Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

contemporain - Page 9

  • Barbara Hannigan est Lulu

    Pour jouer Lulu, rôle phare de l'opéra le plus célèbre du XXe siècle, combien de sopranos auraient le coffre de s'y frotter ? Or, non content d'avoir relevé le gant pour la Monnaie de Bruxelles en 2012, Barbara Hannigan mérite de voir son interprétation devenir une référence légendaire. 

    Lulu, l'opéra dodécaphonique en trois actes d'Alban Berg (le dodécaphonisme étant cette technique inventée par Arnold Schoenberg donnant une importance comparable aux douze notes de la gamme chromatique, rejetant de fait toute tonalité), écrit en 1935 et resté inachevé par le compositeur (le troisième acte a été terminé par Friedrich Cerha), conte le destin de Lulu. Celle que l'on nomme et surnomme également Eva, Mignon, Nelly ou Lilith est une beauté légendaire, une femme fatale, "un ange exterminateur" et la "la putain la plus raffinée qui ait jamais ruiné un homme" comme le dit un de ses amants et victimes.

    La cruauté de l'amour est au centre de cet opéra, non exempt d'humour noir. Un prologue en anglais présente au spectateur (symboliquement représenté sur scène) cette "vraie bête, sauvage et belle [que l'on ne verra] qu'ici". Lulu, jouée avec ardeur et juste démesure par une Barbara Hannigan complètement habitée par son rôle, passe d'homme en homme tout au long de ces plus de trois heures de spectacle. 

    Séduite par un artiste (interprété par Tom Randle, peintre devenu photographe dans cette version de 2012), Lulu provoque une crise cardiaque mortelle de son mari qui la surprend. Le photographe devient son mari et se suicide de jalousie en apprenant la vie amoureuse tumultueuse de sa femme. Le Dr Schön (Dietrich Henschel), directeur d'un journal, est témoin de cette mort et craint pour sa réputation, alors qu'il s'apprête à se fiancer. Puis, c'est lui-même qui tombe dans les bras de Lulu à la fin d'acte I, sous les yeux complices et jaloux et son fils Alwa (Charles Workman) – qui pense par ailleurs que cette femme ferait un très beau sujet d'opéra ! Dans l'acte II, le Dr Schön est devenu le nouveau mari de Lulu mais sombre lui aussi dans la jalousie ("Voilà donc le soir de ma vie : la peste à domicile", auquel la belle répond : "Tu as sacrifié tes vieux jours, tu as reçu ma jeunesse en échange" ). Il constate que sa femme séduit la comtesse Gräfin Geschwitz (Natasha Petrinsky), sorte de double positif de Lulu : "Elle ne peut pas vivre d'amour car sa vie est amour". Schön perd tout contrôle de lui-même, s'enflammant pour son épouse tout en la suppliant de se suicider pour le bien de tous : "Sans le savoir tu transformes en criminels les gens qui t'entourent". Mais Lulu refuse, prend le revolver que lui tend son mari et le tue. Arrêtée, la criminelle parvient à s'enfuir grâce au fils de Schön. Le couple se retrouve à Paris. Devenu proxénète (acte III), Alwa est entretenu par Lulu. La prostituée terminera sa triste carrière de séductrice sous la lame de Jack L’Éventreur (Dietrich Henschel, de nouveau). Son amie fidèle et sacrifiée, la comtesse Geschwitz ne parvient pas à la défendre et est tuée elle aussi par le serial-killer.

    Drame terrible, l'opéra dodécaphonique et expressionniste de Berg, dirigé par Paul Daniel, prend l'allure d'un spectacle rock et sexy grâce à la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. L'inventivité est omniprésente dans cette version contemporaine : un décor monstrueux composé d'un escalier encadré de toboggans surréalistes, une cage de verre omniprésente, des animaux empaillés, les costumes à l'avenant, l'omniprésence du travestissement, les projections vidéo, des scènes de ballet, des figurants par dizaines peuplant la scène. Le baroque, l'inventivité, la démesure revendiquée et la folie servent les chanteurs, Barbara Hannigan en premier lieu. 

    Parler d'interprétation exceptionnelle à son sujet n'est pas exagérée. La soprano canadienne se donne corps et âme dans Lulu. Elle incarne ce personnage jusqu'à la démesure, se faisant tour à tour séductrice, romantique, danseuse, junkie, prostituée, bourreau et victime sacrifiée sur l'autel du plaisir. Alwa chante au cours du deuxième acte un hymne à cette femme condamnant chaque homme qu'elle séduit : "Je vois ton corps comme une musique. Ces chevilles un grazioso. Ces rondeurs un cantabile. Ces genoux un misterioso. Et le puissant andante de la volupté.Un aria qui pourrait tout autant s'adresser à Barbara Hannigan, une Lulu pour l'éternité.

    Alban Berg, Lulu, dirigé par Paul Daniel, mise en scène de Krzysztof Warlikowski, avec Barbara Hannigan, Dietrich Henscheln, Charles Workman, Natascha Petrinsky, Pavlo Hunka, Tom Randle, Ivan Ludlow, Rosalba Torres Guerrero et Claude Bardouil, Bel Air Classiques, 2014
    http://www.barbarahannigan.com 

  • Les Simonnet, en pleine(s) forme(s)

    simonnetLes Simonnet (Marthe et Jean-Marc de leurs prénoms) ont élu domicile dans le Gâtinais où ils poursuivent avec opiniâtreté une démarche artistique à la fois exigeante, originale et ouverte au public – ouverture qui n'est pas le fort, loin de là, de beaucoup d'artistes contemporains. 

    Le travail des Simonnet repose sur des créations autour de modules basiques aux formes douces, harmonieuses, mathématiquement et techniquement maîtrisées.

    Le cercle, le cylindre ou le tore constituent la base élémentaire de modules reproductibles et déclinables à l'infini, jusqu'à former des constructions parfois monumentales. Les jeux de combinaisons de ces modules – qui sont conçus en un moulage polyester travaillé par les artistes dans leur atelier – donne naissance à des constructions si naturelles et si évidentes, qu'elles en deviendraient presque vivantes : "Elles auront leur originalité propre tout en étant ontologiquement reliées entre elles par une structure, une ossature qui les innerve. Ce pourra être une surface courbe, une division, une ramification, un gonflement, un soulèvement... La multiplication des modules de base, si ceux-ci sont bien pensés, n’aboutit pas à une monotone répétition de type industrielle, mais au contraire, génère une grande variété de formes" expliquent les deux artistes.

    simonnetC'est en dehors de toutes les modes, et avec une liberté constante, que les Simonnet offrent au public la possibilité de "jouer" avec leurs créations. Il peut se les approprier sans parti pris. La manipulation, l'éphémère, la combinaison illimitée et l'imagination laissée aux spectateurs explique pourquoi leurs créations sont difficilement définissables : œuvres d'art, objets architecturaux, mobiliers urbains ou jeux pour enfants ? Sans doute tout cela à la fois, et sans doute plus encore. "Si longtemps présentée comme individuelle pour des raisons plus mercantiles que créatives, la création devient objectivée, raisonnée ludique et potentiellement collective", explique Jean-Marc Simonnet sur leur site Internet.

    Preuve que les Simonnet ont réussi à convaincre largement, leurs étranges et apaisantes formes modulaires que l'on croirait parfois sorties d'un voyage dans le temps, ont convaincu de nombreuses institutions et clients français ou étrangers : le Centre Pompidou-Metz, le Couvent des Minimes de Perpignan, la galerie Jérôme Sohier à Bruxelles, la galerie Twenty First à New York, le Pavilion of Art and Design de Londres ou le Pavillon des Arts et du Design au Jardin des Tuileries. En ce moment, et jusqu'au 31 octobre, les Simonnet exposent à Perpignan, à la galerie L'Extension

    Les Simonnet poursuivent indéfiniment leur travail et prouvent leur grande forme comme leur foi dans leur approche des formes modulaires : "Le monde qui nous entoure n’est-il pas le résultat d’une infinité de combinaisons ?"

    http://lessimonnet.fr
    lessim@club-internet.fr
    "Les Simonnet, exposition-vente",Galerie L’Extension, à Perpignan,
    du 17 septembre au 31 octobre 2015

     

  • La royauté espagnole dans une mauvaise posture

    "La Bête et le Souverain" : en France, ce scandale sur fond d'art, de politique et de morale est resté relativement discret. En Espagne, par contre, cette affaire a ému jusqu'au plus haut sommet de l'État, alors que le roi Felipe VI tente de redorer l'image d'une royauté bien mal en point.

    De quoi s'agit-il ? D'une sculpture de l'artiste autrichienne Ines Doujak intitulée Not Dressed for Conquering / Haute couture. Derrière ce titre ésotérique se cache une création plastique en papier mâché représentant l'ancien roi d'Espagne Juan Carlos vomissant un bouquet de fleurs et sodomisé par la syndicaliste bolivienne Somitila Barrios de Chungara, elle-même prise par un chien-loup. N'en jetez plus !

    L'artiste a eu beau expliquer que son œuvre entendait traiter du néo-colonialisme espagnol, du traitement de la politique par l'humour grinçant et qu'elle s'inscrivait dans la grande "tradition parodique, des figures de carnaval et des caricatures iconoclastes", cette sculpture a ému et profondément divisé le pays. Un vrai crime de lèse-majesté (ou de "baise majesté" ?) !

    Bartomeu Mari, le responsable du musée d'art contemporain de Barcelone (le Macba) l'a d'abord interdite, comme d'ailleurs l'exposition "La Bête et le Souverain" ("La Bestia i el Sobira") où elle devait être présentée. Mais devant une lever de boucliers venue du monde entier et des accusations de censure, le directeur du Macba a changé son fusil d'épaule en maintenant cette manifestation et en présentant ses excuses. Au risque d'être accusé, par certaines mauvaise langues, d'avoir dû baisser son pantalon ! Quelques jours plus tard, il annonce sans surprise sa démission.

    Aux accusateurs voyant dans cette création une insulte faite à une nation, les défenseurs disent ceci : "L'œuvre n'est pas censée insulter une personne privée, mais reformuler de façon critique une représentation collective du pouvoir souverain". 

    Pas sûr que la royauté espagnole apprécie la nuance !

    "La Bestia y el Soberano", Macba, Barcelone, jusqu'au 30 août 2015
    Macba, Barcelona

  • Boulez, le maître au marteau

    Le 26 mars 2015 marque l'anniversaire d'une des plus grandes figures de la musique actuelle. Pierre Boulez, né le 26 mars 1925, sera mis à l'honneur à la toute nouvelle Philharmonie de Paris, après une intégrale publiée il y a deux ans.

    La musique contemporaine est oubliée dans notre paysage sonore. On a paré le contemporain de tous les maux : un répertoire intellectuelle et " inécoutable" ; une musique réservée à une élite ; un genre dont les ruptures révolutionnaires successives ont été menées jusqu'à la sclérose. Les critiques sur Pierre Boulez ont été à l'aune de ces feux nourris, souvent avec mauvaise foi, parfois non sans raison. Le journal Le Monde rappelle dans son édition du 23 mars 2015 que les fréquentations de Boulez avec l'Etat et les gouvernements successifs lui ont permis "de créer ses propres institutions, à l'instar de l'Ircam" (Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique).

    Pierre Boulez a en tout cas marqué le XXe siècle et le début du XXIe siècle. Né dans l'entre-deux guerres, c'est auprès de l'autre grande figure musicale, Olivier Messiaen, qu'il se forme en harmonie. L'élève est doué. Très doué. Pour autant, la rupture entre les deux hommes survient vite, Boulez revendiquant la rupture perpétuelle et reprochant à son professeur son académisme. Rapidement, le jeune musicien trouve ses modèles : Schoenberg, Varèse, Berg mais aussi Stravinsky, "le néo-classique", comme il le dit lui-même. 

    A ce sujet une anecdote existe : en 1955, le jeune Boulez aborde le mythique auteur du Sacre du Printemps pour lui signaler une erreur de mesure sur sa partition de Noces (1914-1917). Le Maître écoute et, docile, reconnaît l’erreur du jeune homme et la corrige immédiatement au crayon. Tout Boulez est là : le talent, la rigueur et l'audace. 

    C'est au "marteau" que Pierre Boulez impose son empreinte, dès 1955, avec, justement, Le Marteau sans Maître. Cette œuvre pour voix et six instruments, s'appuie sur des textes de René Char et constitue une pièce maîtresse dans la discographie de l'ancien élève de Messiaen. Elle marque profondément les esprits et installe durablement le compositeur au centre de la vie musicale de son époque. 

    La carrière de Boulez navigue entre des créations pointues et sans cesse retravaillées (Pli selon Pli, Éclats/Multiples, Structures, Incises, Anthèmes, Répons), un engagement dans la vie musicale de son pays (ses rapports étroits avec l'Etat subventionneur ont été commentés et critiqués à de multiples reprises), le soutien au répertoire contemporain (à travers l'Ircam, nous l'avons dit), la pédagogie et l'orchestration.

    Sur ce dernier point, il n'est sans doute pas assez dit que Pierre Boulez reste un de nos meilleurs chefs d'orchestre. S'appuyant sur une technique pointue et une oreille absolue, ses versions de Mahler, Berg et, bien entendu Stravinsky, frappent par leur précision, leur respect et - n’en déplaisent à, ceux qui accusent le Maître d’être (trop) "analytique" - leurs couleurs !

    Il a été assez dit que Boulez était un technicien hors pair de la composition contemporaine ; redisons, en ce jour anniversaire, qu'il est aussi un magicien du son.     

    "Pierre Boulez", exposition jusqu'au 28 juin 2015 à la Philharmonie de Paris
    Pierre Boulez, Intégrale, 13 CD, 
    Deutsche Grammophon, juin 2013
    "Entretien avec Pierre Boulez : Les années d'apprentissages (1942-1946)", par François Meïmoun

  • Dutilleux mérite-t-il Paris ?

    En attendant un prochain billet sur Pierre Boulez, dont nous fêterons demain les 90 ans, l'auteur de ce site fait un focus sur un autre compositeur contemporain, Henri Dutilleux, décédé récemment. Rendons à César ce qui appartient à César: l'auteur de l'article dont il est question ci-dessous est de Fattorius, bloggeur et auteur suisse. Il s'agit d'une analyse brillante d'un des plus grands artistes du XXe siècle, boudé avec mépris par la ville de Paris qui lui refuse une plaque commémorative. Voici ce billet, intitulé "Réécoutons Henri Dutilleux"...

    Serais-je un séditieux? Je me réécoute ce soir "L'Arbre des Songes", une pièce d'Henri Dutilleux. 

    Et l'envoûtement reste intact. Il y a là de l'élégance. Et toute la finesse du jeu d'Isaac Stern, le violoniste, mis au service du génie du compositeur. L'auditeur est bercé, ballotté dans un monde inquiet et onirique. Cela me rappelle l'univers unique et particulier, généreux s'il est est, de ses "Métaboles", écoutées à plus d'une reprise du temps de mes études de musicologie. Franchement branché sur les aspects les plus divers de la musique contemporaine (je reste un fervent d'Edison Denisov comme de Francis Poulenc, et reconnais avoir découvert la création musicale du vingtième siècle d'une manière aussi chaotique qu'enthousiaste et ouverte), la musique de Dutilleux ne pouvait que me parler, au moins autant que celles de figures comme Frank Martin ou Arthur Honegger. Ai-je entendu l'une de ses oeuvres en concert? Ce n'est pas impossible: il se passe plein de trucs autour de chez moi...

    La suite de cet article ici...
    Le blog de Fattorius

  • Kubrick, le musicien

    Dans ses premiers films, si l’attachement de Stanley Kubrick aux bandes originales est bien réel, ce dernier n’en est cependant pas encore à en faire un élément à part entière de ses créations. Jusqu’aux Sentiers de la Gloire, on ne sent pas chez le réalisateur américain le besoin ou la volonté de faire de la musique un élément à part entier de son œuvre. L’illustration sonore est certes importante mais elle en est encore à adopter plus ou moins les canons du cinéma hollywoodien et elle n’est pas un acteur majeur de ses films comme elle le sera par la suite.

    Une bande-son "sous influence"

    Dans sa première œuvre vraiment importante, Les Sentiers de la Gloire (1957), le réalisateur utilise à bon escient la musique, dirigée par Gerald Fried (qui a déjà œuvré avec Kubrick dans Fear and Desire et dans Le Baiser du Tueur) et l’orchestre philharmonique de Bavière, au service de son message antimilitariste : l’utilisation de percussions, une Marseillaise aux accents brutaux, une valse volontairement décalée et surtout la chanson allemande interprétée par Susanne Christiane (Ein ganzes Jahr und noch viel mehr) comme résonance à la fois sombre, cruelle et ironique de ce film tragique sur la vaste absurdité des guerres. Mais le cinéaste n’en est pas encore à prendre en main intégralement le choix de ses musiques.

    La chose est encore plus vraie en 1960 dans Spartacus, son film certainement le moins personnel mais cependant une étape capitale dans la carrière du metteur en scène américain. Le choix du compositeur lui échappe : il s’agira d’Alex North, ancien élève d’Aaron Copland et auteur de la musique d’Un Tramway nommé Désir d’Elia Kazan. La bande originale, bien que de qualité (Alex North a été nommé aux Oscars pour son travail), peut susciter des réserves : elle est élégante mais sans originalité malgré quelques thèmes de qualité. Kubrick est à la réalisation comme dans ses choix musicaux, "sous influence".

    Lolita et Dr Folamour : des B.O. légères ?

    Lolita (1962) est le premier film vraiment personnel de Kubrick. Il est cependant tentant de stigmatiser une nouvelle fois la légèreté de la bande originale : facture d’une comédie hollywoodienne classique, peu d’innovations chez Nelson Riddle. Cependant, il faut avoir en tête que cette adaptation du roman de Nabokov n’a rien d’une fresque romantique ou d’une tragédie grandiose : c’est une comédie dramatique acerbe dont le choix musical n’avait rien d’aisé.

    Kubrick s’en sort par un choix hétéroclite et finalement plutôt bienvenu : un thème majestueux et lyrique, la chanson espiègle Lolita Ya Ya interprétée par la toute jeune Sue Lyon, une composition sombre au clavecin (que certains critiques ont rapproché de Ligeti, l’un des compositeurs fétiches de Kubrick que l’on retrouvera quelques années plus tard dans 2001), un air de jazz et même une polonaise de Chopin. Au final, la bande-son de Lolita peut sembler dater ; mais il ne faut pas oublier que l’histoire de ce film est celle d’une adolescente des années 60.

    En 1963, pour Docteur Folamour, Kubrick fait appel à un musicien renommé, Laurie Johnson, que le grand public connaît comme le compositeur de Chapeau melon et Bottes de Cuir (The Avengers). Dans ce nouveau pamphlet antimilitariste (après Les Sentiers de la Gloire), la musique a pour leitmotiv le thème, très martial, When Johnny Comes Marching Home, avec cependant une orchestration décalée et volontairement légère (ballets, valses). Kubrick va plus loin en donnant à la chanson finale une facture romantique. Au final, la B.O. Dr Folamour est au service d’une thèse sur l’érotisation à outrance de la guerre, illustrée avec force par la chute de l’ogive nucléaire chevauchée par un soldat hystérique.

    Le tournant de 2001

    En 1968, 2001 : l’Odyssée de l’Espace marque une rupture. Stanley Kubrick fait cette fois le choix d’extraits musicaux qu’il sélectionne lui-même avec une très grande rigueur. Il peut sembler paradoxal que c’est au moment où l’artiste maîtrise à 100% son œuvre qu’il abandonne la collaboration de compositeurs de musiques originales. Kubrick assume cette décision : il est vain, explique-t-il en 1972 dans une interview à Michel Ciment, de demander à un musicien pop ou à un compositeur moderne une création pour ses films lorsque l’on peut trouver des œuvres orchestrales inestimables chez Mozart, Beethoven ou Strauss. En puisant dans le répertoire ancien, abondant et de qualité, Kubrick peut utiliser un matériau musical de qualité capable de servir ses films.

    La bande-son de ce film majeur aurait pu être bien différente. Pour 2001 : l’Odyssée de l’Espace Kubrick songe d’abord à faire appel à une composition originale. Il pense à Carl Orff, l’auteur des Carmina Burana (1937) et aussi d’un opéra tombé dans l’oubli et au titre emblématique, La Lune (1939). Cependant, l’âge du compositeur allemand (72 ans) rend difficile une collaboration avec un artiste aussi exigeant que Kubrick. Alors que celui-ci trouve la solution en imaginant un projet de bande-son (il songe d’abord à Félix Mendelssohn, Vaughan Williams et à Gustav Mahler avant d’abandonner ces idées premières), la MGM tente d’imposer une collaboration avec le compositeur Alex North, ravi de collaborer de nouveau avec le réalisateur après Spartacus. Le musicien propose 40 minutes d’une œuvre que Kubrick, d’abord satisfait, n’utilisera pas ; il revient au contraire à son projet initial d’une bande son puisant dans le répertoire du XIXe et du XXe siècle.

    Prenant à contre-pied tous les canons du cinéma, Kubrick fait débuter son film par un plan noir de plus de deux minutes illustré par la musique dissonante de György Ligeti Atmosphères (1961). Le choc de ces premières minutes précède l’ouverture d’Ainsi Parlait Zarathoustra de Richard Strauss. Ces trois notes les plus célèbres du cinéma, impressionnantes et magnifiques, servent aussi, disent certains critiques, le propos philosophique du Surhomme (Der Übermensch) qu’a développé Nietzsche dans son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra... György Ligeti est de nouveau présent plus loin dans le film dans le Lux Aerterna de son Requiem, notamment lors des apparitions du monolithe.

    L’autre extrait emblématique de ce film est Le Beau Danube bleu de Johann Strauss Fils. Ce choix aurait pu paraître surprenant pour un tel film ; en fait, il donne à cette œuvre de science-fiction une beauté majestueuse et universelle. Il faut cependant noter que le choix du Beau Danube bleu (vidéo ci-dessous) a été en fait purement accidentel : l’anecdote raconte que Kubrick a eu l’idée d’emprunter ce thème le jour où en visionnant des rushs représentant le vaisseau spatial lunaire, un technicien, qui s’ennuyait, écoutait cette valse viennoise...

    À noter aussi l’utilisation judicieuse de la langoureuse mais non moins sombre suite pour ballet Gayaneh d’Aram Khatchatourian lors de la scène de présentation du vaisseau spatial où coexistent dans une sorte d’apathie Dave l’astronaute et Hal l’ordinateur surdoué.

    Au final, Kubrick a affirmé que, dans ce film, il avait "cherché à créer une expérience visuelle, qui passe outre les catégories verbales et pénètre directement le subconscient, avec un contenu émotionnel et philosophique. Je voulais que le film soit une expérience intensément suggestive qui ramène le spectateur à un niveau plus intérieur de connaissance, justement comme le fait la musique. Vous êtes libres de réfléchir comme vous le voulez sur la signification philosophique et symbolique du film."

    La réussite musicale de 2001 : L’Odyssée de l’Espace est telle que pour longtemps encore l’air du Beau Danube bleu, celui d’Ainsi Parlait Zarathoustra et la musique de György Ligeti en général resteront liés à cette œuvre culte du cinéma… ce qui n’a pas empêché ce dernier d’intenter un procès à la MGM pour l’utilisation de son œuvre !

    L’expérience d’Orange Mécanique

    Dans Orange Mécanique (1973), le compositeur Beethoven est la seule passion du héros Alex, que ses instructeurs moraux transforment par la suite en réflexe pavlovien. Il était donc logique que le musicien allemand soit au centre du film choc de Kubrick. Kubrick fait le choix d’utiliser des extraits de la 9ème Symphonie de Beethoven adaptés au synthétiseur par la musicienne Wendy Carlos (qui a commencé sa carrière sous le nom de Walter Carlos).

    Cette dernière ne se contente pas de travailler des œuvres de Beethoven ; outre plusieurs compositions originales, elle adapte également Rossini (La Pie Voleuse, l’ouverture de Guillaume Tell) et Edward Elgar (Pompes et Circonstances). Cette bande son reconnaissable entre toutes, car dénaturant complètement les œuvres classiques originales, accentue l’impression de malaise. Kubrick va plus loin dans la provocation en utilisant en générique de fin le célèbre standard crooner Singin’ in the Rain, clin d’œil sarcastique semblant signifier qu’aucun happy end n’est de mise dans ce pamphlet interrogeant la violence sociétale. D’ailleurs, c’est cet air qu’Alex chante lors de la scène de viol du début du film.

    Barry Lyndon : Oscar de la meilleur BO

    flFl_Illustration_21192.gifDans Barry Lyndon, le réalisateur revient à une orchestration plus traditionnelle. Comme pour 2001 : L’Odyssée de l’Espace, le cinéaste prend un soin particulier à choisir les extraits musicaux qui illustreront ce film historique. Il utilise des extraits de compositeurs du XVIIIème siècle et du début XIXème siècle : Bach, Schubert, musiques traditionnels anglaises et la célèbre Sarabande d’Haendel, orchestrée de différentes manières. Cette Sarabande est utilisée telle un leitmotiv accompagnant l’ascension et la chute de Barry Lyndon. Les scènes de vie et de guerre sont illustrées d’airs traditionnels (Piper’s Maggot Jig, The Sea-Maiden, British Grenadiers, Lilliburlero) joués sur des instruments d’époque et donnant ainsi au film un parfum d’authenticité.

    L’entrée de Barry dans "le grand monde" est illustrée par des extraits de musique classique donnant aux scènes une ampleur et une luxuriance qui a fait la célébrité de ce film. Idoménée de Mozart, un concerto pour violoncelle de Vivaldi et surtout le Trio en mi bémol de Schubert subliment les images de Kubrick. Il a été judicieusement fait remarqué à ce dernier que Schubert était un compositeur du XIXe siècle et que ce trio était donc anachronique dans ce film d’époque se situant un siècle plus tôt ; Kubrick a répondu qu’il a fait ce choix esthétique car il n’avait trouvé aucun autre morceau se prêtant aussi bien à son film. Au final, la musique originale de Barry Lyndon vaudra à l’arrangeur Leonard Rosenman un Oscar pour son travail.

    Shining et Full Metal Jacket : L’effroi des images et le choc musical

    En 1979, la sortie de Shining est un choc pour le cinéma d’épouvante : rictus de Jack Nicholson, huis clos étouffant dans un hôtel immense et somptueux, omniprésence de la lumière blanche, adaptation contemporaine du mythe de la damnation. Il fallait une musique à la hauteur de ce choix esthétique ; elle fera date et école dans le cinéma d’horreur et d’épouvante. Kubrick choisit d’utiliser une BO exigeante et oppressante. Wendy Carlos, qui avait œuvré dans Orange mécanique, est mise à contribution et compose l’ensemble de la bande originale. Mais Kubrick prend le parti de n’utiliser que deux morceaux, un Dies Irae et Rocky Mountains, que l’on entend au début du film - ce qui décevra fortement Wendy Carlos.

    L’ensemble de la bande-son est d’abord un emprunt au répertoire contemporain : la Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartok (1936), plusieurs œuvres du compositeur polonais Krysztof Penderecki (Utrenja, De Natura Sonoris n°2, Le Réveil de Jacob, Polymorphia). L’utilisation de cordes nerveuses, les percussions et les dissonances participent à l’atmosphère angoissante de cette adaptation du roman de Stephen King.

    Dans Full Metal Jacket, violent film antimilitariste, Kubrick ne pouvait pas appréhender musicalement cette œuvre de la même manière que Les Sentiers de la Gloire ou que Dr Folamour : 30 années avaient passé au cours desquelles le monde avait connu les bouleversements des révolutions sociétales de 1968 ; de plus, aux États-unis la Guerre du Vietnam avait bouleversé toutes les certitudes américaines. Full Metal Jacket est donc un film engagé et qui se situe dans son époque. Kubrick choisit donc pour accompagner sa bande son de musiques pop et rock, un genre pour lequel il est moins sensible que le jazz, le classique ou le contemporain. Pour autant, le cinéaste fait mouche : pour décrire la vie de jeunes hommes confrontés à l’expérience humiliante de l’instruction militaire puis de la guerre, Johnny Wright, The Dixie Cups, Sam The Sham And The Pharaohs, Chris Kenner, Nancy Sinatra, The Trashmen ou les Rolling Stones paraissaient mieux indiqués que Mozart, Ligeti, Schubert ou Beethoven ! En outre, Stanley Kubrick demande à sa fille Abigail Maed d’inclure des compositions originales. La musique est au service du réalisme du film tout en servant de contre-pied ironique aux propos engagés de Kubrick : le rock, musique festive et exutoire, illustre une guerre absurde et des comportements militaires peu édifiants, le tout étant contrebalancé par la BO inspirée d’Abigail Maed.

    Eyes Wide Shut : un aboutissement visuel et musical

    Au sommet de son art, Kubrick n’a pas caché qu’il tenait Eyes Wide Shut comme le meilleur film de sa carrière. Une fois de plus, il va prendre un soin particulier à adapter la bande son à cette fiction dramatique. La principale difficulté est que ce drame intimiste baigne tout entier dans une sorte de torpeur, à mi chemin entre la réalité et le rêve. La musique est d’une grande variété : le jazz avec le standard Strangers In The Night, le pop-rock avec le tube de Chris Isaak Baby Did A Bad Thing, la musique classique avec la valse Jazz Suite de Chostakovitch qui va devenir internationalement connue et la musique contemporaine avec Ligeti (Musica Ricercara n° 2, utilisée dans la scène de l'orgie).

    La valse néo-classique de Chostakovitch, derrière sa légèreté, illustre les failles dans le couple Bill-Alice (le départ pour la fête) : l’examen d’une jeune femme à moitié nue (Mandy !) dans le cabinet de Bill contraste avec une scène banale – pour ne pas dire ennuyeuse – lorsqu’Alice s’occupe de sa fille. Preuve que cette valse n’est qu’une illusion, au moment du départ à la soirée du début du film, Bill coupe lui-même la chaîne et la musique s’éteint.

    La valse est la musique de l’illusion ; le jazz, lui, est celle de la tentation : la fête des Ziegler pendant laquelle Alice est draguée, la rencontre avec la prostituée Domino, les retrouvailles avec le pianiste de jazz qui introduit Bill à la fête du château.

    La musique pop-rock (Chris Isaak) est utilisée dans la scène phare du film : la scène de séduction devant le miroir est érotisée à l’extrême grâce aux couleurs chaudes et surtout à la musique - et aussi pour le spectateur un tant soit peu averti par le fait qu’Alice/Kidman et Bill/Cruise sont à l’époque en couple à l’écran comme à la ville. La chanson Baby Did A Bad Thing n’est pas qu’une illustration sonore d’une des scènes les plus célèbres de l’œuvre de Kubrick : c’est aussi et surtout une chanson qui exprime le sentiment de culpabilité d’Alice, appuyé par son regard sombre.

    La musique contemporaine accompagne les interrogations, les doutes et les fantasmes des protagonistes : l’angoisse et la paranoïa de Bill est servi par la Musica Ricercara n°2 de Ligeti (une nouvelle fois mis à l’honneur par Kubrick), la jalousie lorsqu’il imagine sa femme entre les bras d’un officier de marine est illustrée par un morceau de Jocelyn Pook (The Naval Officer) tout comme les séquences orgiaques.

    C’est sans doute dans ce dernier film que la science de l’utilisation de la bande-son peut être considérée comme aboutie. Pour la dernière fois de sa vie, Kubrick prouve ainsi qu’en plus d’être un cinéaste impressionnant, il est un musicien et un mélomane inspiré.

    Cinezik.org
    Les Cramés de la Bobine
     

     

  • "Eyes Wide Shut" : Les yeux grands ouverts

    Douze années séparent Full Metal Jacket d’Eyes Wide Shut. Durant cette période, Stanley Kubrick travaille sur plusieurs projets de films : Une Education polonaise, un film sur la Shoah que Kubrick interrompt lorsqu’il apprend que Spielberg tourne La Liste de Schindler et IA Intelligence artificielle qui sera finalement réalisé par… Spielberg.

    Au milieu des années 1990, Kubrick reprend la caméra pour tourner un "petit film intimiste", l’adaptation contemporaine d’une nouvelle de l’auteur autrichien Arthur Schnitzler, Traumnovelle (La Nouvelle rêvée), sujet qu’il comptait déjà réaliser en 1968. Le scénario d’Eyes Wide Shut est co-écrit avec le scénariste français Frédéric Raphael. Les deux hommes travaillent sur une histoire mêlant crise conjugale, fantasmes, rêves érotiques, aventures amoureuses réelles et occasions manquées.

    Comme à son habitude, Kubrick opte pour des personnages contemplatifs, des mouvements de caméras fluides, l’utilisation de couleurs primaires, donnant à son film une atmosphère onirique. Le tournage du film débute fin 1996 dans le plus grand secret et non sans difficultés. Il dure 19 mois. Stanley Kubrick doit s’adapter aux acteurs qu’il dirige. Le couple Tom Cruise et Nicole Kidman est à l’époque l’un des plus en vue. La perspective de les voir ensemble à l’écran sous la direction de Stanley Kubrick suscite la curiosité du public. Le cinéaste doit aussi remplacer au pied levé Harvey Keitel qui quitte le tournage au bout de six mois. Il est remplacé par Sydney Pollack. De même, Kubrick décide également de retourner une scène entre Tom Cruise et Jennifer Jason Leigh, qui avait été engagée pour tenir le rôle de Marion. Malheureusement, à l’époque cette dernière est déjà sur le tournage d’eXistenZ de David Cronenberg. La scène est donc retournée mais avec l’actrice suédoise Marie Richardson.

    La fin du tournage a lieu en juin 2008. Le film est présenté quelques mois plus tard à la Warner. Lors de la projection le 6 mars 1999, Kubrick confie qu’Eyes Wide Shut est son meilleur film. Il décède d’une crise cardiaque le lendemain.

    Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick, avec Tom Cruise, Nicole Kidman et Sidney Polack, Etats-Unis, 1999, 159 mn

    La suite, ici avec les films laissés à l'état de projet par le réalisateur

  • 2001 en 1968

    En 1964, L’année de la sortie de Docteur Folamour, Kubrick rencontre Arthur C. Clarke. Ils décident de collaborer à un film de science-fiction. Clarke propose comme point de départ sa nouvelle La Sentinelle, écrite en 1948. Le sujet de cette histoire est la découverte par des astronautes d’un tétraèdre extraterrestre sur la lune.

    Kubrick et Clarke travaillent simultanément sur ce projet : le scénario pour Kubrick et un roman pour Clarke. Le parti pris est de construire une vaste saga de l’humanité depuis la naissance de l’intelligence humaine plusieurs milliers d’années avant notre ère jusqu’à la rencontre avec de nouvelles intelligences (artificielle puis extraterrestre) dans le futur.

    2001 : L’Odyssée de l’Espace (A Space Odyssey), film de science-fiction autant que fable philosophique et poétique, est d’une puissance et d’une ambition sans égale. Cette œuvre mythique a marqué le cinéma comme jamais. Kubrick, cinéaste confirmé en pleine maîtrise de sa technique, use de moyens jamais vus pour ce tournage. Il s’entoure de techniciens renommés et s’appuie sur des outils révolutionnaires de la NASA pour élaborer un film aussi impressionnant que magnifique.

    Cette œuvre audacieuse et complexe est en outre indissociable de sa bande-son : l’ouverture d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss (les trois plus célèbres notes de musique de l’histoire du cinéma !), le Kyrie de Ligeti et bien sûr Le Beau Danube Bleu achèvent de donner à ce film une couleur majestueuse.

    Il y a eu sans nul doute un avant et un après 2001 : l’Odyssée de l’Espace. Signe des temps, le film est sorti en 1968, année révolutionnaire s’il en est !

    2001, L'Odyssée de l'Espace ( A Space Odyssey), de Stanley Kubrick, avec Keir Dullea, Gary Lockwood et William Sylvester, Etats-Unis, 1968, 139 mn

    La suite de ce dossier ici, avec un focus sur Shining...