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  • Sage et libre comme un poisson rouge

    chine,cailliau,lao-tseu,confuciusC’est à l’occidental que nous sommes que s’adresse Hesna Cailliau dans son court essai Le Paradoxe du Poisson rouge. L’auteure précise en début d’ouvrage que cet animal ne désigne pas le poisson que nous avons l’habitude de voir tourner dans un bocal mais la carpe koï, populaire en Chine, omniprésente dans les bassins et les rivières et d’autant plus respectée qu’elle a l’apparence d’un dragon, animal sacré.

    Mais quelles vertus a donc ce poisson rouge qui pourrait nous rapprocher d’une forme de sagesse ? Animal élevé et consommé, symbole de prospérité (poisson se dit chin-yu, littéralement "or" et "prospérité"), la carpe évoque également huit vertus menant à la réussite. À cela s’ajoute la couleur rouge, sensée éloigner les démons et symbole de vie et de force créatrice. Ce poisson rouge personnifie à merveille pour Hesna Cailliau la manière dont le Chinois pense et vit : "comme un poisson dans l’eau", il se meut sans difficulté même dans les mers les plus agitées. Il ondule entre les rochers et peut profiter des vagues porteuses.

    En huit chapitres (un chiffre symbolique, sensé porter chance dans la tradition chinoise, comme il est rappelé), Hesna Cailliau développe ce que sont ces huit vertus de la carpe koï, des vertus qui permettent de comprendre la culture et le mode de pensée chinois : ne se fixer aucun port (le refus de l’attachement à tel ou tel modèle) ; ne viser aucun but et s’adapter ("La carpe koï montre au Chinois que le chemin ne doit jamais être tracé d’avance") ; vivre dans l’instant présent ("Le futur est aléatoire, le passé est dépassé, la seule réalité est ici et maintenant" selon un principe énoncé par Bouddha) ; ignorer la ligne droite, adopter l’art de l’esquive, éviter l’affrontement et préférer la ligne de conduite du compromis (une très belle citation vient illustrer le chapitre qui est consacré à cette vertu : "L’arbre tordu vivra sa vie, l’arbre droit finira en planches") ; se mouvoir avec aisance dans l’incertitude, ligne de conduite pour tracer soi-même son chemin ("Celui qui sait ce qui est bon pour les autres est un être dangereux") ; vivre en réseau à l’exemple des Chinois préférant la conscience collective à l’individu, un mode de vie qui va loin dans la transformation sociale et politique ("Le souverain est comparable à un bateau, le peuple à l’eau. C’est l’eau qui porte le bateau ou le fait chavirer") ; rester calme et serein ("Le plus beau jour de ma vie est lorsque mon âme n’est pas encombrée de pensées parasites" selon Lao-tseu) ; remonter à la source est la huitième de ces vertus, une vertu à la fois pédagogique et métaphysique ("L’homme n’est pas seulement fils de la Terre, mais aussi fils du Ciel" pour Confucius).

    Avec justesse et clarté , l’auteure nous fait entrer dans le cœur du mode de pensée d’une culture que nous connaissons bien mal, lorsque nous n’en pervertissons pas le sens. Le Paradoxe du Poisson rouge est à voir finalement moins comme un livre de développement personnel que comme un ouvrage servant de passerelle entre deux univers : le monde occidental d'une part, modelé par la Raison, l’individu et une philosophie de combat et la culture chinois d'autre part, multimillénaire invitant à l’adaptation permanente dans un monde agité, l’échange, le refus de l’attachement à une vérité immuable mais aussi la sérénité et l’altruisme.

    En illustrant ses propos de citations venues d’Asie mais aussi de textes religieux chrétiens et de philosophes occidentaux (Nietzsche, Edgar Morin ou Descartes), Hesna Cailliau invite le lecteur français non à renier sa culture mais regarder du côté d’une civilisation plus ancienne que la nôtre pour trouver des solutions aux crises qui secouent le monde et nos existences : se donner la possibilité d’observer et de changer loin d’un modèle pré-établi afin de pouvoir évoluer librement et se mouvoir.

    Pour citer l'auteure, il est sans doute utile de réveiller le Chinois qui sommeille en nous.

    Hesna Cailliau, Le Paradoxe du Poisson rouge (Une voie chinoise pour réussir),
    éd. Saint-Simon, 2015, 140 p.
    "Confucius, l'anti-Hegel"

  • Confucius, l’anti-Hegel

    Connaissons-nous Confucius ? En nos latitudes, le nom de ce penseur chinois, né en -551 sous la dynastie des Zhou et mort à 72 ans en -479, n’est pas inconnu. Figure majeure de la pensée dans un pays dont la civilisation était ancienne de plusieurs millénaires à sa naissance, kŏng zĭ (maître Kong), plus que n’importe quel autre penseur, a laissé une postérité exceptionnelle : 3 000 disciples qu’il a formés, une généalogie de descendants estimé à trois millions de personnes et un héritage intellectuel qui continue de façonner la Chine d’aujourd’hui.

    Quel philosophe occidental peut se targuer d’une telle influence ? Aucun.

    Pour autant, Confucius reste plutôt discret en Occident. L’essai de Cyrille J.-D. Javary, Sagesse de Confucius (valeurs, propositions et aphorismes) est un brillant et passionnant moyen d’entrer en contact avec "le maître accompli" (kŏng fūzĭ).

    La première traduction de ses Entretiens, retranscriptions a posteriori de ses enseignements oraux (à l’instar de Socrate) ne date "que" de 1687. Elle nous vient des Jésuites qui ont latinisé son nom, tout en faisant de lui une figure pré-christique (avec "l’intuition du message de Jésus" mais sans "la complète révélation chrétienne", dit l’auteur). En commettant ce contre-sens philosophique, les Jésuites ont paradoxalement contribué à asseoir la postérité de Confucius hors de Chine. En Europe, nous apprend Cyrille J.-D. Javary, Leibniz et Voltaire saluent en lui le "moraliste pragmatique", pouvant être comparé à Montaigne – et opposé à Machiavel. Diderot lui consacre un long article dans l’Encyclopédie. Par contre, Hegel n’aura pas de mots assez durs pour critiquer Confucius. À ses yeux, le penseur chinois ne méritait pas d’être traduit, son tort étant de n’avoir laissé aucun système philosophique digne de ce nom. Cette opposition Hegel-Confucius explique d’ailleurs le titre de cet article, tant le gouffre semble gigantesque entre ces deux intellectuels.

    L’essai de Javary est construit avec un grand sens de la clarté et de la vulgarisation. L’auteur nous prend par la main pour nous emmener au plus près de la vie, de l’enseignement et de l’influence de ce philosophe fondamental. Sagesse de Confucius est partagé en trois parties : "Confucius et son temps", "De Confucius au confucianisme" et "L’enseignement de Confucius". L’ouvrage se termine par les traditionnels index et biographie, précédant 16 cartes illustrées détachables.

    La première partie s’intéresse à la vie de Confucius et à son époque. C’est l’occasion pour l’auteur de brosser à grand trait un tableau de la Chine ancienne. Pour qui connaît peu cette civilisation (c’est le cas du bloggeur), ces cinquante premières pages sont une entrée en matière impeccable. La vie de Confucius, de sa naissance légendaire à son inhumation dans la forêt des Kong, est décrite au plus près, que ce soit dans son engagement philosophique ou dans son quotidien. Confucius, homme de pensées, se distingue tour à tour comme un homme d’affaire (intendant), homme d’enseignement (il ouvre la première école privée du monde) homme public, homme politique puis ministre, avant un exil. Confucius a suffisamment œuvré parmi ses contemporains pour propager les bases d’une philosophie pratique.

    La portée de son enseignement est l’objet de la deuxième partie. Lorsque Hegel regrette chez Maître Kong l’absence d’un système philosophique "à l’occidental", il a raison. Mais c’est justement ce côté pragmatique – je parlais de philosophie pratique – qui fait encore aujourd’hui le triomphe de Confucius. Le triomphe mais aussi l’altération lorsque le confucianisme transforme la justesse d’un enseignement "par induction" (Confucius apprenait à ses élèves "à trouver en eux… Il n’explique pas, il incite") en un dogme récupéré par les pouvoirs chinois, au point de créer une nouvelle classe sociale : les "lettrés" confucéens. Le lecteur apprend du reste que le confucianisme, un temps méconnu et raillé, a bien failli disparaître, rejeté par le nouvel Empire Qin qui appréciait peu la liberté d’expression des successeurs de Confucius. En -213, l’empereur et son chancelier Li Shi imposent la destruction de tous les écrits confucéens, sous couvert d’une normalisation culturelle du pays. Mais non seulement les préceptes de Maître Kong échappent à cette proscription mais le confucianisme sort renforcé durant la dynastie suivante, celle des Han (-206 – 220), faisant du confucianisme puis du néo-confucianisme (à partir du XIIIe siècle, sous les Song) une idéologie officielle, dans ce qu’elle a de pire. Cyrille J.-D. Javary ne cache pas sa sévérité sur cette dérive, Confucius étant récupéré pour réformer, museler et corseter la société, "et, pire encore, torturer les femmes chinoises en faisant d’une mode stupide et cruelle, le bandage des pieds des petites filles… une « coutume » sanctifiée par le temps." Ce rigorisme va être lourd de conséquence durant le XXe siècle lorsque Mao et son Armée rouge font de la Chine un Empire communiste. Voué aux gémonies durant la révolution culturelle, Confucius est réhabilité après la mort de Mao - en partie à des fins idéologiques. Une préface officielle de ses Entretiens dit ceci : "[Ils] révèlent un homme de grande pensée, un parfait éducateur, procédant avec méthode, pour donner une excellente formation." Le Confucianisme constitue encore aujourd’hui, nous dit l’auteur, le fondement de la société chinoise – y compris par les adversaires du régime qui, en 1989, se référaient à Maître Kong pour dénoncer l’indignité des communistes au pouvoir…

    Cette passionnante plongée dans l’histoire du confucianisme est suivie, en troisième partie, par un focus sur l’enseignement prodigué par le sage du VIe siècle av. JC. Cyrille J.-D. Javary traite des thèmes abordés par le sage du VIe s. av. JC : l’exemplarité du souverain, le respect aux défunts pour le bien-être des vivants, l’importance des rituels, la place de l’enrichissement du peuple pour l’ordre du monde ("Il est honteux de devenir riche et honoré quand le pays est mal gouverné. Il est honteux de demeurer pauvre et obscur quand le pays est bien gouverné"), un enrichissement qui doit aller de pair avec l’enseignement. Cyrille J.-D. Javary insiste également sur des notions "humanistes" qui ont fait écho chez les contemporains des Lumières : la rectitude, la moralité dans les actes, la justice, la modestie ("Le clou qui dépasse c’est celui qui reçoit le coup de marteau") et la simplicité, tout en consacrant une place non-négligeable à l’amitié, fondamentale pour le bonheur.

    L’essai de Cyrille J.-D. Javary brille par sa concision, son érudition, sa connaissance de la culture et de la langue chinoise, comme par ses allers-retours entre sagesse confucéenne et penseurs occidentaux. Lorsque Confucius édicte cette règle, "Ne jamais faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’ils nous fassent", n’y trouve-t-on pas des références familières pour un Européen ?

    Cyrille J.-D. Javary, Sagesse de Confucius, éd. Eyrolles, 181 p.

  • Retour à Montargis la Chinoise

    En ce premier jour du nouvel an chinois (l'année du Singe), l'occasion est trop bonne de revenir sur la série d'articles que j'avais consacrés aux relations hors du commun qui unissent la Chine – communiste – et Montargis, modeste sous-préfecture du Loiret.

    En raison du destin de quelques jeunes Chinois, venus étudier et travailler en France au début du XXe siècle, Montargis est devenue la base de lancement de la Chine communiste.

    Ces articles vous expliquent pourquoi et comment...

    "Montargis la Chinoise"

  • Retour sur "Montargis la Chinoise"

    Retour sur une série d'articles que j'avais intitulée "Montargis la Chinoise".

    La chaîne d'info BFM a diffusé le 13 juillet dernier un reportage sur l'histoire de cette sous-préfecture du Loiret qui est considérée comme le berceau de la "Chine nouvelle".

    C'est là qu'au début du XXe siècle de jeunes Chinois, venus étudier et travailler, se sont formés politiquement et idéologiquement, au point d'imaginer la fondation d'un parti communiste dans leur pays. Parmi ces jeunes Chinois figuraient de futurs dirigeants et idéologues tels que Cai Hesen, Zhou En Lai et Deng Xiaoping.

    "Montargis la Chinoise"
    Montargis, berceau de la "Chine nouvelle", 13 juillet 2015

  • Zhou, en avant la révolution !

    Dans l'histoire de la Chine moderne, Zhou Enlai occupe une place à part. Sa carrière de révolutionnaire puis d'homme d'État (il a été premier ministre de 1949 à sa mort en 1976) est indissociable de Mao Zedong, dont il fut à la fois à la fois l'allié et l'adversaire.

    Gao Wenqian, historien et dissident chinois, offre une biographie passionnante qui aide à comprendre la longévité et aussi la postérité d'une figure emblématique qui a indubitablement changé le cours de son pays. Cet essai bien documenté (l'auteur a eu accès aux archives du parti communiste chinois) décrit les premières années d'un jeune révolutionnaire marxiste (né en 1898), promis rapidement aux plus hautes destinées de son pays et de son parti.  Le livre passe (trop) rapidement sur les guerres civiles mettant aux prises Nationalistes de Tchang Kaï-chek et communistes pour s'intéresser surtout aux premières décennies de la Chine communiste, à partir de 1949.  

    Il convient sans doute de s'arrêter sur le titre de ce livre. Zhou Enlai, L'Ombre de Mao est une traduction très critiquable de la version originale, Zhou Enlai The Last Perfect Revolutionary : voir dans celui qui fut à l'origine de la visite de Richard Nixon en Chine un pantin aux ordres d'un dictateur obnubilé jusqu'à la folie par la révolution communiste serait oublier que Zhou Enlai, loin d'être un complice aveugle du Grand Timonier, a su louvoyer habilement pour échapper à toutes les purges du parti communistes : un exploit ! Mieux, ses talents politiques, son sens tactique et ses qualités de diplomate ont su le rendre indispensable au point de n'avoir jamais été délogé de son poste de premier ministre.

    Cela ne dédouane pas Zhou d'erreurs et aussi de complicités, alors qu'à partir de 1966 la Chine est plongée dans la folie de la Révolution Culturelle, attisée par Jiang Qing, l'épouse de Mao, et la fameuse "Bande des Quatre". Trois hommes politiques personnifient les luttes politiques sanglantes  de cette période : Liu Shaoqi, Président chinois de 1959 à 1968 et adversaire sérieux du Grand Timonier, qui n'échappera pas à la purge au sein du parti communiste ; Lin Biao, le dauphin désigné de Mao avant que ce dernier ne décide de l'éliminer et ne provoque indirectement sa fuite – et sa mort – en avion (1971) ; et Deng Xiaoping, le brillant maoïste des débuts, devenu paria en pleine Révolution culturelle puis revenu en grâce au plus sommet de l'État, grâce notamment à la protection de Zhou Enlai. L’essai s’arrête longuement sur les luttes intestines autour de ces trois hommes, qui se sont soldées, pour les deux premiers en tout cas, par des fins tragiques. À chaque fois, Zhou Enlai était aux premières loges de ces guerres politiques.              

    Ce dernier, homme complexe, cultivé, posé, intelligent et imprégné de culture confucéenne, a navigué avec habileté dans un pays troublé, alors que Mao manipulait anciens compagnons d'armes, maréchaux devenus héros nationaux,  militants gauchistes illuminés, ministres et politiques sceptiques ou tentés par une modernisation de leur pays. Cette modernisation que beaucoup jugeaient inéluctables, Zhou Enlai la guida d'ailleurs discrètement avant que Deng Xiaping ne la mette en application avec vigueur à partir du milieu des années 70. 

    Gao Wenqian ne cache pas la face sombre du personnage : obsédé par l'idée de "vieillir avec grâce", le premier ministre chinois (devenu si populaire qu'après son décès de millions de Chinois lui rendirent spontanément hommage – au grand dam de Mao) a accompagné le Grand Timonier dans la sanglante Révolution culturelle, une guerre civile qui ne porte pas ce nom. La responsabilité de Zhou est évidente mais aussi complexe et sujette à débats : certains ont pu dire que sans lui, cette Révolution culturelle aurait été plus sanglante mais aussi moins longue. 

    Finalement, le triomphe de Zhou Enlai peut se lire dans les dernières années de sa vie : la visite du Président Nixon en Chine tout d'abord, qui sort la Chine de son isolement. Mais aussi son dernier combat politique contre Mao qui, jusqu'au bout, a cherché à déstabiliser et à "purger" son allié et adversaire, si différent de lui ! Mao ne survivra d'ailleurs pas longtemps à celui dont il ne pouvait se passer et qui gérait habilement le pays : les deux hommes disparaissent en 1976, à huit mois d'écart.

    Gao Wenqian résume ainsi la carrière de celui qui verra sa vision triompher après sa mort et avec l'accession de Deng Xiaoping au sommet de l'État chinois : "Pendant de longues années, Zhou, en disciple docile de Mao Zedong, n’avait jamais voulu manifester la moindre opposition. En ce sens, il collabora à la mise en place d’un régime totalitaire dont il devint l’une des victimes. Pourtant, du point de vue de l’héritage historique, son action l’a emportée sur celle de Mao." Cet héritage n’est ni plus ni moins que la Chine d’aujourd’hui.  

    Gao Wenqian, Zhou Enlai, L'Ombre de Mao, éd. Perrin, 2010
    Funérailles de Zhou Enlai, janvier 1976
    The Story of Zho Enlai, drame historique, 2013

    Voir aussi la série d'articles sur ce site, "Montargis la Chinoise"

  • Les tribulations d'un Chinois en France

    Il y a quelques semaines, je publiais sur ce blog une série d'articles sur l'histoire de la naissance du parti communiste chinois à Montargis : "Montargis la Chinoise".

    Pour aller plus loin, je vous invite à découvrir les documents en ligne retraçant la vie d'un jeune étudiant chinois, Yang Tche Chen, qui faisait partie du mouvement Travail-Etudes entre 1918 et 1922.

    L'internaute pourra y découvrir le contexte historique de ce mouvement, un article sur la vie en Chine à cette époque ("La vie à Chengdu vers 1920") et de nombreux documents sur cette aventure sociale et politique.

    Montargis la Chinoise
    Yang, étudiant chinois en 1920

  • Montargis la Chinoise [3] : "Dans mes bras, monsieur le maire de Montargis !"

    Après la mort de Mao, qui se souvient de la place qu'a occupée Montargis dans la naissance du parti communiste chinois ? Sans doute d'abord les protagonistes eux-même, et à commencer par Deng Xiaoping. Lors de son retour en France en 1975, cette fois en visite officielle, l'ancien étudiant souhaite revoir Montargis et "[y] manger des croissants" ! Ce voyage emprunt de nostalgie n'aura jamais lieu mais son ancien employeur, la multinationale Hutchinson, retrouve la trace de son passage dans les années 20 (voir l'article précédent). Il s'agit d'une fiche archivée. Par ailleurs, Deng Xiaoping n'aura de cesse de rappeler l'importance de cette petite ville du Loiret dans l'Histoire de la Chine moderne. 

    En 1982, la France, socialiste depuis un an (et avec des ministres communistes au gouvernement), forme de grands espoirs au sujet de ce gigantesque pays, "sur le point de s'éveiller". Ce dernier est en passe de respirer après plusieurs décennies de guerres civiles, d'une révolution culturelle terrible, de programmes politico-économiques lancés à la hussarde et de purges au plus haut sommet de l'État. Des millions de morts ont accompagné la mue de cette région du monde. Deng Xiaoping, l'ancien petit ouvrier de Montargis est à la tête de l'État et s'apprête à le moderniser contre vents et marées. Le "Socialisme à la chinoise" se voit mâtiner d'un libéralisme a priori contre-nature, ce qui ne semble pas troubler outre-mesure le pragmatique Deng : "Peu importe qu'un chat soit blanc ou noir, le plus important est qu'il puisse attrape des souris", affirme-t-il avec conviction. 

    Un voyage officiel est organisé en cette année 1982, rassemblant maires de grandes villes et industriels influents. Deng Xiaoping met une condition à ce voyage : que parmi les invités crânement présents figurent Max Nublat, le modeste maire (communiste) de Montargis. La journaliste Sylvie Braibant raconte avec verve et talent cet événement digne d'un film :  "Max Nublat (...) fit sa petite valise, grimpa dans l'avion réservé à l'imposante suite française, fut placé un peu derrière les autres. Après l'atterrissage et alors que tous s'apprêtaient à descendre, des officiels chinois pénétrèrent dans la carlingue, très affairés, et demandèrent à tout le monde de se rasseoir, à l'exception de "Monsieur le maire de Montargis". Très étonné, et même légèrement inquiet, il passa donc devant tout le monde : au bas de la passerelle, sous une banderole de bienvenue déployée à son nom, une somptueuse limousine attendait. Il fut embarqué toutes sirènes hurlantes vers le Palais impérial. Là, les portes s'ouvrirent les unes après les autres. Dans la dernière pièce, un homme attendait tout sourire et les bras ouverts. Deng Xiaoping dit "dans mes bras Monsieur le maire de Montargis" et il serra bien fort contre lui un Max Nublat au bord d'une double apoplexie, physique et psychique."

    Ému et nostalgique, Deng Xiaoping se souviendra longtemps d'anecdotes survenus cinquante ans plus tôt à Montargis : l'apprentissage de la valse dans un dancing, La Gloire (devenu un hôtel et restaurant étoilé), un PV récolté pour le non-fonctionnement du feu rouge d'un vélo ou le souvenir d'une collègue d'atelier aux yeux de couleurs différentes : "Impossible qu'il ne soit pas allé à Montargis", témoignera le maire de l'époque après coup.

    Trente années se sont passées depuis cet événement diplomatique. Après la mort de Deng Xiaoping en 1997, les relations étroites entre la Chine et Montargis ne sont pas laissées lettre morte, loin s'en faut. Difficile à placer sur une mappemonde, la petite ville du Loiret tente cependant de cultiver cet héritage, non sans arrière-pensée économico-touristique. Timidement, des initiatives se font jour pour capitaliser sur les relations sino-montargoises : circuit touristique, musée de la Chine au 15 rue du Tellier (anciennement 15 rue du Pont de l'Ouche, un site qui avait servi de résidence à de jeunes Chinois), manifestations culturelles sous l'égide d'une ambitieuse association Amitiés Chine-Montargis et de sa charismatique présidente, Peiwen Wang.   

    Comment conclure cette série d'article sur les liens hors normes qui unissent une modeste ville française et une superpuissance ? Peut-être en évoquant un dernier protagoniste.

    René Dumont, candidat aux élections présidentielles de 1974, était le fils de la directrice du collège du Chinchon, un des lieux d'accueil d'étudiants chinois.  Du même âge que Deng Xiaoping, "l'homme au pull-over rouge" se lia d'amitié avec Cai Chang, agronome réputée et future vice-présidente de l'Assemblée nationale de son pays. Plus de cinquante ans après la venue de Li Shizheng, venu en France étudier l'agronomie, c'est René Dumont qui entreprend plusieurs voyages en Chine sur le même sujet. Il constate là-bas les évolutions agricoles de la réforme agraire chinoise de 1949, non sans naïveté ni aveuglement d'ailleurs ("Saluons le dévouement des dirigeants chinois à l’intérêt national et à celui des travailleurs", écrit-il). Il en retire des enseignements sur l'agronomie marxiste ("Une autre politique de développement existe déjà, dans le pays le plus peuplé du monde, qui permet une croissance mesurée certes, mais sans aide extérieure, sans chômage, sans gaspillages, avec très peu de pollutions : celui de la Chine"). Il en vient à affirmer, en utopique patenté, ses convictions sur la nécessité d'une révolution mondiale... écologique. 

    Ce voyage d'un Montargois dans le pays de Deng Xiaoping, avec en arrière-fond l'agronomie chère à Li Shizheng, peut être lu comme un formidable pied de nez du destin. C'est aussi une manière fascinante de boucler la boucle de cette aventure humaine, sur fond de révolutions.

    Un remerciement particulier à Peiwen Wang

    Sylvie Braibant, "De Montargis à Pékin : le grand bond en avant", janvier 2013
    Jérôme Perrot, "Montargis, l'étape secrète de la Révolution chinois",
    Humanité Dimanche, 16-22 octobre 2014
    Régis Guyotat, "Montargis, berceau de la Chine nouvelle",
    Le Monde, 9 septembre 2006 
    Alexandre Moatti, "René Dumont : les Quarante ans d'une Utopie",
    La Vie des Idées, 11 juillet 2014
    Association Amitié Chine-Montargis
    Musée de la Chine, 15 rue Tellier, Montargis

    Voir aussi les deux articles précédents :
    Montargis la Chinoise [1] : Naissance d'une idée
    Montargis la Chinoise [2] : Deng Xiaoping et d'autres jeunes gens ambitieux

  • Montargis la Chinoise [2] : Deng Xiaoping et d'autres jeunes gens ambitieux

    Il existe une photographie historique des années 20 illustrant ce qu'a pu être la naissance du parti communiste chinois à Montargis. Ici, la grande histoire rejoint la petite histoire, comme il a été dit dans l'article précédent.

    Sur ce cliché, une vingtaine de jeunes Chinois posent dans un jardin. On trouve parmi eux Cai Hesen et son amie Xiang Jingyu. Il y a aussi Li Fuchun, Cai Chang et Ge Jianhao, la propre mère de Cai, en fuite de son pays pour avoir refusé la tradition des pieds bandés. Des commentaires ont situé cette photo au sud de Paris, voire à Fontainebleau. En réalité, c'est bien à Montargis que ce cliché a immortalisé la scène, et plus précisément au Jardin Durzy, toujours visitable. 

    C'est là, au coeur de ce modeste parc, que le théoricien historique Cai Hesen ainsi que son amie Xiang Jingyu, font part à Montargis de leurs thèses "pour sauver la Chine et le monde". Nous somme dans les journées des 6 au 10 juillet 1920. Ceux qui étaient jusqu'alors de paisibles étudiants expatriés se révèlent des idéalistes passionnés, près à changer le monde. Révolutionnaire, le Mouvement Travail-Etudes l'est à plus d'un titre. Non contents de se former à des techniques modernes destinées à développer leur pays, de jeunes hommes et de jeunes femmes (la mixité étant là aussi nouvelle) découvrent aussi, dans le pays qui les accueille quelques temps, la liberté, l'expression politique mais aussi les idées marxistes qu'ils vont assimiler et chercher à développer dans leur pays : "Sans la France, je ne sais pas dans quelle obscurité nous serions" affirmait ainsi le théoricien Chen Duxiu

    Le 13 août 1920, soit un mois après les discours de Durzy, Cai Hesen fait part à Mao Zedong, de sa proposition de créer un parti communiste ambitieux, révolutionnaire, uni et organisé (cette lettre est consultable sur ce lien). "Mon vœux c'est que tu prépares notre Révolution d'Octobre", écrit-il à son ami : dictature du prolétariat, appui de la Russie léniniste et "aspect internationaliste" sont les jalons de ce programme politique. Il est à noter que cette idée intervient six mois avant le congrès de Tours qui voit la scission de la SFIO française et la naissance du parti communiste français. A la demande de son ami Cai, Mao, qui n'a jamais quitté la Chine, lui adresse une carte postale. Sur celle-ci, visible dans le Musée de la Chine de Montargis, le futur Grand Timonier indique son accord pour la création d'un parti communiste chinois. Un an plus tard, en juin 1921, se réunit à Shanghai le premier congrès du PCC. 

    Mais un autre personnage fait son apparition dans cette histoire. 

    Deng Xiaoping a tout juste 16 ans lorsqu'il vient lui aussi se former à Montargis. Jeune homme issu de la petite bourgeoisie de son pays, il est recruté en 1922 puis en 1923 dans l'usine Hutchinson qui retrouvera trace de son passage des décennies plus tard, sous le nom de "Teng Hi Hien". L'ouvrier est fiché comme un employé jugé peu fiable : "A refusé de travailler. Ne pas reprendre" ! (voir la photo ci-joint)

    Le voyage en France du futur dignitaire marque profondément ce jeune homme gai et agréable, qui est passé par la Normandie avant de découvrir la misère des ouvriers du Creusot. Au cours de ses études à Montargis, il fait une autre rencontre décisive : celle de Zhou Enlai, conquis lui aussi par les idées marxistes... mais aussi grand amateur de tennis.   

    Pendant le séjour de Deng,  Cai Hesen et Xiang Jingyu sont retournés en Chine afin de se lancer dans la lutte de leurs idées. Mais ils sont arrêtés, torturés et exécutés en 1928 et 1931.

    La suite de l'aventure communiste chinoise appartient à quelques-uns de ces jeunes Chinois ambitieux et profondément marqués par leur séjour dans cette petite ville du Loiret : Deng Xiaoping, le futur dirigeant de la Chine moderne, Chen Yi, ministre des affaire étrangères sous le Général de Gaulle ou Li Fuchun, qui deviendra vice-premier ministre et théoricien de la Chine moderne. 

    Des décennies plus tard, on se souviendra du passage de ces hommes et de ces femmes à Montargis...

    Suite et fin ici...