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Livres et littérature - Page 61

  • Aux armes citoyens... et cætera

    "Je suis un insoumis et qui a redonné La Marseillaise son sens initial ! Et je vous demanderai de la chanter avec moi !"

    La scène se passe le 4 janvier 1980 à Strasbourg, dans le cadre d’un concert de Serge Gainsbourg, concert qui, du reste, n’aura jamais lieu. L’essai de Laurent Balandras, La Marseillaise de Serge Gainsbourg, Anatomie d’un Scandale (éd. Textuel) s’ouvre sur ce moment phare de l’histoire de la chanson française, coup de tonnerre médiatique autant que virage artistique dans la carrière de l’homme à tête de chou.

    L’essai de Laurent Balandras est exemplaire à bien des égards. En retraçant le contexte de La Marseillaise version reggae de Gainsbourg (et intitulée Aux Armes et cætera), il ausculte les tenants et les aboutissants d’un scandale qui dépasse largement le simple contexte musical.

    En janvier 1979, Serge Gainsbourg, toujours en quête de renouvellement musical, enregistre en quelques jours à la Jamaïque l'album Aux Armes et cætera. L’auteur d’Initials BB a, par le passé, puisé son inspiration dans le jazz, les percussions africaines, la pop anglaise ou le rock. Cette fois, c’est sur le reggae que Gainsbourg jette son dévolu, convaincu par son directeur artistique Philippe Lerichomme après l’écoute de la première version de Marilou Reggae dans l’album L’Homme à Tête de Chou (1976). Parmi les 12 titres enregistrés figure cette fameuse Marseillaise revisitée dans un style reggae, "un chant révolutionnaire sur une musique révolutionnaire" comme l’expliquera inlassablement le chanteur en pleine tourmente.

    L’album Aux Armes et cætera sort le 13 mars 1979. Le scandale éclate moins de trois mois plus tard lorsque le futur académicien Michel Droit publie dans Le Figaro Magazine une violente tribune contre "l’outrage à l’hymne national" que constitue cette Marseillaise reggae : "un rythme et une maladie vaguement caraïbe… à l’arrière-plan, un chœur de nymphettes émettant des onomatopées totalement inintelligibles… et au ras du micro, d’une voix mourante, exhalant comme on ferait des bulles dans de l’eau sale, des paroles empruntées à celles de … La Marseillaise." L’ancien résistant va plus loin en s’attaquant à l’artiste : "œil chassieux, barbe de trois jours, lippe dégoulinante… débraillé… crado…" La charge de Michel Droit atteint des sommets lorsqu’il considère qu’en adaptant La Marseillaise à des fins mercantiles ("en tirer profit aux guichets de la Sacem"), l’initiative du chanteur porte "un mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires". Autrement dit, par son acte "provocateur" contre l’hymne national, Serge Gainsbourg est accusé de favoriser l’antisémitisme… en raison de ses origines juives. Cet article donne le départ d'un scandale si brutal que Gainsbourg en restera définitivement meurtri.

    Relatant cette affaire, Laurent Balandras ne se contente pas de dresser l’historique de ce qui n’était au départ qu’une adaptation moderne - et exotique - de l’œuvre de Rouget de Lisle. Il retrace aussi en quelques pages l’enfance du petit Lucien Ginsburg, fils d’immigrés russes et de culture juive. Il rappelle que, né en 1926, le futur Serge Gainsbourg a été élevé dans l’amour de la culture française, dans une famille laïque, naturalisée et amoureuse de son pays d’adoption. Musicien très jeune, pianiste classique, il échappe de peu à la déportation comme d’ailleurs ses parents et ses sœurs. Un véritable traumatisme, comme le rappelle Laurent Balandras et qui resurgira en 1979 à la faveur d’un article haineux écrit par l'ancien résistant Michel Droit.

    Cet essai sur La Marseillaise de Gainsbourg abandonne le chanteur le temps d’un chapitre pour s’intéresser à l’histoire de l’hymne national. Il se nommait à l’origine Le Chant de l’Armée du Rhin, et a été composé en avril 1792 à Strasbourg (et oui !) par Claude Joseph Rouget de Lisle, modeste officier et musicien amateur. Un chant révolutionnaire donc, comme le rappellera Serge Gainsbourg deux siècles plus tard. Laurent Balandras rappelle l’histoire tumultueuse de ce chant patriotique qui est devenu un hymne national après pas mal de déboires… et d’adaptations, jusqu'à la version de Gainsbourg, Aux Armes et cætera.

    Au sujet de ce titre, le chanteur rappellera qu’il respecte un manuscrit original de Rouget de Lisle. Laurent Balandras nuance cependant ses propos : "Les paroles reproduites dans le Larousse contiennent cette indication afin de ne pas réécrire sempiternellement le refrain. C’est presque vrai à cette nuance que la mention exacte est Aux armes, citoyens… etc."

    L’album reggae de Gainsbourg, vendu à plus d’un million d’exemplaire, est un succès inédit pour le musicien. À 50 ans, l’auteur de La Chanson de Prévert ou de L’Eau à la Bouche devient un artiste populaire, adoré par la jeunesse et considéré avec respect par la profession. Le jour de gloire est arrivé, donc. Cependant, "la fête est brutalement gâchée par l’article scandaleux de Michel Droit." Serge Gainsbourg conservera toute sa vie dans ses archives les pièces qui ont constitué ce scandale de La Marseillaise "jamaïcaine" : lettres d’injures ou de soutiens, coupures de presse, photographies, télégrammes. La reproduction de quelques-unes de ces pièces à conviction constitue l’une des grandes richesses de l’ouvrage de Laurent Balandras. Elles illustrent à elles seules le degré de violence contre l’artiste, empêché à plusieurs reprises de se produire sur scène, ce qui ne l’empêchera pas de partir à la rencontre de son public. Mais c’est un homme blessé qui sort de cette épreuve : "Si les attaques de Michel Droit ont meurtri Gainsbourg, l’affront de Strasbourg l’a anéanti… Certes, il se doutait bien qu’une Marseillaise en reggae allait défriser quelques implants mais de là à menacer physiquement des saltimbanques…"

    À partir de 1980, Serge Gainsbourg endosse un nouveau costume et se mue en Gainsbarre, son "double monstrueux" et provocateur, désinhibé, dépressif et (faussement?) alcoolisé. Sa vie privée est chambardée. Il quitte sa muse Jane Birkin, fréquente un temps Catherine Deneuve, avant de rencontrer sa dernière compagne, Bambou : Ecce homo, comme le dit la chanson phare de son album suivant Mauvaises Nouvelles des Étoiles (1981).

    Mais l’ultime pied de nez de ce scandale, sur fond de patriotisme antisémite, viendra le 13 décembre 1981. Ce jour-là, contre vents et marées, Serge Gainsbourg achète pour 135 000 francs un manuscrit autographe de La Marseillaise rédigée en 1833 par Rouget de Lisle. Il racontera ainsi son retour de la salle des ventes, avec cette pièce historique : "Le retour de Versailles fut grandiose. J’étais accompagné par Phify, garde du corps, videur au Palace, d’origine polonaise. Il y avait Bambou, ma petite amie, une Niak. Moi, je suis russe, juif et la voiture c’était une Chevrolet, une américaine ! Et sur la banquette arrière, y’avait le manuscrit original de La Marseillaise ! Étonnant !"

    Laurent Balandras, La Marseillaise de Serge Gainsbourg,
    Anatomie d’un Scandale
    , éd. Textuel, 159 p.

  • La soumission, ça s’apprend tôt

    la-petite-barbare-pave.jpg"La soumission, ça s’apprend tôt", dit, dans les dernières pages du roman d’Astrid Manfredi, La petite Barbare, celle qui se fait appeler ainsi. Elle n’a ni prénom ni nom. Toutefois, les lecteurs attentifs reconnaîtront derrière ce personnage fictif celui de l’appât ayant conduit Illan Halimi entre les griffes du Gang des Barbares. En 2006, le jeune homme avait péri après trois semaines de captivité et de tortures. Quelques années plus tard, la fille de ce gang avait été au centre d’un autre fait divers : emprisonnée à Versailles, elle aurait fait l’objet d’un traitement de faveur après avoir séduit un gardien de prison puis le propre directeur de la prison !

    S’agit-il d’un roman sur cette double affaire ? Non.

    L’auteure relate la séquestration et le décès dIllan Halimi en quelques pages. Et si les avances sexuelles de la petite barbare sont développées, il s’agit moins de relater un fait divers sordide que mettre en relief les motivations d’une jeune femme paumée.

    Ce dont il est question dans La petite Barbare c’est bien de misère matérielle et intellectuelle ainsi que d’une lutte des classes contre toute forme d’oppression, qu’elle soit économique ou machiste. On sort groggy de ce roman coup de poing, cri de haine d’une fille dont le seul espoir réside dans la violence et le mépris du genre humain – et masculin.

    Astrid Manfredi, La petite Barbare, éd. Belfond, 154 p.
    http://laisseparlerlesfilles.com

  • Confucius, l’anti-Hegel

    Connaissons-nous Confucius ? En nos latitudes, le nom de ce penseur chinois, né en -551 sous la dynastie des Zhou et mort à 72 ans en -479, n’est pas inconnu. Figure majeure de la pensée dans un pays dont la civilisation était ancienne de plusieurs millénaires à sa naissance, kŏng zĭ (maître Kong), plus que n’importe quel autre penseur, a laissé une postérité exceptionnelle : 3 000 disciples qu’il a formés, une généalogie de descendants estimé à trois millions de personnes et un héritage intellectuel qui continue de façonner la Chine d’aujourd’hui.

    Quel philosophe occidental peut se targuer d’une telle influence ? Aucun.

    Pour autant, Confucius reste plutôt discret en Occident. L’essai de Cyrille J.-D. Javary, Sagesse de Confucius (valeurs, propositions et aphorismes) est un brillant et passionnant moyen d’entrer en contact avec "le maître accompli" (kŏng fūzĭ).

    La première traduction de ses Entretiens, retranscriptions a posteriori de ses enseignements oraux (à l’instar de Socrate) ne date "que" de 1687. Elle nous vient des Jésuites qui ont latinisé son nom, tout en faisant de lui une figure pré-christique (avec "l’intuition du message de Jésus" mais sans "la complète révélation chrétienne", dit l’auteur). En commettant ce contre-sens philosophique, les Jésuites ont paradoxalement contribué à asseoir la postérité de Confucius hors de Chine. En Europe, nous apprend Cyrille J.-D. Javary, Leibniz et Voltaire saluent en lui le "moraliste pragmatique", pouvant être comparé à Montaigne – et opposé à Machiavel. Diderot lui consacre un long article dans l’Encyclopédie. Par contre, Hegel n’aura pas de mots assez durs pour critiquer Confucius. À ses yeux, le penseur chinois ne méritait pas d’être traduit, son tort étant de n’avoir laissé aucun système philosophique digne de ce nom. Cette opposition Hegel-Confucius explique d’ailleurs le titre de cet article, tant le gouffre semble gigantesque entre ces deux intellectuels.

    L’essai de Javary est construit avec un grand sens de la clarté et de la vulgarisation. L’auteur nous prend par la main pour nous emmener au plus près de la vie, de l’enseignement et de l’influence de ce philosophe fondamental. Sagesse de Confucius est partagé en trois parties : "Confucius et son temps", "De Confucius au confucianisme" et "L’enseignement de Confucius". L’ouvrage se termine par les traditionnels index et biographie, précédant 16 cartes illustrées détachables.

    La première partie s’intéresse à la vie de Confucius et à son époque. C’est l’occasion pour l’auteur de brosser à grand trait un tableau de la Chine ancienne. Pour qui connaît peu cette civilisation (c’est le cas du bloggeur), ces cinquante premières pages sont une entrée en matière impeccable. La vie de Confucius, de sa naissance légendaire à son inhumation dans la forêt des Kong, est décrite au plus près, que ce soit dans son engagement philosophique ou dans son quotidien. Confucius, homme de pensées, se distingue tour à tour comme un homme d’affaire (intendant), homme d’enseignement (il ouvre la première école privée du monde) homme public, homme politique puis ministre, avant un exil. Confucius a suffisamment œuvré parmi ses contemporains pour propager les bases d’une philosophie pratique.

    La portée de son enseignement est l’objet de la deuxième partie. Lorsque Hegel regrette chez Maître Kong l’absence d’un système philosophique "à l’occidental", il a raison. Mais c’est justement ce côté pragmatique – je parlais de philosophie pratique – qui fait encore aujourd’hui le triomphe de Confucius. Le triomphe mais aussi l’altération lorsque le confucianisme transforme la justesse d’un enseignement "par induction" (Confucius apprenait à ses élèves "à trouver en eux… Il n’explique pas, il incite") en un dogme récupéré par les pouvoirs chinois, au point de créer une nouvelle classe sociale : les "lettrés" confucéens. Le lecteur apprend du reste que le confucianisme, un temps méconnu et raillé, a bien failli disparaître, rejeté par le nouvel Empire Qin qui appréciait peu la liberté d’expression des successeurs de Confucius. En -213, l’empereur et son chancelier Li Shi imposent la destruction de tous les écrits confucéens, sous couvert d’une normalisation culturelle du pays. Mais non seulement les préceptes de Maître Kong échappent à cette proscription mais le confucianisme sort renforcé durant la dynastie suivante, celle des Han (-206 – 220), faisant du confucianisme puis du néo-confucianisme (à partir du XIIIe siècle, sous les Song) une idéologie officielle, dans ce qu’elle a de pire. Cyrille J.-D. Javary ne cache pas sa sévérité sur cette dérive, Confucius étant récupéré pour réformer, museler et corseter la société, "et, pire encore, torturer les femmes chinoises en faisant d’une mode stupide et cruelle, le bandage des pieds des petites filles… une « coutume » sanctifiée par le temps." Ce rigorisme va être lourd de conséquence durant le XXe siècle lorsque Mao et son Armée rouge font de la Chine un Empire communiste. Voué aux gémonies durant la révolution culturelle, Confucius est réhabilité après la mort de Mao - en partie à des fins idéologiques. Une préface officielle de ses Entretiens dit ceci : "[Ils] révèlent un homme de grande pensée, un parfait éducateur, procédant avec méthode, pour donner une excellente formation." Le Confucianisme constitue encore aujourd’hui, nous dit l’auteur, le fondement de la société chinoise – y compris par les adversaires du régime qui, en 1989, se référaient à Maître Kong pour dénoncer l’indignité des communistes au pouvoir…

    Cette passionnante plongée dans l’histoire du confucianisme est suivie, en troisième partie, par un focus sur l’enseignement prodigué par le sage du VIe siècle av. JC. Cyrille J.-D. Javary traite des thèmes abordés par le sage du VIe s. av. JC : l’exemplarité du souverain, le respect aux défunts pour le bien-être des vivants, l’importance des rituels, la place de l’enrichissement du peuple pour l’ordre du monde ("Il est honteux de devenir riche et honoré quand le pays est mal gouverné. Il est honteux de demeurer pauvre et obscur quand le pays est bien gouverné"), un enrichissement qui doit aller de pair avec l’enseignement. Cyrille J.-D. Javary insiste également sur des notions "humanistes" qui ont fait écho chez les contemporains des Lumières : la rectitude, la moralité dans les actes, la justice, la modestie ("Le clou qui dépasse c’est celui qui reçoit le coup de marteau") et la simplicité, tout en consacrant une place non-négligeable à l’amitié, fondamentale pour le bonheur.

    L’essai de Cyrille J.-D. Javary brille par sa concision, son érudition, sa connaissance de la culture et de la langue chinoise, comme par ses allers-retours entre sagesse confucéenne et penseurs occidentaux. Lorsque Confucius édicte cette règle, "Ne jamais faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent", n’y trouve-t-on pas des références familières pour un Européen ?

    Cyrille J.-D. Javary, Sagesse de Confucius, éd. Eyrolles, 181 p.

  • Elles sont parties pour le Nord

    cover79746-medium.png1917. Wilma, onze ans, se réveille par un glacial matin d'hiver dans la cabane qu'elle habite avec son père, trappeur dans le Grand Nord canadien. Celui-ci, de retour d'une expédition vers la ville, lui rapporte un cadeau : un étrange livre à la couverture de cuir, finement illustré, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. La vie simple et rude de la jeune fille, rythmée par les saisons, en sera à jamais bouleversée, car c'est dans les pages du roman qu'elle rencontre pour la première fois Akka...

    Dans le Canada sauvage du début du XXe siècle, Wilma, courageuse et déterminée, mène un combat héroïque pour la sauvegarde du plus grand oiseau migrateur de l'Amérique du Nord.    

    Inspiré de l’histoire vraie de la grue blanche, une espèce en voie de disparition, Patrick Lecomte tisse dans son premier roman, Elles sont parties pour le Nord, les destins croisés d’une jeune femme passionnée et d’un oiseau mythique, symbole de calme, de pureté et de loyauté.  

    Un récit envoûtant, promesse d’évasion, où la poésie de la nature – les grands espaces, le ciel immense – rencontre la magie de la lecture. 

    Patrick Lecomte, Elles sont parties pour le Nord, éd. Prélude 2016



  • Comment faire de son homme un Bonhomme

    Et si, en cette journée internationale pour les droits des femmes, on parlait… des hommes ? Ou plutôt des "Bonhommes" comme le dit la bloggeuse Evingel.

    Celle qui se surnomme le "Couteau suisse humain" (graphiste, photographe, réalisatrice, professionnelle dans l’événementiel, et j’en passe) a choisi, dans son Manuel du Bonhomme, disponible pour l'instant uniquement sur Internet, de mettre en avant la galanterie et de donner quelques leçons aux hommes.

    Evingel, Vanessa Fataccy de son vrai nom, n’est pourtant pas dans une posture passéiste mais au contraire dans une réflexion moderne sur la vie en société. Dit autrement, il s’agit bien de savoir-vivre et de bien vivre ensemble dont il est question, ce qui n’exclue pas l’émancipation féministe : "Force est de constater que la galanterie a disparu de nos jours, j’ai trouvé intéressant de comparer certains comportements. Ce que les hommes font et qui nous plaît, ce qu’ils font et qui nous déplaît et ce que nous attendons d’eux sans l’exprimer. Les hommes n’ont pas toujours tort, les femmes n’ont pas toujours raison. On essaye de nous faire croire que nous sommes égaux, alors que nous ne faisons que nous compléter, d’où cette perte de galanterie au nom de l’ÉGALITÉ." C’est elle qui souligne.

    Son cheval de bataille est ce retour à la galanterie, patiemment détricotée de 1789 à 1968. Au risque de passer pour une "réac", Evingel constate qu’avec l’émancipation féminine se passer des hommes est devenu, pour beaucoup de célibataires, à la fois simple et séduisant : "On pense que l’on peut se passer des hommes. Résultat ? Les hommes ne trouvent plus leur place et se laissent de plus en plus aller" (Amina, mars 2016). Que ces propos viennent de la bouche d’une femme – trentenaire, ambitieuse et indépendante – ouvre un débat intéressant. Evingel n’est pas tendre avec nous, les homme, dont elles fustige le comportement en société, le manque de galanterie, le laisser-aller, le je-m’en-foutisme et la difficulté à assumer ses responsabilités.

    Et puisqu’Evingel n’est pas rancunière avec nous, elle propose de nous faire quelques leçons sur la manière d’être un "Bonhomme" : sincère (y compris et surtout avec les femmes), pouvant assumer ses choix, mais aussi élégant, courtois et gentleman. C’est précisément l’objet du Manuel du Bonhomme qu’elle propose sur son blog : un ouvrage sous forme de chroniques drôles et pertinentes. Parodiant les guides de bonnes manières qui faisaient florès au XIXe siècle, l’auteure assène quelques leçons pour nous, les hommes : "Le garçon demande à une femme s’il peut l’embrasser, le Bonhomme le fait, quitte à se ramasser une claque !" (leçon 1), "Le garçon donne son dos après avoir fait l’amour à une femme, le Bonhomme la prend dans ses bras" (leçon 7), "Le garçon va faire à manger à une femme une fois en se vantant de l’avoir fait, le Bonhomme va le faire 2 jours de suite sans rien dire" (leçon 17), "Le garçon demande à une femme si elle veut qu’il porte son lourd sac, le Bonhomme le fait" (leçon 21).

    Si avec ça les hommes n’arrivent pas à mieux se tenir, ce sera à désespérer du genre masculin.

    Evingel, Manuel du Bonhomme
    "Evingel, celle qui veut apprendre aux hommes à mieux se tenir", Amina, mars 2016
    Lle Manuel du Bonhomme est aussi sur ce lien

  • Les femmes font-elles fausse route ?

    Dans Fausse Route, c'est un bilan lucide et sévère de 60 ans de féminisme et de combats pour le droit des femmes que propose Elisabeth Badinter.

    L'intellectuelle, qui ne cache pas son admiration pour Simone de Beauvoir et son combat d'avant-garde pour l' émancipation féminine (Le Deuxième Sexe, en 1949), brosse un tableau sombre de la condition des femmes au début du XXIe siècle.

    Malgré la fin du patriarcat et l'éclatement des archétypes – quoique cela soit à relativiser – la route pour l'égalité des femmes semble avoir fait fausse route. Elisabeth Badinter trace les contours de ce qu'est aujourd'hui la condition des femmes : des courants féministes engagés (soulignons que ce livre a été écrit avant l'apparition des Femen), un nouvel ordre moral en train de s'imposer, la vision manichéenne des relations hommes/femmes de certaines intellectuelles, la domination masculine (incontestable lorsqu'il est question de pouvoir politique et économique) et son corollaire la violence masculine, la victimisation générale de la société (conceptualisée par Pascal Bruckner), le questionnement sur la sexualité et sur ses nouveaux modèles ou la crise économique touchant plus les femmes que les hommes.

    Au final, la lutte pour l'égalité homme et femme reste semée d'embûches, malgré la vitalité de certains courants féministes. Outre le fait que certains hommes aimeraient faire payer aux femmes la fin de leur imperium, de nouvelles normes semblent s'abattre sur la condition féminine : la tentation du séparatisme, la victimisation, l'inégalité domestique, économique et politique, la maternité et l'allaitement devenus des pièges, le corps marchandisé et instrumentalisé ("corps-objet ou sexe-machine"), le concept de sexualité "innocente" des femmes contre une sexualité masculine "forcément brutale" des hommes, le rejet de l'égalité hommes-femmes dans certains quartiers avec le voile islamique et les violences faites "aux sœurs et aux cousines" (l'essai date de 2003 et rien ne s'est arrangé depuis).

    Le tableau général d'Elisabeth Badinter est sévère et contribue à alimenter le débat sur la condition féminine. La philosophe s'attaque en fin de volume au relativisme sexuel et prône moins la parité générale que la réconciliation pour le partage : "Hommes et femmes ne constituent pas deux blocs séparés. D'une part, on ne vote pas en fonction de son sexe, mais de ses intérêts et de son idéologie. D'autre part, il y a moins de différence entre un homme et une femme de même statut social et culturel, qu'entre deux hommes et deux femmes de milieux différents. Contrairement à ce qu'on a voulu faire croire, la différence sexuelle est peu de chose au regard de la différence sociale et la mère chômeuse avec deux enfants n'a pas la même priorité que la mère énarque ou chef d'entreprise."

    Elisabeth Badinter, Fausse Route, éd. Odile Jacob, 2003, 221 p.

  • Et si l'on discutait du Masque de Fer ?

    1540-1.jpgJe sais ce que vous allez dire : le Masque de Fer a été un sujet archi traité. Il pourrait même que cela soit "le" sujet favori des amoureux de la petite histoire, au point de rendre chèvre pas mal d'historiens dits "sérieux". Pierre Dumez propose pourtant de se replonger dans cette énigme dans son roman historique Louis XIV le Fils de ? Que savait le Masque de Fer ?

    Une courte présentation nous entraîne dans la rédaction (imaginaire) d'une revue d'histoire, L'Histoire et ses grandes énigmes. C'est une manière habile d'introduire la suite de dialogues entre des protagonistes passionnés et vulgarisateurs. Il y a un côté suranné dans ces conversations qui sentent bon l'odeur des archives, de la poussière et des vieilles reliures. L'ambition de Pierre Dumez est de remettre à plat, à travers ses protagonistes, les secrets du Masque de fer et de proposer une explication à une détention classée secret d’État.

    Les cinquante premières pages de ce livre reviennent sur les faits : en 1669, une lettre de Louis XIV, au pouvoir depuis 1661, ordonne l'arrestation d'un certain Eustache Danger. Ce dernier est emprisonné à la forteresse de Pignerol, avec comme unique geôlier – pendant 34 ans – l'ancien mousquetaire Saint-Mars. C'est aussi Saint-Mars, gouverneur de cette bastille, qui a "accueilli" quatre ans plus tôt l'ancien surintendant des finances Fouquet après son arrestation et jugement sur ordre du roi. Certains ont d'ailleurs vu dans Fouquet le Masque de fer himself.

    Pendant sa détention à vie, jusqu'à sa mort à La Bastille en 1703 – preuve de l'importance de ce mystérieux personnage – le prisonnier est interdit de tout contact extérieur, même visuel. Il doit porter par moment un masque de velours noir, nous disent les sources, voire un masque d'acier pendant certains transports (car il changea de lieux de détention plusieurs fois), afin de ne pas être reconnu.

    Mais reconnu de qui et pour quelles raisons ? Et pourquoi autant de mystères sur un prisonnier qui semble avoir marqué les esprits jusque chez les soldats qui gardaient la Bastille ? Un traité paru en 1769 rapporte que les affaires personnelles d'Eustache Danger furent consciencieusement brûlées afin de faire disparaître toute trace de lui.
    L'historiographie a échafaudé plusieurs dizaines d'hypothèses pour mettre une identité sur le Masque de Fer : Nicolas Fouquet (une option unanimement rejetée), un frère jumeau de Louis XIV, un de ses fils (qu'il aurait eu avec Louise de la Vallière), le duc de Beaufort, un fils illégitime de Charles II d'Angleterre, Henri II de Guise duc de Joinville... ou Molière ? Les imaginations d'historiens et romanciers (dont Voltaire et Alexandre Dumas) ont été sans limite pour dissiper ce mystère.

    Pierre Dumez propose à son tour de "démasquer" ce prisonnier dans un livre hybride, à la fois clair, agréable à lire et synthétisant les différents travaux passés. Loin des romans historiques classiques, Louis XIV le Fils de ? se présente comme un savant mélange de dialogues romancés, de focus pédagogiques, de compilation de sources brutes régulièrement référencées (mais étrangement pas en bas de page) et aussi de scènes théâtrales. Avec passion, conviction et assurance, l'auteur dévoile en effet, grâce à trois scénettes mettant en scène Louis XIV, Anne d'Autriche, Richelieu, Mazarin, Le Tellier, les motivations qui ont conduit à la mise au secret d'un homme qui dérangeait le pouvoir royal. 

    Au terme de l'enquête de Pierre Dumez, le lecteur découvre des conclusions qui ne sont pas si absurdes que cela et qui permettent de situer la petite histoire du Masque de Fer dans la grande histoire.

    Pierre Dumez, Louis XIV le Fils de ? Que savait le Masque de Fer ?
    Enquête sur un Secret d'Etat bien gardé
    , éd. Persée, 312 p.

  • Umberto Eco, un mélange

    Umberto Eco disait : "Celui qui ne lit pas, arrivé à soixante-dix ans, n’aura vécu qu’une vie : la sienne. Celui qui lit en aura vécu au moins cinq-mille". L'intellectuel, universitaire, essayiste, romancier et journaliste italien, décédé le 19 février 2016, vouait une vénération absolue pour la connaissance et la littérature. Jean-Christophe Buisson, du Figaro, était allé à sa rencontre il y a cinq ans, à Bologne, et parlait des rayonnages faramineux de sa bibliothèque personnelle de Bologne. Eco y conservait plusieurs dizaines de milliers d'ouvrages, conservés avec amour.

    Umbero Eco est mon auteur fétiche, et cela depuis des années. Il risque bien de le rester encore quelque temps. Pour ce billet, et parce que je tenais à parler de lui, j'ai choisi de compiler un mélange de critiques sur quelques-uns de ses principaux livres.

    L’Oeuvre ouverte

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesAvec cet essai, paru en 1964, le jeune Umberto Eco s'ouvre les voies de la notoriété en s’intéressant à l'art d'avant-garde, au langage, à l'information, au signe et à la communication. Dans cette étude, austère et aride pour certains passages (notamment sur la différence entre information et communication), l'auteur italien s'avère passionnant dans sa vision de l'ouverture des œuvres d'art (modernes et contemporaines). Il est surtout convaincant dans son approche des romans de James Joyce : il parvient à montrer pourquoi les livres Ulysse et Finnegans Wake ont révolutionné la littérature en même temps qu'ils se situent dans la droite ligne de la culture occidentale. Il nous fait découvrir en quoi s. Thomas d'Aquin peut être considéré comme une référence capitale dans l'oeuvre de Joyce. Un essai lumineux.

    Umberto Eco, L’Oeuvre ouverte, éd. Seuil, Point, Essais, 314 p.

     

    Le Nom de la Rose

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesLe Nom de la Rose, son premier roman (1982), qui est aussi son plus célèbre, a comme vampirisé le reste de sa production romanesque. Un moine franciscain et son jeune secrétaire sont chargés de résoudre les mystères de crimes qui ensanglantent un monastère. Il semble que ces meurtres ont pour origine l'imposante bibliothèque des lieux. Un polar médiéval devenu un classique qui est aussi un plaidoyer pour la tolérance et le savoir. Reste cette question que le lecteur peut se poser : qu'est-ce que la rose ? La bibliothèque de l'abbaye ? Un livre en grec tant convoité ? La jeune fille rencontrée et aimée par Adso de Melk ? Ou tout simplement la vie terrestre ? 

    Umberto Eco, Le Nom de la Rose, éd. Grasset, 543 p.

     

     

    Le Pendule de Foucault

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesEn 1988, vingt ans avant Dan Brown et son Da Vinci Code (mais en plus subtil et plus ambitieux), le célèbre auteur italien proposait une relecture originale de la religion et des sciences occultes. L'histoire ? Trois amis italiens travaillant dans l'édition décident, par amusement, d'imaginer un vaste complot mené par une société secrète pour la domination du monde. Bientôt cette supercherie les dépasse complètement : et s'ils n'avaient pas réveillé des forces souterraines à force de les inventer ?  La lecture de ce livre est quelque chose d'assez unique, une vraie expérience en soi - pour peu que l'on dépasse les cinquante premières pages. Un must.

    Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, éd. Grasset, 543 p.

     

     

    À reculons, comme une écrevisse

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesSémiologue et romancier internationalement connu, Umberto Eco était également connu en Italie pour être un observateur attentif du monde contemporain. Ce livre est un recueil d'articles qu'il a publiés de 2000 à 2005. Avec un sens aigu de l'analyse, Ce spécialiste des signes, qui se fait aussi intellectuel engagé contre Berlusconi, interroge notre monde dit "post-moderne" : les néo guerres, le terrorisme, la paix mondiale, la dernière chance de l'Europe, l'intolérance ou la manipulation médiatique de Silvio Berlusconi. Un ouvrage intelligent et engagé qui appel au sursaut de l'intelligence et de la tolérance pour sortir des nouvelles barbaries.

    Umberto Eco, À reculons, comme une écrevisse, éd. Grasset, 420 p.

     

     

    La mystérieuse Flamme de la Reine Loana

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesVoici un roman peu connu du maître italien mais qui mérite d'être redécouvert. La mystérieuse Flamme de la Reine Loana (2004) nous prouve qu'Umbero Eco n'était pas cantonné à la littérature scientifique. Nous suivons le personnage principak, Yambo, qui se trouve amnésique suite à un choc. Pour retrouver son passé, il part quelques jours dans la demeure de son grand-père où il a passé une partie de son enfance durant le fascisme italien et la seconde guerre mondiale. Là, Yambo découvre les lectures qui berçaient son enfance et son adolescence. Cette production d'Eco a été fraîchement accueilli à sa sortie. C'est injuste car voici un roman émouvant et érudit à la fois sur les thèmes de la culture populaire, des remords, des blessures de l'enfance, du sens de l'honneur et de l'idéal féminin. Seul regret : la fin du livre a tendance à tourner en rond.

    Umberto Eco, La mystérieuse Flamme de la Reine Loana, éd. Grasset, 489 p.

     

    Le Cimetière de Prague

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesLe quatrième de couverture de ce livre paru en 2010 induit le lecteur en erreur en plaçant Le Cimetière de Prague dans la droite lignée du Nom de la Rose. En réalité, cette sixième production romanesque a bien plus de points communs avec Le Pendule de Foucault, fabuleux roman traitant avec maestria d'un complot universel des Templiers. Il est question dans Le Cimetière de Prague d'un complot imaginaire : celle de Juifs réunis un soir dans un cimetière de Prague et se mettant d'accord pour dominer le monde. Un thème hautement sulfureux qui a fait polémique en Italie. Le narrateur principal, Simon Simonini, brillant faussaire et antisémite notoire, raconte son travail de rédacteur qui aboutira à "l'évangile" antisémite des Protocoles des Sages de Sion. À la fois extraits de journaux intimes et de lettres, cette production littéraire s'apparente aux romans-feuilletons du XIXe siècle. Bien plus baroque que dans ses livres précédents, et non sans audace, Umberto Eco multiplie chausse-trappes, fausses pistes destinées à perdre le lecteur (qui est qui ?), conspirations fumeuses mettant en scène jésuites, franc-maçons, sectes diaboliques et d'authentiques personnages historiques (Alexandre Dumas, Garibaldi, Dreyfus ou le jeune Sigmund Freud). Un roman intéressant qui n'est sans doute pas le meilleur de notre plus brillant écrivain européen mais qui a le mérite de démonter avec talent la manière dont se créent des légendes comme celle des Protocoles de Sion.

    Umberto Eco, Le Cimetière de Prague, éd. Grasset, 551 p.

    Confessions d'un jeune Romancier

    eco,umberto eco,essai,roman,chroniquesLe quatrième couverture de ce nouvel essai d'Umberto Eco est trompeur et risque fort de conduire nombre de lecteurs dans l'erreur. Sans doute parce que c'est plus vendeur, l'éditeur présente Confessions d'un jeune Romancier (2013) comme d'une sorte de vade-mecum pour écrivain en herbe. C'est faire insulte à Umberto Eco, tant cet essai est moins un manuel pratique pour jeune écrivain en quête de succès, qu'une brillante présentation de la carrière de "jeune" romancier d'Umberto Eco (seulement sept romans à son actif, en comptant Le Cimetière de Prague publié après les conférences à l'origine de ce livre). Il y livre également sa vision du roman dans l'histoire de la littérature tout en répondant à quelques questions essentielles : comment lui vient son inspiration ? Quelles sont les contraintes de ses romans ? Quels sont les liens entre les intentions de l'auteur et les interprétations du(des) lecteur(s) ? Quelle est la réalité et la vérité des personnages romanesques (une question moins anodine qu'il n'y paraît) ? En quoi la sémiotique peut-elle s'intéresser aux personnages fictionnels ?  Eco termine cet essai par une partie étonnante et passionnante sur la place des listes dans son œuvre comme dans la littérature en général. Finalement, voilà un essai passionnant qui confirme qu'Umberto Eco reste l'un des plus passionnants intellectuel et artiste de notre époque.

    Umberto Eco, Confessions d'un jeune Romancier, éd. Grasset, 232 pages

    Site officiel d'Umberto Eco