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contemporain - Page 7

  • Jordane Tumarinson et les petites histoires de son enfance

    C’est peut-être un détail pour vous, mais dans la jungle musicale qu’est l’Internet, Jordane Tumarinson fait partie de ces artistes non seulement à découvrir mais à suivre pour les prochaines années.

    L’univers artistique de ce compositeur est bien en place, comme nous l’avions déjà dit dans la chronique de son précédent album, Terra incognita. Son nouvel opus, Petites histoires de mon enfance, est assez court : un peu plus de 30 minutes, mais tout de même composé de 13 titres, qui sont autant de fenêtres ouvertes en toute discrétion sur un monde apaisé (Imagine), onirique (La place pour rêver) ou consolateur (Swich).

    Comme son titre l’indique, Petites histoires de mon enfance est complètement imprégné de nostalgie (Le défilé des sentiments, Imagine ou Sous les peupliers blancs). Le morceau qui donne son nom à l'album est écrit comme une comptine, un morceau admirable de construction harmonique, rieur et joueur, à l’instar de cet autre titre, La tête en l’air.

    Le travail de composition de Jordane Tumarinson est à souligner et à saluer : les harmonies et les mélodies prennent une place centrale, à l’instar du joyau qu’est Les trésors de Jérémie, juste, fin et d’une belle concision.

    Le compositeur fait aussi, comme pour ses créations précédentes, le pari du néoclassique (La place pour rêver ou Swish) mais aussi du minimalisme (C'était aujourd'hui) pour dérouler ses plages de piano que l’on pourrait qualifier de romantiques, voire debussyennes (Entre deux nuages).

    Ah, si j’ était cinéaste que je recherchais mon compositeur de BO…

    Musique autant naturaliste qu’impressionniste (Les trésors de Jérémie), à l’exemple de l’onirique De liane en liane, Jordane Tumarinson assume le choix de l’harmonie et de la mélodie pour un album très personnel (Ambiance dimanche).

    Au piano, le compositeur et musicien alterne jeux de rythme (Les trésors de Jérémie, Sous les peupliers blancs), variations (La place pour rêver), textures sonores (De liane en liane) et mélodies irrésistibles (Petites histoires de mon enfance, La tête en l’air). Car le compositeur, également pianiste, ne fait pas d'esbroufe ou de virtuosité inutile. Il reste dans la nuance, la délicatesse et la subtilité (La place pour rêver, Le complexe de Néandertal).

    On rêve de réentendre Jordan Tumarinson dans une meilleure prise de son, digne de son très grand talent ou, mieux, sur grand écran comme compositeur d’une bande originale de film. À ce moment de cette chronique, vous savez ce que je vais vous dire : "Ah, si j’ était cinéaste que je recherchais mon compositeur de BO..."

    Jordane Tumarinson, Petites histoires de mon enfance, 1631 Recordings, 2020
    https://www.tumarinson-composer.com
    https://www.facebook.com/jordanetumarinsoncompositeur
    https://www.instagram.com/jordanetumarinsoncomposer

    Voir aussi : "Jordane Tumarinson en terre inconnue"

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  • Complètement perché

    Amateurs de musique perchée – dans tous les sens du terme –, le nouvel album de Manuel Adnot est fait pour vous.

    Le guitariste et compositeur, accompagné par le Macadam Ensemble dirigé par Étienne Ferchaud, propose avec Amor infiniti un de ces opus à la fois hors du temps, étrange et magnétique. Mais aussi sacrément ambitieux !

    Une sorte de polyphonie du XXIe siècle, traversant plusieurs époques : l'Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, le classicisme mais aussi le contemporain. Prenez le premier titre World Light : les voix éthérées et mystiques guident jusqu’à l’extase les cordes gracieuses et subtiles de Manuel Adnot, jusqu’à ce qu’il convient de nommer un vrai feu d’artifice musical.

    La conception de cet opus et le travail musical méritent toute notre admiration !

    Les trouvailles d’Amor infiniti, album atypique jusque dans la longueur de ses quatre titres (deux morceaux dépassent les 20 minutes), surfe sans cesse entre l’archaïsme (World Light), le religieux (Iceland -Stay still) et la pop-folk (We Will Meet The Sun).

    La conception de cet opus et le travail musical méritent toute notre admiration ! Manuel Adnot et le Macadam Ensemble utilisent chaque nuance de corde et chaque subtilité de voix pour aboutir à une architecture musicale de très haute volée. L’album mérite de faire date dans sa manière de mêler méditation et musique des sphères (Le titre Amor infiniti a d’ailleurs été inspiré du essai de l’astrophysicien et écrivain vietnamo-américain Trinh Xuan Thuan, Désir d'infini).

    Souveraineté du vide, qui, lui, renvoie à un livre de Christian Bobin, frappe par son ambition : les notes sont gracieusement maintenues par des voix aériennes, avant d’être ponctuées par de longs silences, comme pour leur donner du sens. Manuel Adnot unit de la plus belle des manières l'universel et l'humain, ce que le musicien commente avec les mots de Yasunari Kawabata : "Et la Voie lactée, dans une sorte de rugissement formidable, se coula en lui."

    Manuel Adnot et Macadam Ensemble, Amor infiniti,
    Fo Féo Prod / Caroline International, 2020

    https://www.facebook.com/manueladnotsolo

    Voir aussi : "World music progressive avec Aziz Sahmaoui & University Of Gnawa"

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  • Mao est un chanteur lyrique

    Créé en 1987, l’opéra Nixon in China de John Adams est devenu légendaire grâce à l'une de ses premières scènes spectaculaire : sur un célèbre morceau symphonique et harmonique, l'avion présidentiel américain Air Force One atterrit sur scène. Il est accueilli par une délégation chinoise, chargée de conduire le Président Nixon (James Maddalena) vers le leader communiste Mao Zedong (Robert Brubaker). Cette rencontre historique de 1972 est devenue, il y a trente ans, un opéra majeur. Le compositeur américain John Adams est à la baguette pour la version qu’il a dirigée au MET de New York en 2011. Non content de mettre en scène un moment phare de l’actualité mondiale autant que la rencontre de deux personnalités exceptionnelles, John Adams réalise un chef d’œuvre qui a frappé de stupéfaction le monde lyrique.

    Pour cette version de 2011, c’est Peter Sellars qui est chargée de la mise en scène, avec un luxe d’inventions visuelles pour faire de ce moment d’histoire et de cet opéra contemporain une fable sur la politique et sur l’idéologie.

    Au cours du premier acte, c’est un Mao vieillissant que rencontre le Président américain. Dans cinq ans, le Grand Timonier va disparaître mais "l’empereur communiste" apparaît comme un fantôme, dans un palais peuplé d’ennemis, de soupçons et de souvenirs. Autour du vieux chef, une cour est affairée et déjà tournée vers l’avenir, la diplomatie jouant un rôle à la fois trouble et majeur ("La nuit, tous les diplomates sont gris").  

    Mao fait sa première apparition dans une bibliothèque inquiétante. Il est porté par trois jeunes femmes en tenue de soldat. Cette scène inaugure un spectacle mêlant scènes réalistes et moments hallucinés, dans une intrigue mêlant géopolitique, diplomatie et sens de l’histoire. Janis Kelly, dans le rôle de Pat Nixon, apporte ce sens de la vanité. Dans l’acte II, la femme de Richard Nixon visite les rues de Pékin et part à la rencontre des gens du peuple. John Adams fait d’elle, non plus la first lady mais une déesse ou, mieux, la réincarnation d’une Antigone moderne, au milieu du décor fantasmagorique de l’éléphant.

    John Adams fait du voyage diplomatique de Nixon en Chine une composition de tableaux baroques, par exemple avec par exemple ce ballet cauchemardesque dans la deuxième moitié de l’acte deux. En mettant en scène une représentation du Détachement Rouge des Femmes de Jiang Qing, alias madame Mao (Kathleen Kim), le compositeur fait un sort aux dictateurs et politiciens cyniques de tout poil, avec une mention spéciale pour Henry Kissinger (excellent Richard Paul Fink). La femme de Mao tient le rôle principal de cette farce cauchemardesque, dans le rôle de l’échanson d’une dictature grossière et violente. La mise en scène de Peter Sellars puise largement pour cette séquence dans le style pompier caractéristique des peintures de propagande communiste : soldats révolutionnaires traditionnels, drapeaux rouges, paysages majestueux en hommage au milieu paysan et gestes expressifs.

    L’acte III voit le retour symbolique de l’Air Force One. Mais cette fois c’est Mao qui descend d’un escalier escamotable pour rejoindre le peuple, en traversant son propre portrait. La mégalomanie du despote, stigmatisée avec une grande puissance, n’est pas traitée sans humour ("Hit it, boys!"). Ballets, postures décalées des personnages et décor irréel servent au déboulonnage du Grand Timonier. Zhou Enlai (Russell Braun), qui tient un rôle majeur tout au long de l’opéra, incarne la voix de la conscience politique chinoise. L’opéra crépusculaire s’achève avec les envolées suppliantes de celui qui a été à la fois le plus fidèle allié et le plus grand adversaire de Mao.

    Opéra crépusculaire, Nixon in China est aussi un formidable moment musical qui a fait entrer le courant répétitif américain, révolutionnaire à son époque, dans un autre univers.

    John Adams, Nixon in China, dirigé par John Adams,
    avec Russell Braun, Ginger Costa-Jackson, Teresa S. Herold,
    Tamara Mumford, Janis Kelly, Richard Paul Fink
    Robert Brubaker, Kathleen Kim, Haruno Yamazaki et Kanji Segawa,
    mise en scène de Peter Sellars,
    éd. Nonesuch, The Metropolitan Opera, 2011, 177 mn
    "Zhou, en avant la révolution"

  • Les aventures de l’art

    La série web est un genre en plein développement. La FRAC Aquitaine s’en est emparée pour proposer un programme court sur Internet consacré à l’art contemporain, La Conquête de l’Art.

    Trois épisodes de trois à quatre minutes, basés sur les collections de la vénérable institution régionale, répondent à ces questions : faut-il être cultivé pour apprécier une œuvre d’art ? Une œuvre d’art doit-elle être belle ? Faire de l’art demande-t-il du travail ?

    Le but affiché par la FRAC Aquitaine est de s’attaquer aux poncifs sur l’art contemporain et de parler des œuvres emblématiques de l’art moderne et classique.

    La FRAC Aquitaine se fait médiatrice culturelle et vise un large public. La websérie est destiné autant à être vue sur tous les écrans, seul ou en famille, dans les écoles, en fac, dans les structures médico-sociales, socio-culturelles et socio-éducatives, comme par les associations culturelles et sociales. Le support animé accompagnera des expositions nomades organisées par la FRAC Aquitaine en région.

    Historiens de l'art et auteurs (Camille de Singly et Sophie Poirier), graphistes (Cizo des Requins Marteaux Éditions) et développeurs web (Matthieu Felder / Poivre vert Productions) se sont alliés pour ce projet créé avec le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine (via le programme Aquitaine Cultures Connectées) et la DRAC Nouvelle-Aquitaine.

    La Conquête de l’Art, réalisé par Stéphane Soulié, Frac Aquitaine

  • Énergiquement fluide, intensément paisible

    Le monde de Jihee Han c'est le paysage, des paysages que la jeune artiste présente à la galerie Vincent Lécuyer dans le 7e arrondissement, jusqu'au 28 janvier.

    N'allez pourtant pas penser que ces paysages sont ceux d'une nature réelle ou que Jihee Han se fait peintre environnementale : "Je ne peux pas dire que mon sujet soit la nature que l’on voit. Nombre d’artistes qui ont pris le parti d’exprimer le monde invisible empruntent également à la nature. Aussi, ce que l’on identifie comme la nature dans l’art, ne concerne souvent pas la nature environnementale, mais un univers insaisissable qui réfléchit le paysage intérieur”, affirme-t-elle.

    Il faut certainement chercher son influence du côté de l'abstraction lyrique, et vers quelques illustres pairs – Pierre Soulages (Fort obscur encore, 2015), Cy Twombly (Light Blue 2016) et surtout Zao Wou-Ki (Untitled, 2015). L'essence de la peinture de Jihee Han ce sont ces paysages fantasmagoriques et comme sortis de monde imaginaires. C'est en cela, sans doute, que l'artiste parle de "paysages intérieurs", capables de venir caresser et apaiser le regard du spectateur.

    L'artiste d'origine coréenne impose indéniablement sa patte dans un genre, la peinture de paysages, qui semblait ne plus rien avoir à nous dire. Elle peut faire surgir des apparitions minérales grâce à ses touches épaisses d'acrylique, d'un gris argenté. Sur des fonds blancs translucides, les rochers surgissent telles de délicates collerettes (Paysage incomplet, 2016) ou bien flotter sur des étendues aqueuses, irréelles et apaisantes. Les montagnes sont des vitraux bleutés aussi fragiles que des cristaux (Mountains, 2016 ou Isolated island, 2013). Dans ces paysages d'un autre monde, l'élément liquide est omniprésent, que ce soit dans les majestueuses cascades de glace aux rideaux évanescents (Dedans et au-delà, 2016), dans ses banquises légères de Light Blue (2016), dans la neige (Énergiquement paisible, 2015), ou dans ces chutes d'eau "cézaniennes" de Cascade (2016).

    Fort obscur encore (2015) renvoie au noir de Soulages. Dans First Rock (2015), un étrange monolithe à la matière grise impose sa présence massive et évidente. L'eau est encore là, coulant en filets sur les parois du roc. Il est encore question d'éléments liquides dans un tableau sans titre de 2015 : l'artiste y délaisse le blanc – sa couleur fétiche – au profit d'un paysage de vagues, à la frontière entre le réalisme et l'abstraction. L'influence de Zao Wou-Ki semble tomber sous le sens.

    Les peintures de Jihee Han évoquent, comme elle le dit elle-même, "la fluidification d’un monde qui flotte." L'artiste ne parle pas d'environnement ou de nature à protéger mais d'univers mystérieux à la fois proches et lointains.

    Jihee Han, à la galerie Vincent Lécuyer
    34, rue de Lille
    75007 Paris
    Du lundi au samedi de 10 heures à 19 heures
    http://www.hanjihee.com
    http://www.parisartistes.com/jihee-han

    © Jihee Han

  • De la brosse comme prolongement du geste de l’artiste

    expo_20160922_03-1024x665.jpgIl avait été question sur Bla Bla Blog de Luca Simonini, à l’occasion de sa précédente exposition à la galerie Art En Transe Gallery. L’artiste faisait une incursion dans la danse, son univers fétiche, grâce à des œuvres immortalisant des empreintes de mouvements chorégraphiques.

    En ce moment et jusqu’au 21 octobre, à la galerie New Image (Paris 3e), Luca Simonini nous parle encore d’empreintes et de traces dans sa dernière exposition, "Coups de Pinceau", une série consacrée aux brosses. La brosse, a priori simple instrument de l’artiste, est en effet au centre d’une passionnante production dont la cohérence et le message méritent d’être soulignés et commentés.

    Luca Simonini expose quelques-uns de ses outils de travail telles de précieuses reliques, encadrées, suspendues ou reproduites à la manière d’œuvres sacrées. Le bloggeur ferait un raccourci s’il résumait cette entreprise autour de la brosse comme d’un ready-made inspiré des accumulations d’Arman : Luca Simonini n’est en effet pas, ici, dans l’imitation. "Coups de Pinceau" parle d’abord du travail de l’artiste, de cette banale brosse vue comme le prolongement du geste de l’artiste. Luca Simonini prend le parti de sacraliser et d’esthétiser cet objet. Dans plusieurs triptyques, la brosse est mise en scène dans une nudité impressionnante, cristallisant du même coup le geste artistique avec une économie de moyens qui est à souligner.

    Mais le spectateur peut voir autre chose dans ces brosses de toute nature. Sans doute est-il aussi question de vanité. Regardez ces brosses suspendues ou leurs empreintes à l’encre de Chine, semble nous dire l’artiste. Qu’y voyez-vous ? Pas simplement des reliques ou des souvenirs passées à l’ombre d’un atelier mais aussi des figures allégoriques ou anthropoïdes : brosses de toutes tailles fragiles et suspendues, brosses comme fossilisées reproduites sur toile ou sur papier marouflé, brosses alignées telles des os humains.

    Luca Simonini fait de la brosse non seulement le prolongement du geste de l’artiste mais aussi une vanité contemporaine, humanisant de simples brosses : une bouleversante création, un coup à l’âme.

    "Coups de Pinceau, Luca Simonini"
    Galerie New Image, 31 rue des Tournelles, 75003 Paris
    Jusqu’au 21 octobre 2016

    © Luca Simonini

  • La rue est à eux

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    Voilà qui est sévère, et Paul Ardenne n’écarte pas ce discours critique d’un revers de main. Plutôt que de dresser un tableau chronologique de cet art de la rue, le maître de conférences en histoire de l’art à l’université d’Amiens, et aussi collaborateur pour les revues Art Press et Archistorm, se fait analyste précis et pertinent du street art. Il esquisse les origines d’un mouvement culturel foisonnant, de ses courants hétéroclites, de quelques figures majeures comme des problématiques culturelles, sociales, politiques ou juridiques d’un art engagé et, au départ, clandestin : "L’art de la rue stricto sensu, ce sont (…) toutes les formes d’expressions qui se moulent dans le tissu urbain et au contact direct du spectateur."

    Art intrusif, urbain (la plupart du temps, en tout cas), gratuit, entaché d’une réputation subversive, le street art est indéniablement entré dans une période de légitimité : un certain nombre d’artistes issus de cette mouvance voient de prestigieux musées publics ou privés leur ouvrir leurs portes.

    Quelles sont les origines du street art ? Né en Occident dans les années 60 (les artistes ont pour pseudonymes Cool Earl, Julio204, Phase2, Eva62 ou Flint 707), cette forme de création est en réalité bien plus ancienne. Paul Ardenne rappelle que les premières formes d’expressions artistiques étaient les grattages de surfaces ou les marquages à l’encre naturelle de surfaces rupestres durant le paléolithique. Le street art serait donc un mouvement culturel aussi vieux que l’homme, même si les bombes aérosols mises sur le marché dans les années 60 ont remplacé les empreintes de mains ou les reproductions de buffles à Lascaux ou Chauvet.

    Dans la deuxième moitié du XXe siècle, l’affirmation et le développement du street art, aussi critiqué soit-il (ou parce qu’il est critiqué et subversif ?) est spectaculaire. Il prend son essor dans les villes de la côte est des États-Unis avant de s’étendre en quelques années aux autres grandes cités occidentales, avec d’autant plus de vigueur que se propagent les grandes crises planétaires, pétrolières, économiques, sociales ou écologiques.

    À ses débuts, rappelle Paul Ardenne, l’expression graphique de ces artistes d’un nouveau genre est avant tout narcissique : le graffeur est dans une course à la visibilité. En taggant son blaze, lui - ou sa bande (le crew) - entend s’approprier en son nom propre l’espace urbain, jusqu’au recouvrement ("pourrissement") de l’espace public (Seen).

    Loin d’être le désœuvré dont on voudrait l’affubler, l’artiste de rue serait avant tout cet activiste utilisant la transgression pour faire de la rue un musée à ciel ouvert (une TAZ, ou Temporary Authonomy Zone), voire un lieu de vie où se mêlent musiques, danses, performances… en toute illégalité (5 Pointz, au Queens, New York).

    Cette illégalité, voire le vandalisme, n’est pas caché par Paul Ardenne dans sa préface. Il en fait d’ailleurs une véritable problématique, la plupart de ces artistes de la rue ayant assumé d’emblée d’être marginalisés.

    Art démocratique s’il en est, sans exigences académiques a priori (ce qui n’exclut pas les influences de brillants noms comme Jackson Pollock, Jean Dubuffet ou Cy Twombly), le street art a fait et fait toujours l’objet de tensions entre graffeurs et institutions publiques (Paul Ardenne cite justement le cas des pisadores à São Paulo). Pour autant, l’intégration, pour ne pas dire l’adoubement, d’artistes de rues à de grandes institutions publiques – que ce soit Jean-Michel Basquiat, Ernest Pignon-Ernest ou JR – est presque aussi ancienne que cet art lui-même. Des espaces dédiés sont concédés par les autorités pour les graffeurs – souvent du reste pour les canaliser – alors que des grands musées proposent d’ouvrir leurs galeries à ces créateurs venus de la rue.

    Le cœur de cet ouvrage paru aux éditions de la Martinière est la présentation de 100 artistes (ou groupes d’artistes) incontournables. Ils sont classés par ordre alphabétique, de "5 Pointz" à "Zoo Project" et se voient consacrés équitablement deux pages, une de texte, l’autre d’illustrations.

    Grâce à ces 200 pages, le lecteur peut se faire une idée d’un mouvement sans frontières, hétéroclites et aux approches parfois diamétralement opposées.

    Quelques noms connus ressortent : Bansky, Jean Faucheur, Keith Haring, Invaders, JR, Miss.Tic, Monsieur Chat, Ernest Pignon-Ernest ou Jean-Michel Basquiat (alias SAMO).

    Les 100 portraits brossés laissent voir la diversité de parcours chez des artistes que l’on a souvent caricaturés comme des vandales détériorant l’espace public. En réalité, ces artistes, souvent cachés derrière d’obscurs pseudonymes, ou bien œuvrant dans des collectifs plus ou moins influents, peuvent être d’authentiques avant-gardistes, prouvant que le street art ne doit pas se limiter à ces tags tracés en catimini sur des wagons abandonnés ou à des façades défigurés par des blazes.

    L’art urbain, nous disent les auteurs, Marie Maertens, Paul Ardenne et Thimothée Chaillou, peut être d’une très grande technicité et conceptuellement très élaboré, lorsqu’il ne renvoie pas à des influences artistiques reconnues : le land art (JR), le minimalisme (Slinkachu), l’art brut (Nunca), le folklore (Vitché) ou la vidéo (Videoman).

    Finalement, la richesse du street art dépasse, et de beaucoup, le phénomène populaire des tags, qui font tout de même l’objet d’une double page. Les créations conceptuelles de l’art urbain sont d’une richesse qui n’a pas à pâlir de la comparaison avec d’autres courants ou artistes de l’art contemporain : les interventions de Cédric Bernadotte, les peintures à la bombe monumentales d’Ash, les travaux au pochoir pop art de Bleck le Rat, les graffes de Corn-Bread, les actions engagées des Déboulonneurs, les affiches sophistiquées de Diuf, les fresques d’El Mac, les portraits emblématiques de Barack Obama par Sheppard Fairey, les peintures pointillistes (à la bombe!) de Jean Faucheur, les détournements féministes des Guerilla Girls ou ceux de Zevs, les petits personnages reconnaissables entre tous de Keith Haring, les collages monumentaux de JR, les installations minutieuses à base de tessons de bouteilles d’Olivier Kosta-Théfaine ou l’univers iconique de Miss.Tic.

    Citons aussi les détournements de panneaux routiers par le collectif roumain Monotremu, les intrusions urbaines de Monsieur Chat, les poupées mangas de Laidy Aiko, les tressages au scotch rouge de Louis Pavageau (alias Ligne Rouge), les personnages éthérés de Jérôme Mesnager, la performance spectaculaire d’Alexandre Orion dans les tunnels de São Paulo, les interventions d’Ernest Pignon-Ernest, les coulures de Quick, les phrases barrées en police Verdana de Rero, les créations complexes de SAMO (Jean-Michel Basquiat), les jeux de piste de Taki 183, les travaux au scotch de Tape Art ou les grattages monumentaux de Vhils et Zhang Dali.

    Le guide ne met pas sous silence l’une des plus étonnantes réalisations du street art, l’Underbelly Project. Il s’agit d’une vaste exposition secrète dans les sous-sols de New-York. Une station de métro abandonnée a été confiée à des centaines d’artistes. Sorte de "Lascaux contemporain", l’Underbelly Project est destiné à être vu par les spectateurs… des siècles futurs : "Un acte de mémoire, comme un acte d’amour sans attente de retour", commente Paul Ardenne au sujet de ce projet spectaculaire et inédit.

    Un monde underground est dévoilé dans ce livre rigoureux et de qualité. Au terme de la lecture de cet ouvrage collectif, le lecteur ne verra plus de la même manière les tags qu’il croisera au coin de la rue.

    Marie Maertens, Thimothée Chaillou et Paul Ardenne, 100 Artistes du Street Art,
    éd. La Martinière, 2011, 236 p.
    "Qui veut la peau de Monsieur Chat ?"

  • Une Fleur pour l’Orage nu

    fleur offwood,zaza fournier,yvan cassar,steve reich,berg,webern,shoenberg,contemporain,smartinesJ’avais parlé sur ce blog de la Sonate de Vinteuil et du concours de création musicale et digitale organisé par NoMadMusic dans le cadre du festival Normandie Impressionniste ("Joue-la comme Proust"). La composition du vainqueur sera d'ailleurs jouée par l'Orchestre de l'Opéra de Rouen-Normandie sous la direction d'Yvan Cassar, ce 15 septembre à l'Opéra de Rouen, en clôture du festival Normandie Impressionniste.

    Ce n’est pas le premier coup d’essai de NoMadMusic, un label musical qui s’est spécialisé dans l’innovation web (la "musique augmentée") et la création musicale. Bla Bla Blog fait un retour en arrière avec un autre concours qui, fin 2015, a mis en partenariat NoMadScore, Orange et la Philharmonie de Paris. Le principe ? Un concours d’arrangements musicaux à partir de samples orchestraux (cordes, cuivres et bois) et de la voix de Zaza Fournier.

    En janvier dernier, le prix du jury a été décerné à Fleur O., alias Fleur Offwood (Fleur Dupleich pour l'état civil), pour une création originale de 2:17, L’Orage nu.

    La jeune musicienne a fait le choix d’une composition audacieuse, offrant une pièce de musique de chambre contemporaine que le Kronos Quartet n’aurait pas renié : les leitmotivs entêtants, inquiétants et teintés de naturalisme (l’auditeur peut être transporté à la campagne en été, un jour d’orage) semblent faire le pont entre le sérialisme viennois du début du XXe siècle (Schoenberg, Berg et Webern) et le courant répétitif américain, une influence que la musicienne revendique en faisant référence au compositeur contemporain Steve Reich.

    L’Orage Nu est une courte pièce culottée et lumineuse, d’une belle maîtrise. Elle prouve du même coup qu’on aurait tort de voir la musique d’aujourd’hui cantonnée à la pop, au rock ou au folk.

    Fleur Offwood a pour elle un parcours de musicienne d’une grande richesse : auteure, compositrice et interprète, elle s’est également intéressée à la musique électronique il y une dizaine d’années. Son parcours artistique a suivi de multiples voies : chansons, musiques de films, bandes sons publicitaires, remixes ou spectacles avec notamment le duo des Smartines . Et aussi, depuis peu, la musique de chambre contemporaine, via un concours national qui l’a récompensée de ce prix du jury mérité.

    Une vraie chercheuse musicale, à suivre de près.

    NoMadMusic : les compositions
    Le site de Fleur Offwood
    Studio 6/49
    Les Smartines
    "Joue-la comme Proust"