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Livres et littérature - Page 62

  • Gainsbourg, un enfant de la chance

    Dans la littérature gainsbourienne, il y a bien sûr la biographie de référence de Gilles Verlant, Gainsbourg (Albin Michel, 2000). En cette année de commémoration des 25 ans de la mort du chanteur, un autre ouvrage sort indéniablement du lot : Gainsbourg, le Génie sinon Rien de Christophe Marchand-Kiss (éd. Textuel, 2015), préfacé par Laurent Balandras que j’ai chroniqué il y a peu pour son essai sur Gainsbourg et La Marseillaise.

    C’est d’abord un très bel objet qui est proposé, à savoir 239 pages consacrées à l’artiste, à sa carrière, avec des illustrations en nombre : des photographies rares (celle de sa première femme Elisabeth Levitsky, une photo de groupe de 1959 avec Serge Gainsbourg, Jacques Dufilho, Denise Benoît et Marcel Amont lors d’une remise de prix de l’Académie Charles-Cros ou des clichés pris avec Jane Birkin à la fin des années 60), des reproductions de textes et de compositions de la main de Serge Gainsbourg, des documents administratifs et privés (des relevés de notes du petit Lucien Ginsburg, une carte d’alimentation de 1949 ou une fiche professionnelle de la SACD), des clichés intimes avec Jane Birkin, Bambou et Charlotte Gainsbourg, des témoignages de ses proches (un émouvant dessin de Charlotte représentant son père "avec les rastas") et des centaines d'autres souvenirs de la carrière exceptionnelle de l’homme à tête de chou, des Trois Baudets au Palace en passant par la Jamaïque. Sans oublier la littérature et le cinéma où Gainsbourg a été prolifique comme acteur (quoique sous-employé, dit l’auteur), réalisateur et surtout auteur d’innombrables bandes originales de films.

    L’essai illustré de Christophe Marchand-Kiss retrace plus de 35 années d’une carrière chaotique marquée par la recherche musicale permanente, une ambition artistique sans faille, un génie incandescent et une rigueur indéniable qui a pu être cachée par un personnage cynique et excessif vers la fin de sa vie.

    Une biographie de plus sur un musicien que l’on aime ou que l’on aime détester ? Bien plus : il s’agit d’une passionnante plongée dans la vie comme dans l’œuvre de Serge Gainsbourg, car "toute vie est digne d’intérêt – même la plus intime" dit l'auteur en préambule. 

    Une cinquantaine de pages de l’ouvrage sont consacrées au petit Lucien Ginsburg, fils d’immigrés juifs russes. Avec un père pianiste, ayant joué notamment dans une boîte intitulée Les Enfants de la Chance (Gainsbourg saura s’en souvenir en 1987 pour l'une de ses dernières chansons), le destin semblait tout tracé pour cet enfant de la balle. Ce sera sans compter les coups durs, la seconde guerre mondiale, et aussi la part de chance qui permettra au petit Lucien ainsi qu’à sa famille – d’origine juive – d’échapper aux rafles allemandes.

    Au milieu des années 40, le jeune homme se voit artiste peintre. Il étudie à l’académie Montmartre, est influencé par les l’impressionnisme mais la musique reste une option qu’il finira par adopter au point d’avoir détruit presque toutes ses œuvres picturales. À ce sujet le lecteur pourra découvrir dans le livre de Christophe Marchand-Kiss un autoportrait de Lucien Ginsburg. Une rareté.

    L’intérêt principal de cette biographie réside dans l’auscultation d’un musicien ayant connu mille et une mues : chanteur de cabaret à ses débuts côtoyant Boris Vian, Juliette Gréco ou Guy Béart, parolier hors-pair (Le "Poinçonneur des Lilas", "L’Eau à la Bouche" ou "Mes Petites Odalisques"), expérimentateur pugnace durant les années 60 lorsqu’il s’inspire du jazz américain ("Black Trombonne"), qu'il utilise des percussions africaines ("New York USA") ou lorsqu'il adopte les courants easy listening ou le yé-yé ("Chez les yé-yé").

    En 1962 sort La Javanaise. C’est l’occasion pour Christophe Marchand-Kiss de s’arrêter sur cette chanson mythique, pas si anodine que cela. Il en fait une étude de texte brillante et d’une rare pertinence : "La Javanaise est une dilution brutale, presque instantanée, de l’amour… d’une grande violence… Il y a aussi sa déroute et le suicide, simplement suggéré…" C'est une analyse remarquable d'une des plus belles chansons du répertoire français qui vaut à elle seule la lecture de cette biographie !

    L’auteur ne passe pas sous silence les relations passionnées qu’il a entretenues avec quelques unes de ses muses, dont Brigitte Bardot. Sa relation brève mais passionnée lui inspira "Initials B.B.", "Bonnie and Clyde" et surtout "Je t’aime moi non plus" que le chanteur avait composé pour elle. Christophe Marchand-Kiss évoque les autres interprètes féminines des chansons de Gainsbourg : de Françoise Hardy à Isabelle Adjani, en passant par Régine et Bambou.

    Deux longues parties du livre sont consacrées à la femme qui a partagé sa vie et qui lui a permis d’écrire quelques-unes de ses plus belles chansons : Jane Birkin. Dans le chapitre consacré au titre Jane B., Christophe Marchand-Kiss s’empare des paroles – "Signalement : / Yeux bleus / Cheveux châtains, Jane B / Anglaise / De sexe / Féminin" – pour les revisiter et écrire une magnifique déclaration d’amour.

    Christophe Marchand-Kiss déniche un autre exemple des talents d’auteur de Gainsbourg. Il s’arrête sur "Ford Mustang", écrite en 1968 après un très long travail à la fois linguistique et sonore autour du français et de l’anglais : "Ce qu’obtient Gainsbourg n’est pas une autre langue : il même deux langues sans les confondre… Ce n’est pas non plus tout à fait du franglais, car le jargon que que ce mot prétend recouvrir n’existe pas. Des mots depuis le Moyen Âge passent d’une langue à une autre, voilà tout." Le livre reproduit un dépliant en anglais sur la Ford Mustang, dépliant que l’artiste a annoté, traduit et transcrit en sonorités, avant d’écrire les paroles d’une chanson plus expérimentale qu’il n’y paraît.

    Le Gainsbourg explorateur musical se confirme durant les années 70 et 80, avec quelques concepts marquants. "Histoire de Meldy Nelson" (1971) est "une hallucination. Un égarement dans les méandres complexes du fantasme", véritable "poème symphonique de l’âge pop". Rock round the Bunker, sorti quatre ans plus tard, est la revanche de l’ancien petit Lucien pourchassé par les cohortes nazies et par l’État français : un album noir, sarcastique et vengeur. "Reste l’étoile jaune. La Yellow Star... Distanciation. Retour sur soir."

    Ce retour à l’actualité et à l’autobiographie c’est un autre concept-album, L’Homme à Tête de Chou ("Marilou sous la Neige", "Variations sur Marilou"), sorti en 1976.

    Gainsbourg a emprunté des chemins musicaux aussi variés que la chanson française traditionnelle, la pop anglaise, le rock, les rythmes latinos ou les percussions africaines. Le voilà qui s’aventure en 1979 avec le reggae et son album qui marque un virage dans sa carrière. J’avais parlé sur ce blog du scandale de La Marseillaise jamaïcaine, Aux Armes et caetera. C’est peu de dire que cet album a été un véritable coup de tonnerre médiatique. Devenu immensément populaire, Gainsbourg voit aussi sa vie privée chamboulée : divorce avec Jane Birkin, dépression, création de son personnage Gainsbarre, fumeur, buveur et provocateur. L’homme fascine autant qu’il exaspère. Ses prestations télévisées avec Catherine Ringer, Whitney Houston ("I want to fuck you") ou ce célèbre billet de 500 francs brûlé devant les caméras deviennent mythiques.

    Trois disques viendront clôturer une carrière exceptionnelle : Mauvaises Nouvelles des Etoiles et surtout Love on the Beat (voir l’article qui est consacré "Il n’y a pas que la beat dans la vie") et You’re under Arrest, deux albums funks montrant qu’à 60 ans l’artiste n’a pas fini d’arpenter de nouveaux univers musicaux. L'artiste se permet encore de faire chanter et danser la jeunesse de son pays sur Mon Légionnaire et sur Aux Enfants de la Chance, "réminiscence d’un nom de cabaret où son père travailla avant guerre."

    Avant de mourir le 2 mars 1991, l’homme aura pu éditer une intégrale de ses chansons (1989) et entrer dans le Larousse encyclopédique : "Doué d’un humour grinçant et subtil, il a su imposer au public un personnage de désinvolte désenchanté et sardonique qui cache une très vive sensibilité." Un artiste qui a accompagné et la société et la culture française sans renier ses exigences. Un enfant de la chance.

    Christophe Marchand-Kiss, Gainsbourg, le Génie sinon rien,
    préfacé par Laurent Balandras, éd. Textuel, 2015, 239 p.

    "Aux armes citoyens... et cætera"
    "Il n'a pas que la beat dans la vie"

  • Roman-feuilleton 3.0 sur un air de tango

    lcntdr-cover-ch1.jpgDans la grande tradition des romans-feuilletons du XIXe siècle, Céline Guarneri propose de renouveler ce genre sur le web grâce à un polar disponible gratuitement sur son site.

    Le Ciel ne te doit rien, dont les premiers chapitres sont en ligne ici, peut être qualifié de roman-feuilleton 3.0 et de "work in progess" dont l’ambition artistique mérite que l’on s’y arrête.

    La démarche de l’auteure est au départ de s’émanciper des moyens de publications classiques, que l’artiste elle-même juge "très décevants". L’Internet offre à cet égard de multiples avantages : universalité, gratuité et facilité d’utilisation.

    Depuis la mi-février, Céline Guarneri propose chaque semaine un chapitre supplémentaire de son polar Le Ciel ne te doit rien. Pour une fois, le bloggueur parlera d’un roman qu’il n’a pas terminé – et pour cause : la publication est en cours et va s’étaler sur plusieurs mois, en attendant une publication à la demande.

    Le roman a pour cadre Lyon, une ville que connaît bien l’auteure et qui, dit-elle, "se prête bien aux enquêtes policières". L’histoire – dont on devine qu’elle naviguera entre Lyon et l’Argentine – commence par un attentat et l’enlèvement non moins mystérieux d’une femme. Tony Hujarova, un capitaine de police désabusé est témoin de l’événement, tout comme Amélie, une femme qu’il a houspillée quelques minutes plus tôt. Au même moment, dans un hôpital psychiatrique, Camille, une jeune patiente atteinte d’une lourde dépression et d’amnésie, défie les psychiatres. Lorsqu’elle croise par hasard Estefan Belén, un danseur de tango, un déclic s’opère chez la jeune femme. La suite, le lecteur le découvrira tout au long des semaines qui verront la mise en ligne des chapitres de ce roman mené tambour battant.

    Dans les premières lignes de cet article, il était question de work in progress. Nous pourrions préciser : "work in progress augmenté". Céline Guarneri se lance en effet dans une aventure artistique inédite qui entend dépasser le strict cadre du roman policier : "Le but... est d'inviter d'autres artistes (photographes, dessinateurs, danseurs) à interagir avec le texte et à créer une autre matière à partir de l'histoire. La co-création sera ainsi au cœur de ce nouveau projet", explique l’auteure. Son pedigree lui offre d’ailleurs de sérieux atouts pour une telle démarche car, non contente d’avoir publié de manière traditionnelle romans, théâtre, contes pour enfants et d’avoir été remarquée pour plusieurs nouvelles (lauréate en 2000 du concours "Lire en fête" pour son texte Les femmes et le XXème siècle et primée pour Le héros en littérature dans le cadre de l'émission littéraire "Vol de Nuit" animée par Patrick Poivre d'Arvor), Céline Guarneri est une artiste dotée de multiples facettes : comédienne, réalisatrice, danseuse de tango (le tango tient d’ailleurs une place importante dans Le Ciel ne te doit rien), journaliste ou community manageuse.

    Umberto Eco avait traité d’œuvre ouverte dans un de ses premiers essais (L'Oeuvre ouverte, 1965). C’est également d’une œuvre ouverte dont il est question ici. Céline Guarneri voit ce roman policier, à la facture classique qui ne décevra pas les amateurs du genre, le premier jalon d’une œuvre totale mêlant musiques, photos (par exemple via une ou plusieurs expositions), danses (le tango, toujours), vidéos (un teaser est en ligne) voire – c’est un souhait affirmé de l’auteure – patrimoine historique à travers des visites de la ville de Lyon. Le texte lui-même est appelé à se transformer au fur et à mesure de la publication sur le web grâce au concours des internautes qui souhaitent le faire évoluer dans un sens ou dans un autre. Céline Guarneri "revendique ainsi une démarche éditoriale qui vise à faire bouger les lignes pour montrer qu'édition traditionnelle et autoédition ne sont pas incompatibles, s'enrichissent et se servent l'une l'autre. Une façon de les réconcilier à travers de nouvelles formes de passerelles et de collaborations".

    Ce roman-feuilleton enrichi, work in progress augmenté, n’attend plus que toi, lecteur et internaute, pour vivre et devenir une œuvre totale.

    Le ciel ne te doit rien, web-Feuilleton de Céline Guarneri
    https://www.celineguarneri.fr
    © Tous droits réservés, 2016
    Photo © Heaven Line

  • Aux armes citoyens... et cætera

    "Je suis un insoumis et qui a redonné La Marseillaise son sens initial ! Et je vous demanderai de la chanter avec moi !"

    La scène se passe le 4 janvier 1980 à Strasbourg, dans le cadre d’un concert de Serge Gainsbourg, concert qui, du reste, n’aura jamais lieu. L’essai de Laurent Balandras, La Marseillaise de Serge Gainsbourg, Anatomie d’un Scandale (éd. Textuel) s’ouvre sur ce moment phare de l’histoire de la chanson française, coup de tonnerre médiatique autant que virage artistique dans la carrière de l’homme à tête de chou.

    L’essai de Laurent Balandras est exemplaire à bien des égards. En retraçant le contexte de La Marseillaise version reggae de Gainsbourg (et intitulée Aux Armes et cætera), il ausculte les tenants et les aboutissants d’un scandale qui dépasse largement le simple contexte musical.

    En janvier 1979, Serge Gainsbourg, toujours en quête de renouvellement musical, enregistre en quelques jours à la Jamaïque l'album Aux Armes et cætera. L’auteur d’Initials BB a, par le passé, puisé son inspiration dans le jazz, les percussions africaines, la pop anglaise ou le rock. Cette fois, c’est sur le reggae que Gainsbourg jette son dévolu, convaincu par son directeur artistique Philippe Lerichomme après l’écoute de la première version de Marilou Reggae dans l’album L’Homme à Tête de Chou (1976). Parmi les 12 titres enregistrés figure cette fameuse Marseillaise revisitée dans un style reggae, "un chant révolutionnaire sur une musique révolutionnaire" comme l’expliquera inlassablement le chanteur en pleine tourmente.

    L’album Aux Armes et cætera sort le 13 mars 1979. Le scandale éclate moins de trois mois plus tard lorsque le futur académicien Michel Droit publie dans Le Figaro Magazine une violente tribune contre "l’outrage à l’hymne national" que constitue cette Marseillaise reggae : "un rythme et une maladie vaguement caraïbe… à l’arrière-plan, un chœur de nymphettes émettant des onomatopées totalement inintelligibles… et au ras du micro, d’une voix mourante, exhalant comme on ferait des bulles dans de l’eau sale, des paroles empruntées à celles de … La Marseillaise." L’ancien résistant va plus loin en s’attaquant à l’artiste : "œil chassieux, barbe de trois jours, lippe dégoulinante… débraillé… crado…" La charge de Michel Droit atteint des sommets lorsqu’il considère qu’en adaptant La Marseillaise à des fins mercantiles ("en tirer profit aux guichets de la Sacem"), l’initiative du chanteur porte "un mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires". Autrement dit, par son acte "provocateur" contre l’hymne national, Serge Gainsbourg est accusé de favoriser l’antisémitisme… en raison de ses origines juives. Cet article donne le départ d'un scandale si brutal que Gainsbourg en restera définitivement meurtri.

    Relatant cette affaire, Laurent Balandras ne se contente pas de dresser l’historique de ce qui n’était au départ qu’une adaptation moderne - et exotique - de l’œuvre de Rouget de Lisle. Il retrace aussi en quelques pages l’enfance du petit Lucien Ginsburg, fils d’immigrés russes et de culture juive. Il rappelle que, né en 1926, le futur Serge Gainsbourg a été élevé dans l’amour de la culture française, dans une famille laïque, naturalisée et amoureuse de son pays d’adoption. Musicien très jeune, pianiste classique, il échappe de peu à la déportation comme d’ailleurs ses parents et ses sœurs. Un véritable traumatisme, comme le rappelle Laurent Balandras et qui resurgira en 1979 à la faveur d’un article haineux écrit par l'ancien résistant Michel Droit.

    Cet essai sur La Marseillaise de Gainsbourg abandonne le chanteur le temps d’un chapitre pour s’intéresser à l’histoire de l’hymne national. Il se nommait à l’origine Le Chant de l’Armée du Rhin, et a été composé en avril 1792 à Strasbourg (et oui !) par Claude Joseph Rouget de Lisle, modeste officier et musicien amateur. Un chant révolutionnaire donc, comme le rappellera Serge Gainsbourg deux siècles plus tard. Laurent Balandras rappelle l’histoire tumultueuse de ce chant patriotique qui est devenu un hymne national après pas mal de déboires… et d’adaptations, jusqu'à la version de Gainsbourg, Aux Armes et cætera.

    Au sujet de ce titre, le chanteur rappellera qu’il respecte un manuscrit original de Rouget de Lisle. Laurent Balandras nuance cependant ses propos : "Les paroles reproduites dans le Larousse contiennent cette indication afin de ne pas réécrire sempiternellement le refrain. C’est presque vrai à cette nuance que la mention exacte est Aux armes, citoyens… etc."

    L’album reggae de Gainsbourg, vendu à plus d’un million d’exemplaire, est un succès inédit pour le musicien. À 50 ans, l’auteur de La Chanson de Prévert ou de L’Eau à la Bouche devient un artiste populaire, adoré par la jeunesse et considéré avec respect par la profession. Le jour de gloire est arrivé, donc. Cependant, "la fête est brutalement gâchée par l’article scandaleux de Michel Droit." Serge Gainsbourg conservera toute sa vie dans ses archives les pièces qui ont constitué ce scandale de La Marseillaise "jamaïcaine" : lettres d’injures ou de soutiens, coupures de presse, photographies, télégrammes. La reproduction de quelques-unes de ces pièces à conviction constitue l’une des grandes richesses de l’ouvrage de Laurent Balandras. Elles illustrent à elles seules le degré de violence contre l’artiste, empêché à plusieurs reprises de se produire sur scène, ce qui ne l’empêchera pas de partir à la rencontre de son public. Mais c’est un homme blessé qui sort de cette épreuve : "Si les attaques de Michel Droit ont meurtri Gainsbourg, l’affront de Strasbourg l’a anéanti… Certes, il se doutait bien qu’une Marseillaise en reggae allait défriser quelques implants mais de là à menacer physiquement des saltimbanques…"

    À partir de 1980, Serge Gainsbourg endosse un nouveau costume et se mue en Gainsbarre, son "double monstrueux" et provocateur, désinhibé, dépressif et (faussement?) alcoolisé. Sa vie privée est chambardée. Il quitte sa muse Jane Birkin, fréquente un temps Catherine Deneuve, avant de rencontrer sa dernière compagne, Bambou : Ecce homo, comme le dit la chanson phare de son album suivant Mauvaises Nouvelles des Étoiles (1981).

    Mais l’ultime pied de nez de ce scandale, sur fond de patriotisme antisémite, viendra le 13 décembre 1981. Ce jour-là, contre vents et marées, Serge Gainsbourg achète pour 135 000 francs un manuscrit autographe de La Marseillaise rédigée en 1833 par Rouget de Lisle. Il racontera ainsi son retour de la salle des ventes, avec cette pièce historique : "Le retour de Versailles fut grandiose. J’étais accompagné par Phify, garde du corps, videur au Palace, d’origine polonaise. Il y avait Bambou, ma petite amie, une Niak. Moi, je suis russe, juif et la voiture c’était une Chevrolet, une américaine ! Et sur la banquette arrière, y’avait le manuscrit original de La Marseillaise ! Étonnant !"

    Laurent Balandras, La Marseillaise de Serge Gainsbourg,
    Anatomie d’un Scandale
    , éd. Textuel, 159 p.

  • La soumission, ça s’apprend tôt

    la-petite-barbare-pave.jpg"La soumission, ça s’apprend tôt", dit, dans les dernières pages du roman d’Astrid Manfredi, La petite Barbare, celle qui se fait appeler ainsi. Elle n’a ni prénom ni nom. Toutefois, les lecteurs attentifs reconnaîtront derrière ce personnage fictif celui de l’appât ayant conduit Illan Halimi entre les griffes du Gang des Barbares. En 2006, le jeune homme avait péri après trois semaines de captivité et de tortures. Quelques années plus tard, la fille de ce gang avait été au centre d’un autre fait divers : emprisonnée à Versailles, elle aurait fait l’objet d’un traitement de faveur après avoir séduit un gardien de prison puis le propre directeur de la prison !

    S’agit-il d’un roman sur cette double affaire ? Non.

    L’auteure relate la séquestration et le décès dIllan Halimi en quelques pages. Et si les avances sexuelles de la petite barbare sont développées, il s’agit moins de relater un fait divers sordide que mettre en relief les motivations d’une jeune femme paumée.

    Ce dont il est question dans La petite Barbare c’est bien de misère matérielle et intellectuelle ainsi que d’une lutte des classes contre toute forme d’oppression, qu’elle soit économique ou machiste. On sort groggy de ce roman coup de poing, cri de haine d’une fille dont le seul espoir réside dans la violence et le mépris du genre humain – et masculin.

    Astrid Manfredi, La petite Barbare, éd. Belfond, 154 p.
    http://laisseparlerlesfilles.com

  • Confucius, l’anti-Hegel

    Connaissons-nous Confucius ? En nos latitudes, le nom de ce penseur chinois, né en -551 sous la dynastie des Zhou et mort à 72 ans en -479, n’est pas inconnu. Figure majeure de la pensée dans un pays dont la civilisation était ancienne de plusieurs millénaires à sa naissance, kŏng zĭ (maître Kong), plus que n’importe quel autre penseur, a laissé une postérité exceptionnelle : 3 000 disciples qu’il a formés, une généalogie de descendants estimé à trois millions de personnes et un héritage intellectuel qui continue de façonner la Chine d’aujourd’hui.

    Quel philosophe occidental peut se targuer d’une telle influence ? Aucun.

    Pour autant, Confucius reste plutôt discret en Occident. L’essai de Cyrille J.-D. Javary, Sagesse de Confucius (valeurs, propositions et aphorismes) est un brillant et passionnant moyen d’entrer en contact avec "le maître accompli" (kŏng fūzĭ).

    La première traduction de ses Entretiens, retranscriptions a posteriori de ses enseignements oraux (à l’instar de Socrate) ne date "que" de 1687. Elle nous vient des Jésuites qui ont latinisé son nom, tout en faisant de lui une figure pré-christique (avec "l’intuition du message de Jésus" mais sans "la complète révélation chrétienne", dit l’auteur). En commettant ce contre-sens philosophique, les Jésuites ont paradoxalement contribué à asseoir la postérité de Confucius hors de Chine. En Europe, nous apprend Cyrille J.-D. Javary, Leibniz et Voltaire saluent en lui le "moraliste pragmatique", pouvant être comparé à Montaigne – et opposé à Machiavel. Diderot lui consacre un long article dans l’Encyclopédie. Par contre, Hegel n’aura pas de mots assez durs pour critiquer Confucius. À ses yeux, le penseur chinois ne méritait pas d’être traduit, son tort étant de n’avoir laissé aucun système philosophique digne de ce nom. Cette opposition Hegel-Confucius explique d’ailleurs le titre de cet article, tant le gouffre semble gigantesque entre ces deux intellectuels.

    L’essai de Javary est construit avec un grand sens de la clarté et de la vulgarisation. L’auteur nous prend par la main pour nous emmener au plus près de la vie, de l’enseignement et de l’influence de ce philosophe fondamental. Sagesse de Confucius est partagé en trois parties : "Confucius et son temps", "De Confucius au confucianisme" et "L’enseignement de Confucius". L’ouvrage se termine par les traditionnels index et biographie, précédant 16 cartes illustrées détachables.

    La première partie s’intéresse à la vie de Confucius et à son époque. C’est l’occasion pour l’auteur de brosser à grand trait un tableau de la Chine ancienne. Pour qui connaît peu cette civilisation (c’est le cas du bloggeur), ces cinquante premières pages sont une entrée en matière impeccable. La vie de Confucius, de sa naissance légendaire à son inhumation dans la forêt des Kong, est décrite au plus près, que ce soit dans son engagement philosophique ou dans son quotidien. Confucius, homme de pensées, se distingue tour à tour comme un homme d’affaire (intendant), homme d’enseignement (il ouvre la première école privée du monde) homme public, homme politique puis ministre, avant un exil. Confucius a suffisamment œuvré parmi ses contemporains pour propager les bases d’une philosophie pratique.

    La portée de son enseignement est l’objet de la deuxième partie. Lorsque Hegel regrette chez Maître Kong l’absence d’un système philosophique "à l’occidental", il a raison. Mais c’est justement ce côté pragmatique – je parlais de philosophie pratique – qui fait encore aujourd’hui le triomphe de Confucius. Le triomphe mais aussi l’altération lorsque le confucianisme transforme la justesse d’un enseignement "par induction" (Confucius apprenait à ses élèves "à trouver en eux… Il n’explique pas, il incite") en un dogme récupéré par les pouvoirs chinois, au point de créer une nouvelle classe sociale : les "lettrés" confucéens. Le lecteur apprend du reste que le confucianisme, un temps méconnu et raillé, a bien failli disparaître, rejeté par le nouvel Empire Qin qui appréciait peu la liberté d’expression des successeurs de Confucius. En -213, l’empereur et son chancelier Li Shi imposent la destruction de tous les écrits confucéens, sous couvert d’une normalisation culturelle du pays. Mais non seulement les préceptes de Maître Kong échappent à cette proscription mais le confucianisme sort renforcé durant la dynastie suivante, celle des Han (-206 – 220), faisant du confucianisme puis du néo-confucianisme (à partir du XIIIe siècle, sous les Song) une idéologie officielle, dans ce qu’elle a de pire. Cyrille J.-D. Javary ne cache pas sa sévérité sur cette dérive, Confucius étant récupéré pour réformer, museler et corseter la société, "et, pire encore, torturer les femmes chinoises en faisant d’une mode stupide et cruelle, le bandage des pieds des petites filles… une « coutume » sanctifiée par le temps." Ce rigorisme va être lourd de conséquence durant le XXe siècle lorsque Mao et son Armée rouge font de la Chine un Empire communiste. Voué aux gémonies durant la révolution culturelle, Confucius est réhabilité après la mort de Mao - en partie à des fins idéologiques. Une préface officielle de ses Entretiens dit ceci : "[Ils] révèlent un homme de grande pensée, un parfait éducateur, procédant avec méthode, pour donner une excellente formation." Le Confucianisme constitue encore aujourd’hui, nous dit l’auteur, le fondement de la société chinoise – y compris par les adversaires du régime qui, en 1989, se référaient à Maître Kong pour dénoncer l’indignité des communistes au pouvoir…

    Cette passionnante plongée dans l’histoire du confucianisme est suivie, en troisième partie, par un focus sur l’enseignement prodigué par le sage du VIe siècle av. JC. Cyrille J.-D. Javary traite des thèmes abordés par le sage du VIe s. av. JC : l’exemplarité du souverain, le respect aux défunts pour le bien-être des vivants, l’importance des rituels, la place de l’enrichissement du peuple pour l’ordre du monde ("Il est honteux de devenir riche et honoré quand le pays est mal gouverné. Il est honteux de demeurer pauvre et obscur quand le pays est bien gouverné"), un enrichissement qui doit aller de pair avec l’enseignement. Cyrille J.-D. Javary insiste également sur des notions "humanistes" qui ont fait écho chez les contemporains des Lumières : la rectitude, la moralité dans les actes, la justice, la modestie ("Le clou qui dépasse c’est celui qui reçoit le coup de marteau") et la simplicité, tout en consacrant une place non-négligeable à l’amitié, fondamentale pour le bonheur.

    L’essai de Cyrille J.-D. Javary brille par sa concision, son érudition, sa connaissance de la culture et de la langue chinoise, comme par ses allers-retours entre sagesse confucéenne et penseurs occidentaux. Lorsque Confucius édicte cette règle, "Ne jamais faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent", n’y trouve-t-on pas des références familières pour un Européen ?

    Cyrille J.-D. Javary, Sagesse de Confucius, éd. Eyrolles, 181 p.

  • Elles sont parties pour le Nord

    cover79746-medium.png1917. Wilma, onze ans, se réveille par un glacial matin d'hiver dans la cabane qu'elle habite avec son père, trappeur dans le Grand Nord canadien. Celui-ci, de retour d'une expédition vers la ville, lui rapporte un cadeau : un étrange livre à la couverture de cuir, finement illustré, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. La vie simple et rude de la jeune fille, rythmée par les saisons, en sera à jamais bouleversée, car c'est dans les pages du roman qu'elle rencontre pour la première fois Akka...

    Dans le Canada sauvage du début du XXe siècle, Wilma, courageuse et déterminée, mène un combat héroïque pour la sauvegarde du plus grand oiseau migrateur de l'Amérique du Nord.    

    Inspiré de l’histoire vraie de la grue blanche, une espèce en voie de disparition, Patrick Lecomte tisse dans son premier roman, Elles sont parties pour le Nord, les destins croisés d’une jeune femme passionnée et d’un oiseau mythique, symbole de calme, de pureté et de loyauté.  

    Un récit envoûtant, promesse d’évasion, où la poésie de la nature – les grands espaces, le ciel immense – rencontre la magie de la lecture. 

    Patrick Lecomte, Elles sont parties pour le Nord, éd. Prélude 2016



  • Comment faire de son homme un Bonhomme

    Et si, en cette journée internationale pour les droits des femmes, on parlait… des hommes ? Ou plutôt des "Bonhommes" comme le dit la bloggeuse Evingel.

    Celle qui se surnomme le "Couteau suisse humain" (graphiste, photographe, réalisatrice, professionnelle dans l’événementiel, et j’en passe) a choisi, dans son Manuel du Bonhomme, disponible pour l'instant uniquement sur Internet, de mettre en avant la galanterie et de donner quelques leçons aux hommes.

    Evingel, Vanessa Fataccy de son vrai nom, n’est pourtant pas dans une posture passéiste mais au contraire dans une réflexion moderne sur la vie en société. Dit autrement, il s’agit bien de savoir-vivre et de bien vivre ensemble dont il est question, ce qui n’exclue pas l’émancipation féministe : "Force est de constater que la galanterie a disparu de nos jours, j’ai trouvé intéressant de comparer certains comportements. Ce que les hommes font et qui nous plaît, ce qu’ils font et qui nous déplaît et ce que nous attendons d’eux sans l’exprimer. Les hommes n’ont pas toujours tort, les femmes n’ont pas toujours raison. On essaye de nous faire croire que nous sommes égaux, alors que nous ne faisons que nous compléter, d’où cette perte de galanterie au nom de l’ÉGALITÉ." C’est elle qui souligne.

    Son cheval de bataille est ce retour à la galanterie, patiemment détricotée de 1789 à 1968. Au risque de passer pour une "réac", Evingel constate qu’avec l’émancipation féminine se passer des hommes est devenu, pour beaucoup de célibataires, à la fois simple et séduisant : "On pense que l’on peut se passer des hommes. Résultat ? Les hommes ne trouvent plus leur place et se laissent de plus en plus aller" (Amina, mars 2016). Que ces propos viennent de la bouche d’une femme – trentenaire, ambitieuse et indépendante – ouvre un débat intéressant. Evingel n’est pas tendre avec nous, les homme, dont elles fustige le comportement en société, le manque de galanterie, le laisser-aller, le je-m’en-foutisme et la difficulté à assumer ses responsabilités.

    Et puisqu’Evingel n’est pas rancunière avec nous, elle propose de nous faire quelques leçons sur la manière d’être un "Bonhomme" : sincère (y compris et surtout avec les femmes), pouvant assumer ses choix, mais aussi élégant, courtois et gentleman. C’est précisément l’objet du Manuel du Bonhomme qu’elle propose sur son blog : un ouvrage sous forme de chroniques drôles et pertinentes. Parodiant les guides de bonnes manières qui faisaient florès au XIXe siècle, l’auteure assène quelques leçons pour nous, les hommes : "Le garçon demande à une femme s’il peut l’embrasser, le Bonhomme le fait, quitte à se ramasser une claque !" (leçon 1), "Le garçon donne son dos après avoir fait l’amour à une femme, le Bonhomme la prend dans ses bras" (leçon 7), "Le garçon va faire à manger à une femme une fois en se vantant de l’avoir fait, le Bonhomme va le faire 2 jours de suite sans rien dire" (leçon 17), "Le garçon demande à une femme si elle veut qu’il porte son lourd sac, le Bonhomme le fait" (leçon 21).

    Si avec ça les hommes n’arrivent pas à mieux se tenir, ce sera à désespérer du genre masculin.

    Evingel, Manuel du Bonhomme
    "Evingel, celle qui veut apprendre aux hommes à mieux se tenir", Amina, mars 2016
    Lle Manuel du Bonhomme est aussi sur ce lien

  • Les femmes font-elles fausse route ?

    Dans Fausse Route, c'est un bilan lucide et sévère de 60 ans de féminisme et de combats pour le droit des femmes que propose Elisabeth Badinter.

    L'intellectuelle, qui ne cache pas son admiration pour Simone de Beauvoir et son combat d'avant-garde pour l' émancipation féminine (Le Deuxième Sexe, en 1949), brosse un tableau sombre de la condition des femmes au début du XXIe siècle.

    Malgré la fin du patriarcat et l'éclatement des archétypes – quoique cela soit à relativiser – la route pour l'égalité des femmes semble avoir fait fausse route. Elisabeth Badinter trace les contours de ce qu'est aujourd'hui la condition des femmes : des courants féministes engagés (soulignons que ce livre a été écrit avant l'apparition des Femen), un nouvel ordre moral en train de s'imposer, la vision manichéenne des relations hommes/femmes de certaines intellectuelles, la domination masculine (incontestable lorsqu'il est question de pouvoir politique et économique) et son corollaire la violence masculine, la victimisation générale de la société (conceptualisée par Pascal Bruckner), le questionnement sur la sexualité et sur ses nouveaux modèles ou la crise économique touchant plus les femmes que les hommes.

    Au final, la lutte pour l'égalité homme et femme reste semée d'embûches, malgré la vitalité de certains courants féministes. Outre le fait que certains hommes aimeraient faire payer aux femmes la fin de leur imperium, de nouvelles normes semblent s'abattre sur la condition féminine : la tentation du séparatisme, la victimisation, l'inégalité domestique, économique et politique, la maternité et l'allaitement devenus des pièges, le corps marchandisé et instrumentalisé ("corps-objet ou sexe-machine"), le concept de sexualité "innocente" des femmes contre une sexualité masculine "forcément brutale" des hommes, le rejet de l'égalité hommes-femmes dans certains quartiers avec le voile islamique et les violences faites "aux sœurs et aux cousines" (l'essai date de 2003 et rien ne s'est arrangé depuis).

    Le tableau général d'Elisabeth Badinter est sévère et contribue à alimenter le débat sur la condition féminine. La philosophe s'attaque en fin de volume au relativisme sexuel et prône moins la parité générale que la réconciliation pour le partage : "Hommes et femmes ne constituent pas deux blocs séparés. D'une part, on ne vote pas en fonction de son sexe, mais de ses intérêts et de son idéologie. D'autre part, il y a moins de différence entre un homme et une femme de même statut social et culturel, qu'entre deux hommes et deux femmes de milieux différents. Contrairement à ce qu'on a voulu faire croire, la différence sexuelle est peu de chose au regard de la différence sociale et la mère chômeuse avec deux enfants n'a pas la même priorité que la mère énarque ou chef d'entreprise."

    Elisabeth Badinter, Fausse Route, éd. Odile Jacob, 2003, 221 p.