses héroïnes (Sarah, Rose, Colombe ou Margaux), choisit de suivre un homme devenu suffisant, insupportable et pathétique après le succès de son premier livre. Nicolas Duhamel, dont l’explication du pseudonyme – Kolt – sera le fil conducteur d’À l’Encre russe, se débat, tel un poisson rouge dans un bocal, au milieu d’une galerie de personnages secondaires croqués avec soin par Tatiana de Rosnay. Elle ne se prive pas, au passage, d’égratigner le milieu de l’édition, avec notamment la charismatique et ténébreuse Dagmar Hunoldt.
De vraies interrogations en fausses pistes, en passant par des coups de colère homériques, Nicolas Duhamel/Kolt, cet inoubliable salaud, se verra transfiguré dans les dernières pages en un de ces héros ordinaires, à la faveur d’un coup de théâtre incroyable.
Avant de commencer ce hors-série sur Tatiana de Rosnay et la publication de chroniques sur ses livres, il paraissait logique de lister ses publications :
Outre ces romans et les essais sur Daphné du Maurier (Manderley for ever) et sur Tamara de Lempicka (Tamara par Tatiana), s’ajoutent des recueils de nouvelles, une adaptation en BD d'Elle s'appelait Sarah et d'autres textes plus rares :
Question : quelle personne de lettres françaises est aujourd’hui la plus lue en Europe et aux États-Unis, et peut se targuer d’être suivie en France par des fans de plus en plus nombreux ? Marc Levy ? Guillaume Musso ? Vous n’y êtes pas du tout : il s’agit de Tatiana de Rosnay. Ses admiratrices et admirateurs ne sont d’ailleurs sans doute pas passé à côté de la très belle interview qu’elle a accordé au magazine Flow, dans son édition de septembre.
L’éclosion de cette auteure majeure a débuté avec Elle s’appelait Sarah, sorti en 2007, et vendu à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde, traduit dans presque 40 langues et adapté au cinéma en 2010. Pour autant, l’œuvre de Tatiana de Rosnay ne doit pas se résumer à ce best-seller, aussi bouleversant soit-il. Aujourd’hui, la sortie de chacun de ses livres fait figure d’événements, à l’exemple de Sentinelle de la pluie, sorti cette année.
Bla Bla Blog commence cette semaine un hors-série sur cette femme de lettre passionnante et attachante. Nous parlerons de l’ensemble des ouvrages qu’elle a publiés à ce jour. À L’Encre russe, la biographie de Daphné du Maurier, Manderley For Ever et bien entendu Elle s’appelait Sarah seront les premiers livres dont nous parlerons. D'autres ouvrages moins connus seront également chroniquées.
Voici quelques mois passionnants en compagnie de Tatiana de Rosnay qui nous attendent...
Grand roman sur la guerre, cinglante satire sociale et portraits croisés d’anti-héros flamboyants, Au revoir Là-haut a réussi le tour de force de réconcilier grand public, critiques et milieu littéraire, qui ne s’est pas trompé en lui décernant le Prix Goncourt.
Nous étions en 2013 à la sortie du livre de Pierre Lemaitre et les commémorations du centenaire de la Grande Guerre n’avaient pas commencé. Quatre ans plus tard, à quelques mois de la célébration du centenaire de l’armistice du 11 novembre, il n’est pas trop tard pour lire ou relire Au revoir Là-haut, d’autant plus que l’adaptation de et avec Albert Dupontel nous rappelle la force d’une histoire aussi simple que géniale.
Le 2 novembre 2018, à quelques jours de la fin des hostilités, le capitaine Henri d’Aulnay-Pradelle, un être "à la fois terriblement civilisé et foncièrement brutal," lance une charge aussi inutile que dangereuse contre les tranchées allemandes, moins pour son utilité tactique que pour sa gloriole personnelle. Parmi les victimes de l’attaque figurent Albert Maillard, un brave gars gentil, "de tempérament légèrement lymphatique," enterré vivant dans un trou d’obus avant d’en sortit miraculé, et surtout Édouard Péricourt qui deviendra une gueule cassée après avoir perdu la moitié de son visage. Une fois revenus parmi les vivants, le mutilé convainc Maillard de ne pas dévoiler son infirmité à sa sœur Madeleine et surtout à son père, l’homme d’affaire et millionnaire Marcel Péricourt. Aux yeux de tous, il doit figurer parmi les morts du conflit et tomber dans l’anonymat.
La guerre terminée, plus rien n’est comme avant. Fort de sa carrière d’officier, Henri d’Aulnay-Pradelle s’est enrichi grâce à l’appel d’offres de l’État sur les inhumations des poilus et les immenses cimetières. Il s’est également marié avec Madeleine Péricourt, ce qui ne m’empêche pas de la tromper sans vergogne. Pour Albert et Édouard, l’avenir est plus sombre : ils vivent dans une modeste pension, sans croire au lendemain. Alors qu’Albert traficote pour récupérer des fioles de morphine destinées à son ami, celui-ci s’évertue à cacher son visage défiguré à l’aide de masques aussi fantasmagoriques les uns que les autres. Un jour, Édouard dévoile à son ami un projet d’escroquerie qui doit les tirer d’affaire. Il met à profit ses talents de dessinateur pour mettre au point une supercherie sur le dos des morts de la Grande Guerre. Et contre toute attente, ce projet, aussi amoral et improbable soit-il, fonctionne au-delà de toutes les espérances.
Ces fameux masques, dadaïstes et surréalistes...
Pierre Lemaitre a écrit un roman brillant, facétieux et tragique. C’est en transportant le lecteur au tout début des années folles qu’il se fait le pourfendeur de toutes les guerres et tous les nationalismes. À y regarder de près, il n’y avait qu’Albert Dupontel pour rendre sur écran toute la verve de l’auteur et en faire une fresque grinçante et sombre. L’auteur de 9 Mois ferme a pris à bras le corps le pavé de 620 pages de Pierre Lemaitre, a resserré l’intrigue avec justesse sans trahir l’auteur – qui a d’ailleurs participé au scénario – et a enrichi l’histoire de cette escroquerie et de ces anciens soldats perdus de la Grande Guerre.
Qui d’autres que Dupontel pouvait interpréter le soldat Maillard, cet homme frustre, naïf mais courageux ? Laurent Lafitte, lui, excelle dans le rôle de cette fripouille qu’est Henri d’Aulnay-Pradelle. Quant à Nahuel Pérez-Biscayart, il campe un Édouard Péricourt brisé, muet mais capable de comportements audacieux. Gueule cassée condamnée à vivre en marge de son époque, et désireux de se couper de son père (Niels Arestrup), il devient paradoxalement la représentation vivante des années folles, cachant son visage cabossé et ses illusions tout autant détruites derrière des masques.
Parlons justement de ces fameux masques, dadaïstes et surréalistes... Cécile Kretschmar est la créatrice de ces accessoires à l’importance considérable. "Édouard ne les portait jamais deux fois, le nouveau chassait l’ancien qui était alors accroché avec ses congénères, sur les murs de l’appartement, comme des trophées de chasse ou la présentation de déguisements dans un magasin de travestis."
Citons enfin le personnage de Louise (la magnétique et toute jeune actrice Heloïse Balster) : celle qui devient la voix, les oreilles et l’assistante aux masques du fils Péricourt est intelligemment utilisée dans le film, jusqu’à devenir une protagoniste pleinement utilisée dans cette histoire de commerce des vivants sur les morts.
Roman proche de la perfection, Au revoir Là-haut – dont le titre est un hommage à la dernière phrase de Jean Blanchard, fusillé le 4 décembre 1914 – est aussi l’exemple d’une adaptation réussie à montrer dans toutes les écoles de cinéma. Un grand livre et un grand film. À voir et à lire, ou inversement.
Pierre Lemaitre, Au Revoir Là-haut, éd. Albin Michel, 2013, 620 p. Au Revoir Là-haut, d’Albert Dupontel, avec Albert Dupontel, Laurent Lafitte, Nahuel Pérez Biscayart, Niels Arestrup, Émilie Dequenne, Mélanie Thierry et Heloïse Balster, 2017, 115 mn
La journaliste Delphine Minoui a sorti il y a un an l’un des meilleurs reportages sur la guerre civile qui ravage la Syrie depuis 2011. Les Passeurs de Livres de Daraya (éd. Seuil) est une enquête passionnante autour de ce qui pourrait s’apparenter à un micro-événement au sein d’un des plus importants conflits du Proche-Orient : la création par des résistants syriens au régime de Bachar-el-Assad d’une bibliothèque à partir de livres récupérés dans les décombres de Daraya, dans la banlieue de Damas.
À partir de 2013, sous un une apocalypse de feu, de bombes et de balles, quelques soldats rebelles récupèrent des milliers de livres abandonnés par leurs propriétaires. Drôle d’idée, et surtout initiative un peu vaine dans un pays qui ne parvient même pas à compter ses dizaines de milliers de morts. Et pourtant, rapidement, cette forme de résistance devient capitale pour ces hommes qui, pour la plupart, n’ont jamais eu d’intérêt particulier pour la lecture – et pour cause : le régime des Assad muselle depuis plusieurs dizaines d’années la vie intellectuelle du pays. Les ouvrages recueillis sont destinés à revenir à leurs propriétaires une fois la paix venue. Mais, en attendant, ils sont rassemblés dans une bibliothèque clandestine.
Victor Hugo, Saint-Exupéry, la philosophie et des ouvrages de développement personnel
Dans un lieu farouchement protégé, car symbole de la résistance syrienne, les lecteurs-soldats mènent une guerre idéologique – qui est aussi pour beaucoup d’entre-eux la découverte de la liberté d’expression. Et l’on découvre grâce Delphine Minoui, qui a interrogé ces résistants via Skype et WhatsApp, d’étonnants et émouvants témoignages. Ces jeunes hommes, que rien ne prédestinait ni aux armes ni à la lecture, parlent de leur bibliothèque et des ouvrages qu’ils protègent et lisent avec ardeur. La journaliste révèle les auteurs et les types de livres consultés, et souvent interdits par le régime de Bachar-el-Assad : Victor Hugo, Saint-Exupéry, de la philosophie, de la théologie, des sciences et, plus étonnant, des ouvrages de développement personnel.
De chapitre en chapitre, Delphine Minoui retrace les vies minuscules d’Abou el-Ezz, Ahmad, Hussam ou Ustez, des destins brisés plongés malgré eux dans la grande histoire qui est en train de se faire. Au cœur du carnage syrien, ces hommes luttent pour retrouver des jours meilleurs, avec une bibliothèque qui leur indique des chemins en pointillé.