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Véritable œuvre phare dans l’histoire de la musique occidentale, Le Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach est souvent joué au piano. Le premier interprète qui vient en tête est sans doute Glenn Gould. Or, c’est d’abord pour le clavecin que les deux livres du Clavier bien tempéré a été composé entre les années 1720 et 1740.
Écouter la version pour clavecin et clavicorde de Vincent Bernhardt est à la fois un retour aux sources et une matière à interrogation. Comment interpréter et écouter avec des oreilles neuves ces préludes et fugues ? Un troisième instrument, le pianoforte, complète la panoplie de l’interprète.
5 ans après la sortie du Livre I, voici la deuxième et dernière partie du Clavier bien tempéré par Vincent Bernhardt, musicien et musicologue reconnu. Autant dire que sa vision de l’œuvre de Bach a été longuement réfléchie. Ici, pas d’orgue, un de ses instruments fétiches, encore moins de piano, mais le choix porté sur trois instruments de l’époque de Bach : un clavecin à 2 jeux (contre 16 pour le premier livre), un clavicorde de 1787 et un pianoforte de 1726 sur lequel Bach lui-même aurait pu jouer à son époque.
Trois instruments donc. Voilà qui complique la tâche mais qui offre aussi une variété de sons pour ses 48 préludes et fugues dont certaines sont devenues de véritables tubes classiques (Prélude BWV 871, Fugue BWV 884). Vincent Bernhardt cherche à s’approcher au plus prêt de la vérité historique et musicologique d’une œuvre archi-jouée en dépit de ses nombreux pièges et difficultés.
Trois instruments donc. Voilà qui complique la tâche
Instrument rare, le clavicorde est d’autant plus intéressant dans ce répertoire exigeant. Vincent Bernhard montre ce qu’il a dans le ventre dans la Prélude BWV 871 ou dans celui nommé BWV 875.
Varier les instruments – clavecin, pianoforte et clavicorde – c’est expérimenter de manière nouvelle une écoute, ne serait-ce que parce que les sonorités de ces instruments diffèrent. Ainsi doit-on presque tendre l’oreille lorsque retentissement les premières notes au clavicorde du Prélude BWV 873. Le pianoforte succède à la fugue de cet opus.
Vincent Bernhardt, musicien et musicologue reconnu, redonne à ce Livre II du Clavier bien tempéré son statut d’œuvre à la fois technique et artistique. Cette fois, et Bach en aurait été lui même surpris, c’est l’instrument qui est interrogé. On connaissait la manière dont le piano a su transcender cet ensemble d’opus emblématiques. Voilà que Vincent Bernhardt se joue de l’auditeur avec une sorte de malice. Que l’on pense à la fugue bouleversante BWV 877 ou le délicat Prélude BWV 879 dans le premier CD. Il nous propose par là-même un vrai et beau voyage dans le Siècle des Lumières.
Ouvrez les oreilles sur d’autres horizons, en l’occurrence ici la Corée – ou plutôt les Corées – celle du Nord et celle du Sud. La collection Ocora de Radio France a la bonne idée de sortir en ce moment un enregistrement de chants traditionnelles de la célèbre péninsule.
Traditionnel et hypermoderne dans la facture, les suites Geomungo Hoesang dévoilent un répertoire quasi inconnu chez nous, avec un instrument tout aussi rare, la cithare geomungo. Cet impressionnant instrument à six cordes, dont l’origine remonte vraisemblablement au IVe siècle de notre ère, était considéré là-bas comme "le plus grand de tous les instruments" car il permettait "d’élever l’âme".
Il est vrai que l’écoute de ces suites Geomungo Hoesan est une vraie aventure à la fois artistique, culturelle et spirituelle. Les notes se détachent et résonnent dans ces suites les plus emblématiques de la Péninsule coréenne. Composées au XVe siècle, au départ pour la voix, elles sont finalement devenues exclusivement instrumentales.
Le rythme lent, la place laissée au silence, les infimes variations et les vibrations invitent au voyage intérieur mais aussi à un vrai dépaysement.
Musique s’apparentant aussi bien à un cérémonial qu’à une performance artistique
Comme souvent pour ces répertoires anciens, on ne connaît pas le ou les auteurs de ces Geomungo Hoesang. Elles ont été compilées, jouées par différents musiciens et sans doute transformées au fur et à mesure des siècles.
Se plonger dans cette œuvre incroyable c’est faire l’expérience d’une interprétation mais aussi d’une écriture bien différente des musiques occidentales : écriture minimaliste, rythmes nombreux (20 temps, sic), musique s’apparentant aussi bien à un cérémonial qu’à une performance artistique.
Parlons maintenant de l’interprète, Lee Jae-hwa, l’un des meilleures interprètes de geomungo, ayant à cœur de perpétrer la tradition de cet intrument, devenu patrimoine immatériel national de Corée du Sud. La notoriété de Lee Jae-hwa a depuis dépassé les frontières. En 2013, elle a reçu en France le Prix Musique du Monde de l’Académie Charles Cros pour L’Art du Sanjo de Geomungo.
La musicienne complète l’enregistrement avec la suite Geomungo Sanjo, avec Jung Hwa-young au janguu, un instrument de percussion lui aussi traditionnel. Cette pièce est d’inspiration nord-coréenne. L’écriture plus sophistiquée se veut moins méditative que dansante. En la proposant dans cet album, Lee Jae-hwa entend construire une passerelles entre deux pays frères et à la même culture mais ennemis depuis les années 50 et la Guerre de Corée.
Cette découverte proposée par Ocora est une chance de découvrir un répertoire musical unique.
Normande de naissance mais nantaise d’adoption, Aline Chevalier ne pouvait pas ne pas avoir une pensée pour Barbara qui a si bien chanté la Cité des Ducs de Bretagne dans le classique Nantes. La Grande Dame Brune fait l’objet d’un joli dommage dans le titre Cet aigle-là qui ouvre son nouvel album Satori. Aline Chevalier y parle d’un piano abandonné dans une salle de ventes qu’elle a "enfin trouvé". Le souvenir de Barbara surgit grâce à l’instrument de musique, "grand piano noir de jais / La belle Rossinante / Dans ma ville de Nantes".
Pas de pop électro ni d’urbain chez Aline Chevalier mais de la chanson française puisant ses références dans le répertoire des années 60 à 90, avec Barbara, donc, pour commencer. Mieux, Aline Chevalier a su trouver son alter ego musical en la personne de Gilles Belouin, vibraphoniste-percussionniste qui donne à l’opus une facture jazzy et sixties des plus étonnantes et envoûtantes (Pastiche, La pluie).
On est touchés par le poétique morceau Satori, en forme de confession et de réconciliation avec elle-même. La chanteuse exprime sa sérénité et sa foi en elle : "J’ai enfin pactisé avec mon nom... Jamais le nom d’un autre je ne prendrai". C’est avec le piano-voix qu’Aline Chevalier semble être la plus à l’aise. On pense au délicat Cœur léger dans lequel la plongée sous-marine devient la métaphore des souvenirs remontés à la surface.
Une facture jazzy et sixties des plus étonnantes et envoûtantes
La chanteuse ose également des orchestrations "pétillantes", à l’instar de Ta capitale, un titre à la facture latina mais singulièrement rude sur une société dure et à la savante écriture : "Ton capital peine / Sera capital / La peine capitale / Ta capitale." Poétique, Cerbère l’est tout autant. Le chien des enfers est évoqué avec un mélange de crainte et de tendresse ("Cerbère t’as une drôle de tête"). Aline Chevalier l’évoque comme le compagnon fidèle d’une traversée dont nous aurons tous droit. Ambiance.
Il n’est pas si courant que cela qu’un philosophe soit l’objet d’une chanson. C’est le cas du Chat de Derrida dans lequel, mutine, Aline Chevalier observe l’animal du célèbre penseur : "Ils ont vénéré le chat / Génie félin des écrivains / Tous ont adulé le chat / Qui l’aimera l’honorera". Le chat est observé et admiré comme le compagnon le plus aimé des artistes et intellectuels – Colette, Malraux, Cocteau, Dumas ou Zola.
Après la philosophie, c’est le cinéma qui a droit à un hommage en forme de "dernière séance" avec le mélancolique Sous les sièges en skaï. Aline Chevalier parle du confinement et la fermeture des cinémas, "la brutalité masquée et covidée" et les salles désertées. "Et si c’était la dernière fois le dernier film au cinéma ?" s’interroge-t-elle. Heureusement non.
Il faut absolument aller jusqu’au bout de l’album afin de découvrir un incroyable inédit. Il s’agit d’À demi-mots, une adaptation délicate et pudique de la3e Romance sans paroles de Gabriel Fauré. Une pure merveille qui justifie à elle-seule ce touchant et généreux deuxième album.
Drôle de héron. D’emblée, l’album de L’homme Héron – un pseudo, bien entendu – s’affirme comme un opus libre, poétique et hypersensible, à l’instar du premier morceau Petite fille qui danse. Ce petit chef d’œuvre sur les misères de ce monde frappe l’auditeur grâce à une fillette, incarnation d’une mort a priori innocente qui "en a du boulot".
L’univers de L’Homme Héron est celui d’un monde terrible, douloureux, inquiétant et malsain (Le cœur d’Ulysse) où nous devons trouver notre place avec toutes nos fragilités. La vie devient Odyssée et notre existence, finalement, un beau voyage, beau mais dangereux.
On aime la facture de cette chanson française bricolée avec soin. L’Homme Héron ne dédaigne pas les machines, les ordis et sa boîte à rythme pour servir les propos d’un poète – engagé – de 2025 : "Esthète au travail soigné / Je suis blanchisseur de métier / Pour un nettoyage intégral / Confiez-moi votre linge sale / Finis les tracas les ulcères / Je prends soin de vos p’tites affaires", Grande lessive).
Dans Alice rêve, L’Homme Héron fait de l’Alice au Pays des Merveilles son alter-ego catapultée dans notre monde au futur sombre mais mais désespéré ("[Alice] Se dit qu’il n’est peut-être pas trop tard").
La Poudre blanche qu’il clame et chante en slam est la poésie dont il se nourrit autant qu’il nourrit
Le musicien n’entend pas se laisser désespérer, pas plus qu’il ne veut céder aux sirènes ambiantes ("Je rêve donc j’écris"). La Poudre blanche qu’il clame et chante en slam est la poésie dont il se nourrit autant qu’il nourrit ("Je l’ai trouvée mon héroïne / ma poudre blanche / D'entre les mots d’entre les lignes / Je saisis ma chance / Je rêve donc j’écris"). Il se fait romantique, amoureux et voyageur dans la jolie ballade Même si la terre est ronde.
On remercie L’Homme Héron de ne pas asséner ses colères avec emphase mais de choisir le biais de poésie et de rythmes dansants (Les damnés de la terre).
Il y a la même légèreté dans Olga, un joli, émouvant et portrait, non sans humour, d’une jeune femme gothique. Par amour pour elle – et mal lui en a pris ! – l’auteur a choisi de se percer le corps, comme elle. Beau et irrésistible. La "recherche du bonheur" est là, dans cet opus où les sentiments humains, la quête de l’absolu ou des plaisirs simples se heurtent à un monde contemporain froid, robotique et faux (Les ascenseurs).
L’album se termine avec le sombre Passent les heures, en forme de morceau funèbre. L’Homme Héron slame une rencontre, celle d’une femme perdue dans un monde gris et pluvieux, un pays où elle est arrivée après avec traversé la Méditerranée, pour "un voyage sans retour". Qui a dit que le poète vivait plus dans la lune que dans notre monde ? L’Homme Héron prouve le contraire, avec pudeur, sagacité mais surtout talent.
Revoilà l’une de nos chouchous, Vanessa Philippe, avec son dernier single, Clair de lune.
Elle nous avait fait l’honneur d’une interview à cœur ouvert. Sa sensibilité ressort plus que jamais dans un titre d’une auteure à la fois apaisée, romantique et amoureuse : "Je pense au clair de lune / Quand je m’enfuis... / Je songe au clair de lune / Quand tu m’oublies".
Impossible de parler de Vanessa Philippe sans mentionner ses clips qu’elle produit elle-même, avec succès si l’on regarde les prix récoltés.
Saluons donc un clip incroyable de créativité, avec une Vanessa Philippe en clown triste qui se met en scène dans deux cadrages révélateurs, celui d’un tableau classique et l’autre d’un écran de téléviseur. L’amour est éternel et n’a pas d’âge semble nous dire l’artiste. Petits moyens et grands effets pour ce single et ce clip.
Le titre de cet album public de b•records fait référence à l’une des plus belles chansons de la musique classique. Il s’agit de Youkali de Kurt Weill, interprété par le baryton Joël Terrin accompagné au piano de Cole Knutson. Découvrir Youkali, véritable chant métaphysique, c’est l’adopter : "Youkali, c’est le pays de nos désirs / Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir / Youkali, c’est la terre où l’on quitte tous les soucis." Il est rare d’entendre ce classique interprété par une voix masculine. Le baryton Joël Terrin vient offrir un contrepoint intéressant et touchant aux versions féminines de Ute Lemper ou, plus près de nous, de Barbara Hannigan.
Nous voilà donc embarqué dans un pays où le désir (de la musique) est inscrit en lettres d’or. Enregistré à l’Abbaye de Royaumont les 5 mai et 29 septembre 2024, l’album propose une sélection de pièces lyriques classiques ou modernes. Parité parfaite pour les interprètes : deux hommes Joël Terrin (baryton) et Jeeyoung Lim (baryton-basse) ; deux femmes, Emma Roberts (mezzo-soprano) et Iida Antola (soprano).
Après Youkali, c’est La Truite de Schubert (Die Forelle) que vient nous régaler Joël Terrin, sans ostentation ni désir de révolutionner le genre. Tout cela est d’un beau naturalisme. Vibrant et frais. Les trois autres titres interprétés par le baryton sont moins célèbres. Avec le compositeur franco-vénézuélien Reynaldo Hahn (1874-1947), on est entre le XIXe et le XXe siècle avec la pièce La prison, au texte plein de regrets, pleurant une jeunesse gâchée et emprisonnée, dans une facture très musique française.
Plus rare encore de ce côté-ci de La Manche, Sleep est l’œuvre du compositeur anglais Ivor Gurney (1890-1937). En Angleterre, ce "war poet", l’un des poètes-combattants pendant la Grande Guerre, est considéré comme un héros national mais aussi un mélodiste hors-pair ayant laissé des centaines de chansons. On retrouve ici, grâce à Joël Terrin, le bouleversant Sleep, extrait de ses Five Elizabethan Songs, renvoyant à son expérience de soldat pendant la première guerre mondiale. Le programme du baryton s’achève avec un compositeur américain contemporain, Ben Moore (né en 1960). The Lake of Innisfree, d’après un poème de Yeats, fait le choix de l’harmonie et de la mélodie pour en faire un morceau postromantique propre à éclairer nos journées moroses.
Éclectique et intelligent
La mezzo-soprano Emma Roberts fait le choix de compositeurs plus connus, tous du XIXe et début XXe siècle. Il y a Jean Sibelius (1865-1957) et son folklorique conte poétique Flickan kom op. 37 n°5, que la traduction française illustre bien : "La fille revient d’un rendez-vous avec son amoureux". Emma Roberts l’interprète avec puissance et non sans un néo-romantisme éclatant. On est ravis de retrouver Debussy dans le lumineux et onirique Colloque sentimental. Il s’agit d’un extrait des Fêtes galantes, d’après des poèmes de Verlaine. Debussy ne se laisse pas impressionner ni écraser par les mots du poète parnassien. Il y insuffle du mystère là où la mélancolie domine le texte ("– Te souvient-il de notre extase ancienne ? / – Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ? / – Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? / Toujours vois-tu mon âme en rêve ? – Non"). Toujours dans la musique française, la mezzo-soprano interprète la sobre et presque minimaliste chanson de Maurice Ravel, L’indifférent. Il s’agit d’un portrait tout en nuance d’un jeune homme fugacement aperçu, aux "yeux doux comme ceux d’une fille" et à la "démarche féminine et lasse". La rencontre éphémère est rendue musicalement par des notes comme suspendues et par le timbre délicat de la chanteuse accompagnée au piano par Emma Cayeux. Deux lieder, l’un de Brahms (Die Mainacht op. 43 n°2), l’autre de Richard Strauss (Befreit op. 39 n° 4) viennent clôturer le programme d’Emma Roberts.
Arrêtons-nous maintenant sur le troisième interprète de cet enregistrement public. Il s’agit du baryton-basse coréen Jeeyoung Lim, proposant, et c’est rare, deux pièces du compositeur coréen Isang Yun (1917-1995), Traditional Outfitv (Habit traditionnel) et Swing. Isang Yun a fait le choix de faire se rejoindre musique classique occidentale et rappels des traditions de son pays. Cela donne deux morceaux envoûtants, dépaysants et passionnants. Après un passage par son pays, Jeeyoung Lim, accompagné au piano par Gyeongtaek Lee, revient en Europe et au XIXe siècle avec deux lieder purement romantiques de Schubert (Waldesnacht D 708 et Abendstern D 806), avant de s’intéresser à Henri Duparc (1848-1933), avec sa Chanson triste, d’après un poème de Jean Lahor ("Dans ton cœur dort un clair de lune, / Un doux clair de lune d’été, / Et pour fuir la vie importune, / Je me noierai dans ta clarté").
La soprano finnoise Iida Antola, accompagnée par sa compatriote pianiste Anni Laukkanen, propose elle aussi, à l’instar d’Emma Roberts, un passage par Debussy, cette fois avec sa pièce onirique De rêve (1893). Iida Antola s’en empare avec une interprétation à la fois lumineuse et éthérée : "La nuit à des douceurs de femmes ! / Et les vieux arbres sous la lune d'or, / songent ! / À celle qui vient de passer la tête emperlée, / Maintenant navrée ! / À jamais navrée ! / Ils n'ont pas su lui faire signer…" Suivent les Trois lieder op. 22 d’Erich Korngold (1897-1957). Il y a du post-romantisme et de la noirceur dans ces chansons crépusculaire, composées en 1828, alors que le compositeur allemand est au sommet de sa gloire. Le nazisme le fera fuir jusqu’aux États-Unis où Erich Korngold se révélera au grand public comme compositeur de films (Les Aventures de Robin des Bois, Capitaine Blood, L'Aigle des mers).
Hugo Wolf (1860-1903) et son bouleversant lied Kannst du dast Land vient conclure ce programme éclectique et intelligent proposé par quatre jeunes voix lyriques décidément à suivre et que l’on ne peut qu’aimer.
Mieux que jouer, Sophia Vaillant nous fait découvrir Clara Schumann dans une intégrale de son œuvre pour clavier (moins deux Scherzi que la musicienne avait déjà enregistrés en 2017) : polonaises, caprices, romances, variations, préludes et fugues. N’en jetez plus.
Clara Schumann a été, pendant des années, indissociable de son mari Robert Schumann. Interprète, égérie, admiratrice, célébrité influente, la compositrice Clara Schumann, comme beaucoup de femmes artistes est pourtant tombée aux oubliettes en tant que compositrice. Depuis quelques années – et Bla Bla Blog s’en est fait régulièrement l’écho – les musicologues, spécialistes et interprètes permettent de découvrir et redécouvrir des femmes artistes ignorées, oubliées et souvent méprisées. Les choses changent et c'est heureux ! Clara Schumann a laissé une cinquantaine d’œuvres au total. On la considère maintenant à l’égal de ses contemporains – hommes –, à commencer par Franz Schubert, Robert Schumann ou Frédéric Chopin.
C’est du reste ce dernier nom qui vient tout de suite en tête à l’écoute des quatre Polonaises op. 1 qui ouvrent le triple album. À l’époque de leur écriture, Clara Schumann – ou plutôt Clara Wieck – n’a que… 10 ans ! Moins révolutionnaire que son homologue polonais, ces pièces séduisent par leur légèreté, leur gaieté et leur insouciance, servies par une Sophie Vaillant impeccable dans le rythme comme dans les couleurs données à ces éclatants morceaux, avec en particulier une dernière Polonaise en do majeure particulièrement espiègle. Le nom de Chopin revient encore dans les Valses romantiques op. 4 en do majeur. Après une introduction sombre, elles virevoltent et s’épanouissent. Il faut ici encore saluer Sophia Vaillant dans une interprétation tendue, sérieuse et nous entraînant dans un paysage musical aux nombreux recoins. Il semble que la pianiste et la compositrice nous prennent par la main.
Les Neuf Caprices en forme de valse op. 2 ont été composés plus tard, au début de l'adolescence de la musicienne. Nous sommes entre 1831 et 1832. Elle n’a que 12 ans mais quelle maîtrise, déjà ! Ces Caprices enlevés, élégants et aux lignes mélodiques élaborées ont été composées, nous dit le livret, pour les salons de la bonne bourgeoisie allemande. "La compositrice a voulu s’imposer avec brio dans cette société masculine". Mais aussi pour impressionner un certain Robert Schumann, de neuf ans son aîné, qui lui donne des cours de piano. On pense au dernier et court Caprice en ré bémol majeur, ressemblant à l’expression d’un émoi dissimulé.
C’est à son futur mari qu’elle dédicace la Romance variée op. 5 en do majeur. Parfaite illustration du romantisme, Clara Wieck, future Schumann, semble assumer complètement ses sentiments pour celui qui va devenir son mari, au prix cependant d’un procès, plus tard, avec son propre père. En attendant, l’innocence, l’espièglerie et la joie d’être amoureuse rejaillissent dans cette romance incontournable. Sophie Vaillant affronte avec vaillance les nombreux pièges techniques de cette pièce alliant raffinement, simplicité et virtuosité.
La déclaration amoureuse pour Robert Schumann est plus évidente encore dans la Romance des Quatre Pièces Caractéristiques. Cette dernière œuvre, op. 5, d’une incontestable modernité (L’Impromptu Le Sabot, très naturaliste ou l’étonnante Scène fantastique du Ballet des revenants, gothique avant l’heure), viennent conclure un premier CD revenant sur les premières années décidément prometteuses d’une future très grande de la musique classique.
On la considère maintenant à l’égal de ses contemporains – hommes –, Schubert, Chopin ou Robert Schumann
C’est une Clara Schumann endiablée qui surgit du 2e CD grâce à la brillantissime Toccatina en la majeur de ses Soirées musicales op. 6. Elle se révèle en compositrice audacieuse et ambitieuse, tout en restant bien ancrée dans le Romantisme de son époque (Notturno en fa majeur). Pourtant, Clara future Schumann n’a que 16 ans. Ses sentiments pour Robert sont intacts et exprimés ici avec un mélange de passion, de langueur et de mélancolie (Mazurka en sol mineur). Restons dans ces Soirées musicales semblant organisées dans un de ces salons aristocratiques et bourgeois de 1836. Clara Schumann propose sa mélancolique Ballade en ré mineur avant une courte Mazurka en sol majeur et une Polonaise gracieuse aux belles lignes mélodiques, grâce à une Sophia Vaillant cavalant avec plaisir sur ces partitions exigeantes.
L’auditeur sera captivé par l’irrésistible Variation de concert op. 8 Sur la cavatine du Pirate de Bellini. La passion de la compositrice pour l’opéra italien est évident. Mieux, cette variation vaut à la jeune femme une reconnaissance officielle et publique. Le morceau est servi par une Sophia Vaillant incroyable de fraîcheur et de virtuosité pour cette pièce aussi complexe que lumineuse.
Le 2e CD est complété par Trois Romances sans parole op. 11. On pourra retrouver dans la 2e Romance le thème initiale de la Sonate n°2 de Robert Schumann qui y verra un message, partagé à sa future compagne : "À l’écoute de ta Romance, j’ai entendu une nouvelle fois que nous devions devenir mari et femme." Message bien reçu.
On avance dans le temps avec le 3e CD et ces Trois Pièces Fugitives op. 15 composées entre 1840 et 1844. Clara Schumann a un peu plus de vingt ans et voit sa vie sentimentale et maritale s’éclaircir après le procès gagné contre son père. Elle se montre ici d’une grande mélancolie (le Larghetto et l’Andante expressivo). Sophia Vaillant semble s’effacer derrière des partitions dans lesquelles pointe une grande tristesse, ne prenant toutefois jamais le dessus (Scherzo).
Les Préludes et fugues op. 6 renvoient inévitablement à Bach et à son Clavier bien tempéré (Fugue en si bémol majeur). Les notes se déploient avec la même technicité (Fugue en ré mineur), densité (toutes durent moins de 2 minutes 50) et tonicité (Fugue en sol mineur). Il y a pourtant je ne sais quoi de moderne dans cette exploration de préludes et fugues écrites en plein XIXe siècle romantique (que l’on pense au Prélude en si bémol majeur ou celui en ré mineur).
La pièce la plus longue de ce 3e disque, mais aussi du coffret, sont ces somptueuses Variations sur un Thème de Robert Schumann op. 20. Écrites en 1843, elles sont une déclaration d’amour à Robert Schumann. L'idylle entre eux est toujours là, ancrée et solide comme un roc. Toutefois, le musicien voit sa santé décliner. La compositrice a-t-elle l’intuition à l’époque qu’il mourra trois ans plus tard ? Elle propose en tout cas autant une œuvre pleine de tristesse et de nostalgie qu'un tombeau funèbre et un hommage au grand artiste et complice qu’est son mari. Sophia Vaillant propose un enregistrement de ces Variations faisant répondre mélancolie et réconfort, force et désespoir. Il s’agit sans doute là d’une des pièces phares de cette importante compilation Clara Schumann.
Trois Romances op. 21 viennent clôturer ce coffret. Certes moins joueuses, elles restent élégantes, virtuoses et d’une folle modernité.
Mieux que de nous faire découvrir – ou peut-être redécouvrir – Clara Schumann, Sophia Vaillant nous fait entrer dans son intimité et dans son cœur. Elle nous fait d’elle une amie. À l’écoute de ses pièces, nous sommes moins seuls.
Dès les premières notes de cet album de b•records, nous sommes indéniablement chez Philip Glass, compositeur américain du courant répétitif américain. Il s’agit d’un enregistrement public d’un concert à la Cité de la Voix de Vézelay, le 11 janvier 2024.
Another Look at Harmony date de 50 ans déjà mais l'œuvre reste d’une très grande modernité. L’ensemble Les Métaboles en propose ici la quatrième partie, complétée par une œuvre du XVIIIe siècle, le Canone a 16 all’ unisona d’Andrea Basily. Il faut remercier Léo Warynski d’avoir su dénicher un opus méconnu et peu joué du compositeur américain. Il précède de quelques années son opéra Einstein on the Beach dont Another Look at Harmony serait une "sorte d’esquisse".
Chez Glass, les boucles mélodiques, écrites pour chœur et orgue, s’étirent patiemment – pour ne pas dire religieusement. On croirait entendre une œuvre chamanique que l’orgue incroyable de Yoan Héreau vient éclairer de manière métaphysique (Section 2). Rien d’étonnant finalement pour une œuvre enregistrée à Vézelay, l’un des plus grands centres religieux d’Europe.
Il y a de l’épique et de l’aventure dans cette manière de travailler les sons, les voix, leurs textures. On aurait tort de s’arrêter sur le terme de "minimalisme" souvent utilisé lorsque l’on parle de Philip Glass. Au contraire, la richesse est là, dans ces intonations et ces variations parfois intimes de répétition d’un même motif (Section 3).
Une œuvre méconnue d’un compositeur qui l’est tout autant
L’ensemble des Métaboles et l’orgue de Yoan Héreau se complètent harmonieusement (Section 5) dans cet opus du milieu des années 70 que Léo Warynski apparente moins à la culture new age de cette période qu’à l’école de Notre-Dame des XIIe et XIIIe siècles. N’oublions tout de même pas la grande modernité de cette pièce, éclatante et sombre dans la longue Section 6. Elle précède cette capricieuse et très classique "pastille" de 16 secondes par Yoan Héreau, avant la huitième et dernière section où l’orgue vient accompagner l’ensemble des Métaboles. Philip Glass fait de ce mouvement un hommage au répertoire liturgique occidental : orgue éclatant, envolées des voix et enthousiasme joyeux. Glass, parfois dédaigné en France, prouve qu’il est un compositeur contemporain mais aimant et connaissant ses classiques.
L’album se termine assez singulièrement par une œuvre méconnue d’un compositeur qui l’est tout autant. Léo Warynski a choisi un canon du compositeur italien Andrea Basili (1705-1777). Son magnifique Canone a 16 all’ unisona est une œuvre classique jamais éditée ou enregistrée jusqu’alors. Cela en fait sa rareté. En incluant un compositeur du XVIIIe siècle dans un programme contemporain, Léo Warynski et Les Métaboles entendent renouer deux époques et deux styles a priori diamétralement opposés mais qui viennent se rejoindre naturellement.