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Avec le recul, et au regard du parcours de Tatiana de Rosnay, il y a une certaine excitation à se pencher sur le tout premier livre de l’auteure franco-britannique, L’Appartement témoin (éd. Livre de Poche).
Nous sommes en 1992 et le public découvre le roman d’une certaine Tatiana de Rosnay : un nom qui n’est pas inconnu et qui renvoie à son oncle Arnaud de Rosnay, figure légendaire de la planche à voile disparu en mer à l’âge de 38 ans, à l’épouse de ce dernier, Jenna de Rosnay, championne de planche à voile mais également mannequin, et surtout à Joël de Rosnay, scientifique et chroniqueur radio. Voilà donc la petite dernière, Tatiana de Rosnay, émergeant dans le milieu des lettres. Son premier roman contient en germe l’essentiel des thèmes que développera l’auteure par la suite : la mémoire des lieux, les disparus, la famille et ses secrets.
L’Appartement témoin suit, dans des chapitres alternant le "il" et le "je", un homme approchant de la soixantaine. Divorcé et père de Camille, une jeune fille sur le point de s’émanciper, il porte un regard amer sur ses échecs passés et sur un avenir peu reluisant. Il choisit de déménager dans le lieu le plus impersonnel qui soit : un appartement témoin. "Il semblait fait sur mesure pour ceux qui vivent seuls, par choix, par nécessité ou destinée, et qui ne comptent qu’une brosse à dents au-dessus du lavabo."
Un récit qui n’est pas tant celui d’une chasse aux fantômes que d'une reconstruction de soi
C’est pourtant dans cet endroit, a priori sans passé, que le nouveau locataire voir surgir à plusieurs reprises deux fantômes : une jeune femme jouant du piano et une fillette à ses pieds. Abasourdi puis curieux, l’homme entreprend des recherches et découvre qu’à l’emplacement de son immeuble, une bâtisse plus ancienne abritait une pianiste, une certaine Adrienne Duval, disparue depuis. Par contre, sa fille pourrait bien être toujours vivante. Il découvre son prénom, Pamina – comme la personnage de La Flûte enchantée de Mozart. Une première piste conduit le locataire de l’appartement témoin jusqu’à New York, puis à Venise. L’homme décide de poursuivre son enquête, certain qu’elle changera sa vie.
Est-il possible que des morts puissent vous donner des clés pour vivre ? Tatiana de Rosnay répond par l’affirmatif dans un récit qui n’est pas tant celui d’une chasse aux fantômes que d’une découverte de secrets enfouis et d’une reconstruction de soi.
Cette reconstruction passe dans le roman par des rencontres inattendues, dont la sculpturale Iris Gapine, l’influente rédactrice en chef new-yorkaise Sharon Elizabeth Gardiner, l’ancienne mannequin Jessica Parker, Adrian Hunter, le fils de Pamina, la gouvernante Véronique Barbey, mais aussi Camille, la propre fille du locataire de l’appartement témoin qu'il semble redécouvrir.
Nous parlions de l’importance des lieux. Outre cet appartement, l’enquête menée par notre homme le conduit dans des lieux que Tatiana de Rosnay prend plaisir à nous faire découvrir en nous prenant par la main : Paris, New York et surtout Venise. Car c’est dans cette cité italienne que s’achève cette quête improbable. Une quête complètement folle, faite de découvertes - dont celle de Mozart, qui n’est pas la plus anodine.
Un accident de circulation en plein cœur de Paris : voilà l’élément déclencheur de Moka, un roman que Tatiana de Rosnay a publié environ un an avant son best-seller Elle s’appelait Sarah. Moka a, par la suite, été republié chez Héloïse d’Ormesson.
La victime est Malcom, un garçon d’une douzaine d’années qui, de retour chez lui un après-midi, se fait faucher par une voiture. Heureusement, des témoins étaient là et le véhicule est vite identifié : il s’agit d’une Mercedes d’une couleur café, moka, facilement identifiable : "J'ai écouté tout cela, cette voix inconnue qui grésillait dans mon oreille. Un accident. Malcolm. Délit de fuite. Je n'arrivais pas à poser les bonnes questions."
La police apprend à Justine, la mère de l’enfant, qu’un couple était dans cette voiture et qu’une femme la conduisait. Pourtant, quelques jours après l’accident, l’enquête patine et Justine décide seule, puis avec le soutien de sa belle-mère anglaise, de partir à la recherche de cette automobile. Grâce au concours d’un policier, ses pas la mènent à Biarritz, alors même que Malcom est entre la vie et la mort.
Avec Moka, Tatiana de Rosnay faisait une dernière incursion dans l’univers du roman policier : un drame, un ou des coupables, une enquête et une héroïne prête à tout pour découvrir la vérité, "comme un Petit Poucet désespéré, égaré sur un chemin de larmes." Les éléments sont bien là, tout autant que le rythme : il n’y a qu’à lire à ce sujet ces pages décrivant la traque de Justine au cœur de Biarritz ou encore la scène tendue dans le salon d’esthétique.
Un état des lieux
Moka échappe pourtant aux conventions du thriller, en dépit de l’écriture sèche et précise de l’auteure : l’enquête fait en effet rapidement place à l’introspection d’une femme passant en revue son existence : son couple, son mari, les grands secrets et les petites cachotteries, ses désillusions, son travail sa famille et sa belle-famille anglaise. Et puis, il y a la douleur d’une mère de famille, sur le point de perdre son enfant : "Être « en vie » : je comprenais à présent ce que cela voulait dire. Mais maintenant je savais que c’était la peur, la terreur, et les sensations les plus dures, les plus extrêmes, les plus aigües, les plus douloureuses qui véhiculaient cette vitalité inédite. Pas la joie. Pas l’amour. Pas la douceur. Pas la sérénité d’avant. Rien de ce que j’avais connu avant." Dans un roman aussi tendu, Tatiana de Rosnay ouvre des parenthèses lumineuses, voire cocasses, à l’exemple de la scène du parfum, d'autant plus absurde que Justine est à mille lieues de s’intéresser aux fragrances d’un parfum hors de prix.
L’accident devient l’occasion pour cette femme de se transformer en enquêtrice mais aussi de faire un état des lieux de sa vie, au risque de remettre toutes les pendules à l’heure. "Comment les gens faisaient-ils pour tourner la page ? Les gens qui vivaient un malheur ? Les gens qui connaissaient le pire ? Comment faisaient-ils ? Peut-être qu'ils ne tournaient jamais la page. Peut-être que ces pages-là, les plus lourdes, les plus terribles, on ne les tournait pas. On devait apprendre à vivre avec. Comment ?"
Le voyage à Biarritz a tout d’un pèlerinage loin de Paris. C’est là aussi que cette mère de famille, anéantie par l’accident contre son fils, se lance dans une chasse, à la recherche de cette mystérieuse conductrice que des témoins ont vue. Sans dévoiler la fin ni l’issue de l’enquête, Justine dénouera l’histoire de cette voiture couleur café. Cette découverte sera aussi celle d’une autre femme, si différente et si semblable.
Roman ou autofiction ? On serait bien en peine de caractériser le dernier opus de Kim Chi Pho, Le Clos des Diablotins (auto édité chez Amazon). L’auteure elle-même se refuse à définir le vrai du faux, et, en vérité, ce n’est pas cela le plus important.
Kim Chi Pho signe, avec Le Clos des Diablotins, la suite des aventures de Linh Chao, ou Mademoiselle Numéro 11, qui est aussi le titre éponyme de son précédent livre (Amazon, 2017). Numéro 11 : comme la onzième enfants d’une fratrie de 12 frères et sœurs d’origines chinoise et vietnamienne, expatriés en Belgique durant les années 70. Le Clos des Diablotins est ce quartier dans la banlieue de Bruxelles où Linh Chao passe ses jeunes années.
Kim Chi Pho fait se dérouler l'essentiel de son dernier roman à Paris, de nos jours, dans le contexte d’une enquête judiciaire qui concerne Kamel Abdoul, un ami d’enfance. Linh Chao, une mère élevant seule ses deux filles, le croise par hasard dans un métro, alors que celui-ci se prépare à perpétrer un acte terroriste. Cela fait-il du Clos des Diablotins un roman noir et un thriller ? Non, car Kim Chi Pho ne met pas au centre de son intrigue cette enquête, pas plus que les motivations de son diable d’ami.
Ce qui intéresse l’auteure est le rapport aux racines et au déracinement, comme à la manière de se construire dans un pays qui n’est pas le nôtre : que l’on pense, par exemple, à la découverte du climat belge pour des petites vietnamiennes qui n’avaient connu que des temps tropicaux : "Ma sœur numéro Neuf et moi portions des tongs. Le froid sciait nos pieds ainsi que le ferait la scie d’un bûcheron. La douleur s’amplifiait quand ils devenaient gelés."
Des dialogues piquants
Kim Chi Pho ne noircit pas la pauvreté, pas plus qu’elle ne la magnifie : les souvenirs de Linh Chao sont ceux d’une enfance précaire mais où la débrouillardise, la solidarité et la soif de s’en sortir rythment des existences malmenées. Pour cette auteure belge aux origines vietnamiennes, l’humour est une réponse sèche au racisme. Kim Chi Pho n’est jamais aussi douée que lorsqu’elle se lance dans des dialogues piquants : "Putain, Linh ! Tu me fais chier avec tes « pourquoi ? » T’es vraiment con ou tes yeux sont trop bridés pour voir ? — Mes yeux bridés t’emmerdent connard !"
Le lecteur se ballade dans un livre ne ressemble à rien d’autre : le thriller devient autofiction et récit d’apprentissage sur le thème de l’identité. Derrière le voile de la pudeur, les dialogues enlevés et aussi l’autodérision, se cache une profonde mélancolie, lorsqu’il est par exemple question de ces amis disparus, comme tombés dans des limbes : "La disparition mystérieuse de Rosa fit naître dans mon imagination d’innombrables scénarios macabres, entre autres celui dans lequel les parents de Joerg la découpaient en mille morceaux, puis les jetaient dans le lac Léman."
Et voilà comment ce qui devait être une enquête sentimentale se transforme en quête mentale où la poésie n’est jamais absente : "Je suis liée à la lune comme les liens qu’elle tisse avec les marées. Souvent, au moment de mettre mes enfants au lit, je leur raconte les histoires que je connais sur la lune ; quelquefois, je les invente. Bulle préfère ma version, celle d’une petite fille abandonnée qui se transforme en loup-garou et dévore les méchants avant de rejoindre sa nouvelle famille à la Vallée-aux-Loups."
Il y a quelques chose du Voisin dans le Spirales de Tatiana de Rosnay (éd. Plon), un thriller psychologique écrit quatre ans plus tard. On peut même dire que Le Voisin, La Mémoire des Murs (2003) et Spirales font partie d’une trilogie noire dans laquelle des femmes ordinaires se débattent dans des lieux oppressants et où la mort rôde, menace et finit par frapper.
Dans le Voisin, comme dans Spirales, il est question de deux femmes aux points communs frappants : deux mères de famille effacées et cloîtrées dans une existence morne, deux anonymes contraintes de se sortir d’un piège qui peut s’avérer fatale, deux personnes déconsidérées et catapultées dans des circonstances exceptionnelles. D’un côté, nous avons Colombe confrontée à un voisin bruyant et au-dessus de tout soupçon. De l’autre, nous avons son aînée de quelques dizaines d’années, Hélène, une quinquagénaire qui "ne se plaignait de rien. D’ailleurs, de quoi pourrait-elle se plaindre ? Son existence feutrée, calme, stable, ne lui apportait que des petites joies prévisibles, faciles à digérer".
Voilà pour camper le personnage, propulsé en quelques minutes dans un véritable cauchemar. Aimantée par un inconnu qui l’alpaguée dans la rue, Hélène le suit dans un appartement sordide et fait l’amour avec lui : c’est un moment d’égarement qu’elle n’a jamais connu, un "accouplement sauvage, charnel dans lequel elle puisait une volupté frénétique". Cette parenthèse adultère, Hélène la considère comme une respiration dans sa vie trop calme et trop lisse. Une respiration qu’elle se promet de garder secrète, alors même que cette mère de famille, qui n’avait jamais dévié de sa rigueur, se demande si elle aura une suite ou non. La réponse à cette interrogation ne se fait pas attendre : son amant s’effondre, victime d’un malaise, et meurt sur le coup. Affolée, Hélène se hâte de se rhabiller et s’enfuit. Lorsqu’elle est de retour chez elle, et certaine que personne ne l’a vue, elle s’aperçoit qu’elle a oublié dans l’appartement son sac à main où se trouvent ses papiers.
Un accouplement sauvage
Spirales est, comme son titre l’indique, le récit d’un piège diabolique. L’auteure ausculte, telle une entomologiste, un être ordinaire se débattant pour sortir d’un labyrinthe. Tatiana de Rosnay tourne autour de son personnage avec la même empathie que dans Le Voisin. Le terme de thriller psychologique n’a jamais aussi bien porté son nom que dans cette histoire où la lutte pour retrouver sa vie d’avant se heurte à des considérations morales sur la responsabilité et le remord : "Le pli était pris. Quelque chose en elle s’était fortifié. Elle ne s’était pas effondré. Elle avait fait face. Elle avait incorporé la nouveauté comme un organisme avale un corps étranger et le fait sien. En elle, désormais, vivait une entité à part, une bride d’acier qui la faisait tenir".
À l’instar d’Alfred Hitchcock dans ses propres films, Tatiana de Rosnay apparaît aussi dans une scène de café ("Un long visage fin, des cheveux cendrés… un regard de chat") et converse avec une Hélène aux abois. Hitchcockien : le terme fait complètement sens pour ce thriller psychologique digne de Daphné du Maurier, l’auteure de Rebecca et des Oiseaux. Dans la brève conversation qui a lieu entre Hélène et cette cliente plongée dans l’écriture, cette dernière adresse une leçon à la femme adultère qui s’est mise dans un sacré pétrin : "Le train lancé à toute vitesse. Le train de la vie. Comment l’arrêter ? Et bien, on ne peut pas. Ou alors on saute du train. Et c’est la fin."
Cette invitation au combat et à assumer ses actes, Hélène l’assume à sa manière, au prix de mille efforts. La mère de famille bourgeoise et effacée devient une femme déterminée, jusqu’au dernier chapitre à la fois rempli de zones d’ombres et déstabilisant. Le Voisin se terminait par une sorte de renaissance ; dans Spirales, le lecteur y trouvera une fin presque aussi perverse que le parcours de cette femme qui a eu le malheur de succomber à un bref, intense mais fatal moment d'égarement.
Je confesse bien volontiers un mauvais jeu de mot pour cette chronique sur Boomerang (éd. Héloïse d’Ormesson), un roman de Tatiana de Rosnay paru en 2009 qui navigue entre Paris et la Vendée.
Antoine Rey, brillant mais stressé architecte parisien, peine à se remettre d’un divorce traumatisant. Malgré des relations plus apaisées avec son ex-femme Astrid, il lui faut gérer ses trois enfants, une vie sentimentale frustrante, un travail qui l’oppresse et un père tyrannique. Un week-end, il décide d’emmener sa sœur Mélanie à Noirmoutier, autant pour fêter son anniversaire que pour faire un break avec sa vie parisienne. Ce bref séjour leur permet aussi de renouer avec les souvenirs de leur enfance, et surtout de leur mère, Clarisse, une femme décédée alors qu’ils étaient jeunes. C’est à Noirmoutier que la famille Rey au grand complet a passé des vacances pendant plusieurs saisons. Mais un lourd secret secret entoure Clarisse, dont l’existence comme la disparition sont nimbés de mystère. Mais ce passé refait violemment surface lors de ce week-end. Lors du voyage de retour, la voiture que conduisait Mélanie fait une embardée. Au moment de l’accident, elle s’apprêtait à faire une révélation à Antoine. Mais à son réveil à l’hôpital, elle ne s’en souvient plus.
Comme pour À l’Encre russe et Sentinelle de la Pluie, c’est l’existence d’un homme paumé qu’ausculte Tatiana de Rosnay. En revisitant ses souvenirs familiaux et en particulier ceux ayant trait à sa mère, c’est sur lui-même que se retourne Antoine. Le passé lui revient en pleine face, tel un boomerang. La tragédie prend peu à peu forme, transformant les silences et les non-dits assourdissants de ses proches – et en premier lieu ceux de son père et de sa grand-mère – en preuves implacables d’un véritable complot contre une femme exceptionnelle à tout point de vue.
Le passé lui revient en pleine face, tel un boomerang
Le lecteur suit avec passion un livre qui aurait pu être un énième thriller. Cela fait-il de Boomerang un roman ténébreux ? Non, car Tatiana de Rosnay – qui apparaît elle-même en filigrane dans la scène du TGV – a voulu d’abord bâtir une histoire sur la reconstruction, la réconciliation et, au final écrire une histoire d’amour, un thème assez neuf dans son œuvre.
Une histoire d’amour ou plutôt deux histoires d’amour. En entreprenant son enquête familiale sur le secret que Mélanie s’apprêtait à lui révéler, Antoine, un homme tombé dans une routine morne d’homme séparé, découvre la puissance dévastatrice d’une passion qui aura finalement eu raison de sa mère. Par la même occasion, c’est une renaissance que lui offre celle-ci, comme un boomerang traversant les années : l’accident de Mélanie entraîne en effet la rencontre d'Antoine avec le très beau personnage d’Angèle – une envoûtante embaumeuse. Cette femme, travaillant parmi les morts, et tout aussi romanesque qu’Astrid, conduit un homme intérieurement dévasté et psychologiquement moribond parmi les vivants.
La réconciliation avec la vie et l’amour sera d'abord celle de la rencontre avec une mère qu’il ne connaissait finalement pas. Impossible de ne pas accrocher à cette quête dans laquelle le passé se rappelle à nous.
Sentinelle de la Pluie (éd. Héloïse d’Ormesson), le dernier roman paru de Tatiana de Rosnay, n’est pas le moins étonnant de l’auteure d’Elle s’appelait Sarah ou de Boomerang. Pourquoi étonnant ? Le lecteur trouvera certes quelques-uns des thèmes traversant son œuvre : les liens de sang, les secrets de famille ou les lieux imprégnés de souvenirs ; mais là où Tatiana de Rosnay a surpris ses lecteurs c’est le parti-pris de situer son histoire dans un futur proche, proposant un roman d’anticipation et le récit d’une catastrophe apocalyptique en même temps qu’un thriller psychologique et un drame familial.
Linden Malegarde est l’un des plus célèbres photographes de son époque. Sa vie se passe dans les studios de shooting, entre son agent, des clients prestigieux, des mannequins célèbres et surtout son petit ami Sacha qu’il a laissé en Californie, le temps d’une réunion familiale dans un palace à Paris. Il doit y retrouver sa sœur Tilia et ses parents, Oriel et Paul à qui ses enfants ont décidé de fêter son soixante-dixième anniversaire. "Ce n’est peut-être pas le week-end idéal pour être à Paris" s’interroge la mère de Linden au début du roman, car la capitale est sujette à des pluies diluviennes, qui vont devenir l’une des clés de l’histoire. Il est vrai aussi que le vieux couple a accepté de quitter le paisible arboretum familial situé près de Nyons, dans la Drôme, pour un événement qui doit être l’occasion de réunir la famille. Les retrouvailles paisibles se transforment en un drame lorsque Paul s’écroule au beau milieu d’un dîner. Le père est conduit dans un hôpital pour y être soigné, alors que le déluge s’intensifie dans la capitale : la grande crue de 1910 risque bien d’être dépassée.
Un livre sur les hommes – mais aussi sur les arbres
Qui est-cette sentinelle dont nous parle le titre du livre ? Une première réponse se trouve dans une scène au cours de laquelle Linden veille sur son père hospitalisé, un père avec qui il n’a jamais pu discuter, ni parler de son coming-out et de Sacha : "Linden regarde à travers le carreau ruisselant, et il lui semble être devenu une sentinelle qui guette l’inévitable submersion aquatique, qui surveille son père, la pluie, la cité entière." Mais la sentinelle pourrait aussi être ce témoin muet et protecteur dont parle Paul au cours de sa propre histoire.
Dans ce roman, aussi atypique soit-il, Tatiana de Rosnay est au cœur de ses sujets de prédilection : les liens familiaux, la difficulté à être soi lorsque des normes sociales vous contraignent, les secrets qui traversent les années voire les générations et les lieux qui peuvent être aussi bien des points de repère que des chaînes dont on veut se défaire. En apparence, Linden, artiste reconnu suscitant l’admiration de sa sœur et de ses parents, fait partie de ces personnages émancipés. En réalité, même s’il assume sa liberté en tant qu’homme et en tant qu’artiste, il lui reste une dernière barrière à franchir : celle du dialogue avec un père, dialogue qui, paradoxalement, finira par venir alors que ce dernier, dans un état grave, ne parvient pas à s’exprimer.
C’est bien d’un échange entre deux hommes dont il est question dans ce livre : celui d’un fils qui veut aborder des sujets personnels ayant principalement trait à son homosexualité, mais aussi celui d’un père qui garde depuis son enfance un terrible secret. Au terme de ce séjour, Linden choisit de revenir quelques heures sur les lieux de son enfance afin de retrouver la trace d’une histoire qui devait rester cachée à jamais.
À l’instar de Boomerang ouÀ L’Encre russe, Tatiana de Rosnay a écrit un livre sur les hommes – mais aussi sur les arbres. Certes, les personnages féminins sont passionnants, que ce soit Tilia (son nom signifie "tilleul" en latin, alors que "Linden" en est la traduction anglaise), Oriel ou Candice. Cependant, c’est autour du fils omniprésent et du père silencieux que se noue le récit d’une forme de réconciliation dans un Paris apocalyptique.
Il a d’ailleurs beaucoup été question de ces crues qui forment la charpente du récit. Le récit familial se déroule lentement et inexorablement, à la manière de ces crues dévastatrices. Contrairement à son habitude, Tatiana de Rosnay a choisi de raréfier les dialogues, comme pour ne laisser aucun moyen de souffler au lecteur et de l’entraîner avec elle dans les courants implacables de son récit. L’auteure a aussi rappelé qu’elle a commencé à écrire son roman peu de temps avant les inondations de juin 2016, un événement qui lui a ensuite permis de donner aux scènes de crues un très grand réalisme : "L’insupportable odeur de putréfaction. Luisant et visqueux à cause de toutes les immondices échappées des canalisations crevées, le liquide jaunâtre exhale des miasmes pestilentiels..."
Sentinelle de la Pluie déborde de signes, de symboles et de personnages se regardant tels des miroirs. Ils ont beaucoup à se dire, submergés par des souvenirs et des émotions : il a suffi d’une inondation pour mettre à bas toutes les digues.
Sous la forme d’une longue lettre, Partition amoureuse de Tatiana de Rosnay est la confession que Margaux, une prestigieuse chef d’orchestre "baroqueuse", adresse à Maximilian U, son premier amant, disparu quelques années plus tôt. Des amants, il en est justement question dans cette correspondance pour un homme qui ne la lira jamais. Au moment où Margaux s’adresse à Max – nous sommes un 28 octobre –, elle s’apprête à fêter ses quarante ans. Elle organise un dîner pour lequel elle a décidé de réunir les hommes qu’elle a aimés. Max aura une place symbolique dans cette table des ex.
Celle qui est toujours une belle femme, "une jolie rousse aux tâches de rousseur", fait le bilan de sa vie sentimentale, marquée par quatre hommes : Manuel, Pierre et Hadrien et bien sûr Max. Quatre hommes et quatre ex que la chef d’orchestre identifie à quatre notes de musique : Max serait "un do, la première note de la gamme comme alpha est la première note de l’alphabet" ; Manuel, "le sol aux accents inquiétants, la dominante de la gamme de do" ; Pierre, "un long ré tourmenté et sombre" ; Hadrien serait enfin le la, "la note de référence."
Dans ce récit amoureux, il est beaucoup question de musique, "toutes les musiques" précise la narratrice : les concertos Brandebourgeois de Bach comme les tubes des Rolling Stones. L’auteure a composé son récit amoureux telle une vraie partition, en quatre mouvements – Con anima, Imperiozo sensa, Andante ma non troppo et Scherzo vivace – avec ouverture et intermezzo. Il s’agit du roman d’une authentique mélomane, en plus de celle d’une femme se penchant amoureusement au-dessus de l’épaule de ces hommes, tout aussi troublants et attachants les uns que les autres.
Quatre notes de musique
Les amants et les ex de Margaux, une épicurienne au prénom prédestiné, guident l’itinéraire sentimental d’une femme qui a fait de la liberté son credo et la musique sa religion : "C’est la musique qui renferme le plus de souvenirs" affirme la narratrice. Tatiana de Rosnay se glisse sans problème dans la peau d’une chef d’orchestre pointue : il n’y a qu’à lire ce qu’elle dit de la descente chromatique de la basse dans le BWV 243 de Bach et de la manière dont elle dirige son orchestre.
Les mélomanes identifieront sans doute le couple que forme la toute jeune Margaux et le respectable et déjà âgé chef d’orchestre Maximilien U avec celui d’André Prévin et de la violoniste Anne-Sophie Mutter, de plus de trente ans sa cadette.
La légèreté de ce récit sur l’amour, la construction d’une femme mais aussi la musique, sont contrebalancés par des souvenirs aussi sombres que l’adagio du concerto pour violon en ut mineur de Bach : les relations compliquées, les séparations, les deuils ou la mort d’un frère. Un moment, Margaux se confie avec amertume : "Aujourd’hui, Max, à part mon fils je n’ai personne à aimer."
Il lui reste cependant sa soirée à préparer. Ce dîner des ex (le titre de Partition amoureuse lors de sa parution en 1996), la chef d’orchestre est bien décidée à le réussir. À quelques minutes de l’arrivée de ces ex – et de la fin du roman – la joie des retrouvailles saisit Margaux, bien décidée à diriger une nouvelle fois cette partition amoureuse. Il ne lui reste plus "qu’à entrer en scène."
Tatiana de Rosnay, Partition amoureuse, éd. Livre de Poche, 1996, 150 p.
Cette chronique est une rencontre avec un artiste à part. Jean-Luc Bremond est un homme discret et loin des sentiers battus. Il est une vraie figure de ce que l'on pourrait appeler l'alter-culture. Loin du courant mainstream, ses livres sont d'authentiques cheminements intérieurs sur lesquelles souffle l'aventure, la grande. "J’écris pour voyager, libérer les pensées qui naissent dans l’expire de l’imagination et dans le souffle de l’inspiration" dit-il lui-même. Jean-Luc Bremond a publié en quelques mois deux romans, La révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour et (Cinq Sens éditions). Il a bien voulu répondre à nos questions.
Bla Bla Blog – Voulez-vous vous présenter en quelques mots ?
Jean-Luc Bremond – Je suis né dans le Pas-de-Calais, sans m’y être fixé. Du nord au sud de la France, villes et villages, avec un détour en Suisse, pays d’origine du côté paternel, j’ai choisi de vivre en communauté, où j’ai maintenant passé plus de la moitié de ma vie. Dans ce collectif, rural et artisanal, j’ai rencontré le Québec au-travers ma compagne, fondé une famille et appris plusieurs métiers, dont celui de boulanger.
BBB – Pouvons-nous dire que vous appartenez à cette catégorie d’écrivains à la fois en marge, tout en étant engagés ?
JLB – L’écriture est venue sur le tard. L’engagement pour la justice et la paix, beaucoup plus tôt. Ce que je raconte vient de l’imaginaire, fécondé par des lectures, rencontres, voyages, vie proche de la nature, un intérêt précoce pour les peuples, leur histoire humaine, plus que celle des conflits armés. J’essaie de comprendre ce qui prédispose les hommes à choisir la guerre plutôt que l’entraide et le respect ; j’oppose au racisme, nationalisme, communautarisme, populisme, pacifisme, fondamentalisme (…), enfermant et détruisant pour le seul profit, les simples rapports des humains enclins à la créativité qui ouvre et construit.
BBB – Vous avez sorti deux romans à quelques mois d’intervalles, ce qui est assez inhabituel. La Révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour. Quand ont-ils été écrits ?
JLB – Dans l’ordre, il y a environ cinq ans. D’autres ont suivi.
BBB – La révolution du Klezmer se passe en Europe orientale dans l’entre-deux guerres. La première guerre mondiale est terminée et le monde va, dans quelques années, connaître un conflit dévastateur, notamment pour les juifs. Pourquoi avoir choisi les années 20 pour situer votre roman ?
JLB –J’ai découvert la musique klezmer par la danse. En voyageant dans les pays d’Europe centrale, j’ai pu constater que la recherche d’identité nationale se figeait encore dans ces années de perte de territoire, post première guerre mondiale, pour retrouver le grand pays, la souveraineté culturelle et religieuse. Quand m’est venue l’idée de raconter l’histoire d’un klezmer, un musicien, je l’ai placé dans son milieu juif où, dans les années 20, s’affrontaient ceux qui recherchaient l’intégration pour sortir de la souffrance de la discrimination, quitte à faire des compromis, et ceux qui voulaient y échapper par le sionisme, une possible terre de liberté, sans concession, aveuglés par le nationalisme. Les idéologies séparent ; la musique, ou tout autre expression venant du tréfonds de la personnalité, pourrait résister à la division et empêcher l’histoire de se répéter.
BBB – En filigrane c’est la Shoah qui se dessine. On pense à cette sinistre Garde de Fer.
JLB – J’ai très jeune été choqué par la Shoah, révolté contre cette ignominie ; aussi parce qu’un de mes grands oncles s’était porté volontaire comme médecin à la libération d’un camp d’extermination, et qu’un autre était mort comme prisonnier, en tant que résistant, dans un autre camp. En écrivant, je ne pouvais m’empêcher de penser à la fin tragique de mes protagonistes. La garde de fer en Roumanie, la terreur blanche en Hongrie, le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne…Par jeu d’alliance et de collaboration, l’étau se resserrait pour ceux que ces mouvements xénophobes condamnaient.
BBB – Il est question dans votre roman de déracinement, de culture, de la place du religieux. Ce sont des notions qui ont marqué votre existence ?
JLB – Je viens d’une famille où le religieux fait intégralement partie d’un engagement social. Mes ancêtres protestants ont connu la tentative d’éradication par le pouvoir religieux ; peut-être m’ont-ils transmis dans mes gènes la résistance par la tolérance et la culture du respect.
Je viens d’une famille où le religieux fait intégralement partie d’un engagement social
BBB – Après le violon d’Elijah, il y a le tambour d’Achachak (Le Chant du Tambour). Vous êtes musicien en plus d’être écrivain ?
JLB – Je joue de temps en temps du violon et de la flûte. Bien que j’aspire à en faire davantage, je n’ai pas fait de la musique une priorité. Lors des fêtes, je ressors mes instruments ; je regrette de ne pas le faire plus souvent. En revanche, mon épouse joue quotidiennement de la harpe ; je baigne dans un univers musical. La musique accompagne les danses que j’anime hebdomadairement.
BBB – Le Chant du Tambour (éd. 5 Sens), votre dernier roman paru, se passe au Canada, dans la tribu indienne des Algonquins. Voulez-vous nous dire quelques mots sur cette tribu amérindienne d’autant moins connue que lorsqu’il s’agit d’Indiens on pense plus au territoire des États-Unis ?
JLB – C’est une tribu vivant dans la région de l’Abitibi-Témiscamigue au Québec. Elle a gardé tant bien que mal sa culture et sa spiritualité ; elle a une prophétie sur la venue des Blancs qui a pris progressivement de la place dans mon roman.
BBB – Pourquoi avoir choisi ces Algonquins ? Vous semblez y être très attachés.
JLB – J’ai choisi les Algonquins, et non les Innus, ou Montagnais, de la région de ma compagne, suite à la lecture d’un livre de Dominique Rankin, "on nous appelait les sauvages." Je n’y suis pas plus attaché qu’à n’importe quels peuples subissant le mépris parce qu’ils sont différents.
BBB – Qu’ont-ils à nous dire à nous, Européens ?
JLB – Le respect de la terre et de ses éléments, sous peine d’effondrement de la planète, par notre recherche de profit, sans égard pour les vivants. Une culture qui inclue, même l’ennemi, pour sortir de l’anéantissement.
BBB – Le Chant du Tambour parle de rite initiatique. C’est un thème capital dans votre roman. Définiriez-vous Le Chant du Tambour comme un roman initiatique, un conte ou bien un roman historique ?
JLB – C’est un roman initiatique sur fond historique.
BBB – Il est aussi question de l’exposition universelle de San Francisco, bien moins connue en France que celles de Paris au XIXe et début XXe siècle. Pourquoi en avoir parlé ?
JLB – J’ai eu connaissance de cette exposition dans un livre, la Bible tchouktche ou le dernier chaman d'Ouelen, de Youri Rytkhèou. En recherchant la documentation sur cette exposition, j’ai été effaré par l’orgueil colonial en pleine guerre mondiale. J’y ai donc placé mon personnage pour montrer l’impitoyable égoïsme des colonisateurs.
BBB – La défense de l’environnement est un sujet de plus en plus discuté. Vous en parlez également dans ce roman dont l’histoire nous semble si éloigné.
JLB – L’histoire n’en est pas éloigné, puisque l’environnement fait intégralement partie de la culture des amérindiens. Respecter et soigner la terre, en se considérant comme un de ses éléments, et non comme distinct d’elle en la dominant, est une solution pour l’humanité puisse cohabiter avec ce qui la fait vivre : oxygène, eau, végétaux et animaux ; ainsi, l’individu, plutôt que de penser à lui-même, son propre intérêt, devrait se relier avec tous les vivants et préserver l’environnement.
BBB – La Révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour sont parus aux éditions 5 Sens. Je crois savoir que cet éditeur est important pour vous.
JLB – J’ai découvert cette maison quand elle a accepté de publier mon premier roman. J’ai apprécié le travail, tant par la qualité de la relation que de la réalisation du livre. La difficulté est qu’elle n’ait pas de diffuseur ; cela m’a permis de vous contacter.
BBB – En effet. Et c'était un plaisir d'échanger avec vous. Merci.
Jean-Luc Bremond, La Révolution du Klezmer, éd. 5 Sens, 2017, 234 p. Jean-Luc Bremond, Le Chant du Tambour, éd. 5 Sens, 2018, 202 p. https://www.jlbecrit.ovh