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roman - Page 20

  • Voilà l’homme

    Comment qualifier le dernier livre de Nathalie Cougny, Paris-Rome ? Uchronie, roman d’amour ou conte philosophique ? Un peu de tout cela sans doute, et c’est ce qui fait tout l’intérêt de ce roman – qui est complété par une nouvelle, Rencontre à risque.

    Paris-Rome suit Charlotte K., de nos jours (la précision est importante), dans un voyage qui doit mener la jeune et célèbre peintre parisienne à Rome pour une exposition à la Villa Borghèse. Dans le train qu’elle prend, un homme s’installe dans le même compartiment : il s’agit de Friedrich Nietzsche en personne. Il va lui aussi à Rome et sa rencontre avec la jeune femme est tout sauf un hasard. Entre les deux voyageurs – l’artiste mondialement admirée pour ses œuvres "lyriques" et le philosophe légendaire – une conversation s’engage, et la personne la plus fascinée n’est sans doute pas celle que l’on croit.

    Il fallait l’audace de Nathalie Cougny pour imaginer une telle rencontre, aussi inattendue que surréaliste. Le postulat que Nietzsche soit toujours vivant en 2019 n’est ni expliqué, ni développé : cet "éternel retour" est un fait, que le lecteur doit accepter dès les premières pages.

    La vraie surprise vient de la rencontre fortuite de Charlotte et de Friedrich, dans le huis-clos d’un train. Le roman se déroule pendant un voyage qui sera tout sauf un périple ordinaire. D’ailleurs, rien ne se passe comme prévu. Des menaces font craindre pour la sécurité des passagers, en particulier pour Nietzsche, et des manifestations perturbent le voyage. Des militaires se sont installés dans le train afin de protéger le philosophe aussi célèbre que controversé. Le périple et les conversations entre Charlotte et Friedrich se déroulent dans ce climat tendu. Tout peut basculer à chaque instant. Mais pourtant les deux célébrités conversent avec une courtoisie très XIXe siècle, tout en se mettant à nu pour la première et sans doute la dernière fois.

    Faire descendre Nietzsche de son piédestal, comme Zarathoustra

    Assez singulièrement, c’est sur le passé de la peintre que Nathalie Cougny s’intéresse : son enfance endeuillée par le décès de ses parents, sa découverte de l’art, ses succès, ses dépressions ou sa vie sentimentale. Nietzsche apparaît comme un homme presque ordinaire, débarrassé d’une forme de carcan que l’histoire et la légende lui ont laissée. "Ecce homo" : semble nous dire l’auteure, pour reprendre le titre d’un de ses livres. "Voilà donc cet homme", semble répondre en écho Charlotte K., devenue l'espace du voyage l’alter ego de Nietzsche.

    Charlotte, interlocutrice et égale du philosophe dans ce roman surprenant à plus d’un titre, porte une voix universelle à laquelle lui répond une autorité morale et intellectuelle, mais dont l’armure vient se fissurer au fur et à mesure que le dénouement approche. Voilà qui est paradoxal pour ce "philosophe au marteau" ! Nathalie Cougny, avec ce dialogue philosophique défiant la logique et le temps, vient faire parler l’auteur de Par-delà le Bien et le Mal de nous et de notre monde, sans pour autant en faire la star ou la légende vivante qu’il est devenu dans le monde parallèle de Paris-Rome. Nathalie Cougny choisit en effet assez audacieusement de faire descendre Nietzsche de son piédestal, comme Zarathoustra lorsqu'il quitte la montagne pour descendre parmi ses semblable.

    La nouvelle Rencontre à risque vient compléter ce conte moderne, comme si ce récit à la première personne était celui de Charlotte elle-même, dans une autre circonstance. Mais au contraire de Paris-Rome,l’auteure délaisse le dialogue enlevé pour un texte dense, âpre et sensuel sur un amour sans retour. Nathalie Cougny ausculte une relation empoisonnée entre une narratrice et un homme plus jeune qu’elle, avec acidité et sans concession, comme autant de coups de marteau adressés à cet homme.

    Nathalie Cougny, Paris-Rome, Et Nietzsche rencontre Charlotte
    suivi de Rencontre à risque
    éd. Publilivre, 2019, 234 p.

    https://www.nathaliecougny.fr

    Voir aussi : "Nathalie Cougny, en adoration" 
    "Mes hommes"
    "En corps troublé"

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  • Au cœur d’une femme

    Paru chez Plon en 1998, avant de faire l’objet d’une réédition dix ans plus tard, Le Cœur d’une Autre est le troisième roman de Tatiana de Rosnay. Tout comme L’Appartement témoin, l’auteure s’intéresse à la quête d’un homme paumé, un anti-héros que le destin fait basculer dans une histoire hors-norme.

    Bruce Boutard est un antipathique et fieffé misanthrope, divorcé et à la vie sans aspérité autre que son fils Mathieu : "J'avais les habitudes lugubres d'une vieille fille ; ces vieilles filles velues à bouillottes qui se parlent seules à voix basse, qui portent des chaussettes de laine pour dormir et leur Damart même quand il fait chaud. Rien de tragique, pourrait-on dire. Rien d'extraordinaire. Cependant - hélas ! -, il s'avère que je suis un homme." Un être franchement antipathique que le lecteur va pourtant suivre avec passion.

    Suite à un malaise, Bruce apprend qu’il souffre d’une maladie du cœur et qu’il doit être greffé en urgence. Au bout d’une attente interminable, une bonne nouvelle arrive et Bruce reçoit un nouvel organe. De retour de l’hôpital, l’ancien homme acariâtre et misogyne se trouve changé, tant dans le caractère, que la sensibilité et les goûts. Un voyage en Italie avec son fils le convainc que son nouveau cœur l’a profondément transformé. Il parvient à connaître l’identité de la donneuse, décédée la veille de sa greffe. Elle se nommait Constance Delambre et semble maintenant revivre "à travers ce cœur transplanté." La vie du greffé est transformée à jamais. Bruce n’a désormais qu’une obsession : savoir qui est cette femme à qui appartenait son nouveau cœur, un cœur qui semble être possédé d’une mémoire.

    Une quête impossible

    C’est une quête de la vérité qui est au centre de l’histoire, une quête au départ impossible car, comme le rappelle l’auteure, le don d’organe est anonyme. Il fallait une astuce de romancière pour permettre à Bruce de se mettre en piste : la rencontre avec Joséphine – de nouveau une histoire de cœur – va s’avérer décisive.

    Comme pour L’Appartement témoin, c’est en Italie que se déroule l’enquête sur la piste de Constance, mais qui est aussi celle du peintre Paolo Ucello et d’un mystérieux tableau. C’est l’occasion pour Tatiana de Rosnay de proposer de belles pages sur l’artiste florentin, notamment cette description de La Bataille de San Romano : "C’était un grand tableau sombre aux teintes ocre et bistre, peint avec une vigueur candide et une rigueur des lignes qui me fascina. Intrigué par le tumulte discipliné de l’œuvre, la symétrie parfaite des lances et des plumes plantées dans les armets, il me semblait que je me trouvais transporté au milieu d’une bataille. J’entendais la clameur sourde d’une lutte, le choc de boucliers contre armures, les bruits métalliques des cuirasses, des épées, des glaives, les hennissements des chevaux enchevêtrés, harnachés de pourpre et d’or, dont deux gisaient au sol, l’un agonisant, l’autre figé par la mort… Derrière la violence de la bataille s’étirait un paysage tranquille; des vendangeurs travaillaient dans les vignes, et un chien poursuivait des lièvres à travers champs."

    Comme l’explique Tatiana de Rosnay dans la préface écrite en 2011 de ce roman, ce n’est pas un lieu qui déclenche l’intrigue mais "un cœur qui, en changeant de corps, va se remettre à palpiter dans une nouvelle poitrine, encore empreint d’émotions antérieures." La seconde préface de cette édition, de Joël de Rosnay, aborde le thème de la greffe sous le regard du scientifique : "Une greffe de cœur peut-elle changer la psychologie et le comportement d’une personne ?" se demande-t-il. Un début de réponse est donnée par l’épigénétique, poursuit-il : une discipline récente qui tendrait à montrer que la base du livre de sa fille Tatiana est loin d’être absurde.

    Le lecteur oublie rapidement les doutes sur les effets de ce nouvel organe et se laisse porter par cette histoire de "mémoire neuve" – pour reprendre un titre de Dominique A. Il suit les pas d’un Bruce transformé en vrai beau personnage romanesque, grâce à une mystérieuse donneuse qu’il n’aurait jamais dû connaître et qui lui a fait pourtant don du plus grand des cadeaux  : "Je lui dois la vie, et le goût de la vie. Comment lui dire merci, puisqu'elle n'est plus sur terre ?"

    Tatiana de Rosnay, Le Cœur d’une Autre
    éd. Le Livre de Poche, 1998, éd. Héloïse d’Ormesson, 2009, 282 p.

    http://www.tatianaderosnay.com

    Voir aussi : "Tatiana de Rosnay, son œuvre"
    "Premiers fantômes"

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  • Perdu au milieu des elfes

    fantasy,elfe,centaure,christine ringuet,romanElfes, licornes, hippogriffes, nains, centaures ou dragons : rien ne manque dans ce petit roman de fantasy qu’est La Constellation des Elfes, écrit et auto-édité par Christine Ringuet (Amazon).

    Dans le pays de Galiaé, un jeune homme, Kalen, recueille accidentellement une elfe et sa licorne. En quelques heures, sa vie ennuyeuse et pleine de frustration prend un tour féerique, dans tous les sens du terme. C’est aussi l’occasion pour lui de vivre sa va vie avec des créatures fantastiques et dans des pays pas moins imaginaires.

    On accroche ou pas à ce premier roman, relativement court pour un livre de fantasy (environ 200 pages). Les amateurs se laisseront conduire en douceur dans cette quête initiatique qui se laisse goûter sans honte.

    En début d’année, Christine Ringuet a publié son deuxième roman, Eléanor X (auto-édité lui aussi).

    Christine Ringuet, La Constellation des Elfes, Amazon, 2018, 205 p.
    https://www.facebook.com/christine.ringuet.7

    Voir aussi : "Taddeuz à l’école des sorciers"

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  • Ça restera entre nous

    Je vous avais parlé, il y a quelques mois, de Spirales, le roman hitchcockien de Tatiana de Rosnay sorti en 2004. À partir de cette semaine, Arte propose l’adaptation de ce thriller psychologique, feutré et cruel à souhait, sous le titre de Tout contre Elle.

    Hélène Dewallon (Astrid Whettnall), l’épouse enviée d’un notable et homme politique lyonnais quitte précipitamment l’appartement de son amant Sven après une rencontre amoureuse qui vient de se terminer dans le drame. Sven vient de mourir brutalement, terrassé par une attaque. Mais Hélène, dans sa fuite, a laissé ses papiers d’identité que récupère Alice Mercier (Sophie Quinton), la femme de ménage de Sven. Elle prend contact avec sa maîtresse pour les lui rendre. S’engage entre les deux femmes un jeu du chat et de la souris, sur fond de chantage, car Alice a des pièces compromettantes qui menacent de tout détruire dans la vie rangée et impeccable d’Hélène Dewallon. Voilà qui est d’autant plus fâcheux qu’Henri, son époux, se lance dans une ambitieuse campagne électorale.

    Relations empoisonnées, lutte des classes et un véritable supplice chinois

    Pour l’adaptation du roman de Tatiana de Rosnay, Gilles Tauran et Gabriel Le Bomin ont choisi de déplacer l’histoire de Paris à Lyon. On perd la ville familière de l’auteure franco-britannique au profit de lieux plus modernes, plus aseptisés et plus lumineux. Les personnages déambulent dans des maisons, des appartements ou des galeries moins claustrophobiques que dans le roman, à facture simonienne, mais tout aussi inquiétants. Couloirs, escaliers et jeux de miroirs concourent à accentuer le climat de malaise dans ce thriller psychologique.

    L’adaptation s’étend assez peu sur l’adultère d’Hélène. Je parlais dans ma chronique sur Spirales d’"accouplement sauvage" pour ce qui n’était qu’un one shot, un "moment d’égarement" dans un lieu sordide. Ici, la personnage principale est dans une relation adultère suivie, comme elle le confie à son amie Lucie (Aurélia Petit). Autre entorse au livre : il n’est plus question d’immigrés roumains ou d’un simple chantage financier mais de relations empoisonnées, de lutte des classes et d’un véritable supplice chinois entre une femme de la grande bourgeoisie et une modeste femme de ménage.

    Sophie Quinton est parfaite dans ce rôle de petite souris timide se transformant en véritable vampire mental. Impossible de ne pas parler non plus des deux piliers de ce film : Astrid Whettnall et le prodigieux Patrick Timsit jouent à merveille les notables bourgeois pris dans un drame prêt à tout faire exploser, y compris leur famille – l’autre thème cher à Tatiana de Rosnay. Celles et ceux qui auront lu Spirales découvriront une autre fin pour cette adaptation. Une raison de plus de découvrir Tout contre Elle film que propose Arte en replay jusqu’au 14 mai 2019.

    Tout contre Elle, thriller psychologique de Gabriel Le Bomin, avec Astrid Whettnall, Sophie Quinton, Patrick Timsit et Aurélia Petit
    Calt Production / Belga Productions / Noon / Arte, France, 2018, 88 mn

    Disponible en replay sur Arte du 9 avril 2019 au 14 mai 2019
    https://www.arte.tv/fr/videos/077293-000-A/tout-contre-elle

    Voir aussi : "Juste un moment d’égarement"

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  • La petite musique de l'amour selon Kuy Delair

    Kuy Delair propose dans son roman La petite Musique de la Pierre (éd. Évidence) l'histoire d’une quête amoureuse qui est aussi le récit d'un parcours identitaire et une réflexion sur la liberté et le féminisme.

    Quynh est sculptrice, d’origine franco-vietnamienne, une "Eurasienne" comme elle le revendique. Cette artiste, qui a le sentiment d’appartenir non pas à deux cultures mais à un seul continent – l’Eurasie – propose dans les premières pages de son récit un singulier message sur le métissage, : "Le métissage était pour elle l’absence… Le vide vertigineux de l’inconcevable… Elle exécrait l’association des quidams qui mêlaient cuisine fusion et Eurasie… C’était à la mode d’être métisse, mais inconnu d’être eurasien… Les médias parlaient des mélanges, ce qui revenait à n’en parler d’aucuns…"

    Lorsque Quynh rencontre le saxophoniste Stéphane, elle sait d’emblée que leur couple sera placé sous le signe du yin et du yang : "Ils étaient le rouge et le noir, l’aube et le crépuscule du désir, un Ying et un yang débridés, lancés au galop dans l’étendue des affres brûlantes de la nuit." Les deux forment un couple hors-norme fait de peur de l’engagement, de fascination, d’attirance mais aussi de ratages, "une histoire de rencontre, une histoire de synchronicité ratée, une histoire ordinaire au final". Amour ou amitié passionnée ? "Ils bâtissaient l’édifice d’une amitié solide, un couple traditionnellement hors-norme, une impossibilité qui se construisait."

    Kuy Delair déroule son récit à la manière d’un torrent sauvage ("Ses désirs étaient aussi énigmatiques qu’une eau trouble, pure autrefois"). La pierre contre l’eau, la sculptrice contre le jazzman, la solidité et l’immobilité de la pierre que travaille la sculptrice contre l’aspect fuyant et le fluide de la passion amoureuse : le yin et le yang sont en jeu dans ce roman sur l’amour mais aussi sur la création : "Elle pouvait tailler la pierre, créer des ronds de bosse, polir sans relâche… La tyrannie de la matière ne lui permettait aucune indulgence… Le matériau savait, il dictait sa loi. La passionnée sculptrice se soumettait à ces aspérités contingentes, elle se faisait l’esclave de cet art ingrat…. La fluidité du chant lui semblait plus aérienne, plus inspirée."

    Quynh trouve dans le paganisme des réponses pour arriver à des rapports hommes-femmes apaisés

    Kuy Delair, d’une langue riche, subtile et sensuelle, et non sans ellipses, décline les mille et unes variations de la passion : l’attirance, la sidération de la rencontre, l’addiction, le vertige des étreintes (L’auteure sait décrire avec finesse ces moments : "Pris dans le trébuchement vertigineux de sa chute, il plongeait dans l’orgasme… Il embrassait la plénitude de l’extase… Il bandait de joie… Son érection ruisselait de bonheur"), les hésitations entre le désir de partir et celui de s’engager, mais aussi la jalousie. Son roman est un long et beau chant sur l’amour dont elle ne cesse de suivre les circonvolutions : "Elle aimait sans doute ces hommes non pas pour l’amour qu’ils auraient pu lui porter, mais pour l’amour qu’elle le leur portait… Amoureuse de l’amour, elle recherchait ses passions déchirantes, ces impossibles sentiments."

    Aux va-et-vient physiques viennent faire écho ceux de Stéphane puis de Quynh elle-même, incapables de d'engager mutuellement. Après avoir laissé son premier amant s’aventurer avec une autre femme, Amélia, l’Eurasienne est envoûtée par un autre homme, Glenn, un autre jazzman. Avec lui, la passion va être plus forte encore, plus profonde, mais pas moins compliquée. La confusion amoureuse – quand elle n’est pas sexuelle – guide le récit de Kuy Delair, tiraillée entre deux hommes et prise dans des courants contraires : "L’eurasiatique aux cheveux noir corbeau aurait aimé qu’ils soient là, tous les deux… Et elle ne les avait là, aucun des deux."

    L’histoire avec Glenn marque finalement le début d’une reconstruction sentimentale, même si elle passera par de nouveaux départs vers d’autres hommes, d’autres déceptions et d’autres engagements tenus ou non-tenus. La jeune femme veut devenir le pilote de son propre bateau : "Quynh vivait la vie comme un roman dans lequel tout était possible… Elle était la narratrice de son avenir et elle fluctuait au grès des événements tel un roseau qui fléchit, mais ne se rompt pas." Il est écrit plus loin : "Elle avait pris sa décision à contrecœur… Un matin, en se levant… Il fallait que cela cesse… que chacun reprenne le cours de sa vie. Elle ne pouvait plus osciller entre ces hommes comme tanguerait un navire fou sur les eaux."

    En remettant en perspective amour et passion ("Il y avait une tradition de la passion comme il y avait une tradition de la famille… L’amour était peut-être la possibilité de repenser les règles de la passion"), Kuy Delair parle aussi et surtout de liberté. Elle discourt sur le féminisme dans cette histoire sentimentale mais aussi sociale et engagée. Simone de Beauvoir est citée lors d’une scène au Parc Manceau ("La femme n’est victime d’aucune mystérieuse fatalité : il ne faut pas conclure que ses ovaires la condamnent à vivre éternellement à genoux"), mais l’auteure fait également référence aux traditions mésopotamiennes. À l’instar de son personnage, l’auteure engagée et "néo-féministe" (l’expression est de Patrick Lesage, en préface) trouve dans le paganisme des réponses pour arriver à des rapports hommes-femmes apaisés, des organisations humaines et humanistes solides et des sociétés où la sexualité ne serait plus un problème : "Quynh rêvait de sociétés néo-matriarcales dans lesquelles hommes et femmes seraient des féministes et des humanistes convaincus… La sculptrice ne croyait pas au règne d’un sexe sur l’autre, d’une génération sur l’autre, d’une race sur l’autre… Son credo était la différence sans hiérarchie." Qui n’adhérerait pas à ce credo ?

    Kuy Delair, La petite Musique de la Pierre, Évidence Éditions, 2018, 152 p.
    http://www.kuydelair.com
    https://www.facebook.com/KuyDelairKDL
    www.evidence-editions.com

    Voir aussi : "Païenne à Paris"

    © Hubert Bourgeois 2009

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  • Premiers fantômes

    Avec le recul, et au regard du parcours de Tatiana de Rosnay, il y a une certaine excitation à se pencher sur le tout premier livre de l’auteure franco-britannique, L’Appartement témoin (éd. Livre de Poche).

    Nous sommes en 1992 et le public découvre le roman d’une certaine Tatiana de Rosnay : un nom qui n’est pas inconnu et qui renvoie à son oncle Arnaud de Rosnay, figure légendaire de la planche à voile disparu en mer à l’âge de 38 ans, à l’épouse de ce dernier, Jenna de Rosnay, championne de planche à voile mais également mannequin, et surtout à Joël de Rosnay, scientifique et chroniqueur radio. Voilà donc la petite dernière, Tatiana de Rosnay, émergeant dans le milieu des lettres. Son premier roman contient en germe l’essentiel des thèmes que développera l’auteure par la suite : la mémoire des lieux, les disparus, la famille et ses secrets.

    L’Appartement témoin suit, dans des chapitres alternant le "il" et le "je", un homme approchant de la soixantaine. Divorcé et père de Camille, une jeune fille sur le point de s’émanciper, il porte un regard amer sur ses échecs passés et sur un avenir peu reluisant. Il choisit de déménager dans le lieu le plus impersonnel qui soit : un appartement témoin. "Il semblait fait sur mesure pour ceux qui vivent seuls, par choix, par nécessité ou destinée, et qui ne comptent qu’une brosse à dents au-dessus du lavabo."

    Un récit qui n’est pas tant celui d’une chasse aux fantômes que d'une reconstruction de soi

    C’est pourtant dans cet endroit, a priori sans passé, que le nouveau locataire voir surgir à plusieurs reprises deux fantômes : une jeune femme jouant du piano et une fillette à ses pieds. Abasourdi puis curieux, l’homme entreprend des recherches et découvre qu’à l’emplacement de son immeuble, une bâtisse plus ancienne abritait une pianiste, une certaine Adrienne Duval, disparue depuis. Par contre, sa fille pourrait bien être toujours vivante. Il découvre son prénom, Pamina – comme la personnage de La Flûte enchantée de Mozart. Une première piste conduit le locataire de l’appartement témoin jusqu’à New York, puis à Venise. L’homme décide de poursuivre son enquête, certain qu’elle changera sa vie.

    Est-il possible que des morts puissent vous donner des clés pour vivre ? Tatiana de Rosnay répond par l’affirmatif dans un récit qui n’est pas tant celui d’une chasse aux fantômes que d’une découverte de secrets enfouis et d’une reconstruction de soi.

    Cette reconstruction passe dans le roman par des rencontres inattendues, dont la sculpturale Iris Gapine, l’influente rédactrice en chef new-yorkaise Sharon Elizabeth Gardiner, l’ancienne mannequin Jessica Parker, Adrian Hunter, le fils de Pamina, la gouvernante Véronique Barbey, mais aussi Camille, la propre fille du locataire de l’appartement témoin qu'il semble redécouvrir.

    Nous parlions de l’importance des lieux. Outre cet appartement, l’enquête menée par notre homme le conduit dans des lieux que Tatiana de Rosnay prend plaisir à nous faire découvrir en nous prenant par la main : Paris, New York et surtout Venise. Car c’est dans cette cité italienne que s’achève cette quête improbable. Une quête complètement folle, faite de découvertes - dont celle de Mozart, qui n’est pas la plus anodine.

    Tatiana de Rosnay, L’Appartement témoin, éd. Livre de Poche, éd. Fayard, 1992, 313 p.
    http://www.tatianaderosnay.com

    Voir aussi : "Tatiana de Rosnay, son œuvre"
    "Elle s’appelait Anna"

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  • Couleur café

    Un accident de circulation en plein cœur de Paris : voilà l’élément déclencheur de Moka, un roman que Tatiana de Rosnay a publié environ un an avant son best-seller Elle s’appelait Sarah. Moka a, par la suite, été republié chez Héloïse d’Ormesson.

    La victime est Malcom, un garçon d’une douzaine d’années qui, de retour chez lui un après-midi, se fait faucher par une voiture. Heureusement, des témoins étaient là et le véhicule est vite identifié : il s’agit d’une Mercedes d’une couleur café, moka, facilement identifiable : "J'ai écouté tout cela, cette voix inconnue qui grésillait dans mon oreille. Un accident. Malcolm. Délit de fuite. Je n'arrivais pas à poser les bonnes questions."

    La police apprend à Justine, la mère de l’enfant, qu’un couple était dans cette voiture et qu’une femme la conduisait. Pourtant, quelques jours après l’accident, l’enquête patine et Justine décide seule, puis avec le soutien de sa belle-mère anglaise, de partir à la recherche de cette automobile. Grâce au concours d’un policier, ses pas la mènent à Biarritz, alors même que Malcom est entre la vie et la mort.

    Avec Moka, Tatiana de Rosnay faisait une dernière incursion dans l’univers du roman policier : un drame, un ou des coupables, une enquête et une héroïne prête à tout pour découvrir la vérité, "comme un Petit Poucet désespéré, égaré sur un chemin de larmes." Les éléments sont bien là, tout autant que le rythme : il n’y a qu’à lire à ce sujet ces pages décrivant la traque de Justine au cœur de Biarritz ou encore la scène tendue dans le salon d’esthétique.

    Un état des lieux

    Moka échappe pourtant aux conventions du thriller, en dépit de l’écriture sèche et précise de l’auteure : l’enquête fait en effet rapidement place à l’introspection d’une femme passant en revue son existence : son couple, son mari, les grands secrets et les petites cachotteries, ses désillusions, son travail sa famille et sa belle-famille anglaise. Et puis, il y a la douleur d’une mère de famille, sur le point de perdre son enfant : "Être « en vie » : je comprenais à présent ce que cela voulait dire. Mais maintenant je savais que c’était la peur, la terreur, et les sensations les plus dures, les plus extrêmes, les plus aigües, les plus douloureuses qui véhiculaient cette vitalité inédite. Pas la joie. Pas l’amour. Pas la douceur. Pas la sérénité d’avant. Rien de ce que j’avais connu avant." Dans un roman aussi tendu, Tatiana de Rosnay ouvre des parenthèses lumineuses, voire cocasses, à l’exemple de la scène du parfum, d'autant plus absurde que Justine est à mille lieues de s’intéresser aux fragrances d’un parfum hors de prix.

    L’accident devient l’occasion pour cette femme de se transformer en enquêtrice mais aussi de faire un état des lieux de sa vie, au risque de remettre toutes les pendules à l’heure. "Comment les gens faisaient-ils pour tourner la page ? Les gens qui vivaient un malheur ? Les gens qui connaissaient le pire ? Comment faisaient-ils ? Peut-être qu'ils ne tournaient jamais la page. Peut-être que ces pages-là, les plus lourdes, les plus terribles, on ne les tournait pas. On devait apprendre à vivre avec. Comment ?" 

    Le voyage à Biarritz a tout d’un pèlerinage loin de Paris. C’est là aussi que cette mère de famille, anéantie par l’accident contre son fils, se lance dans une chasse, à la recherche de cette mystérieuse conductrice que des témoins ont vue. Sans dévoiler la fin ni l’issue de l’enquête, Justine dénouera l’histoire de cette voiture couleur café. Cette découverte sera aussi celle d’une autre femme, si différente et si semblable.

    Tatiana de Rosnay, Moka, éd. Héloïse d’Ormesson, 2016, 288 p.
    http://www.tatianaderosnay.com

    Voir aussi : "Tatiana de Rosnay, son œuvre" 
    "Je reviendrai te chercher"
    "Ne dors pas, ma belle"

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  • À la recherche du diable perdu

    Roman ou autofiction ? On serait bien en peine de caractériser le dernier opus de Kim Chi Pho, Le Clos des Diablotins (auto édité chez Amazon). L’auteure elle-même se refuse à définir le vrai du faux, et, en vérité, ce n’est pas cela le plus important.

    Kim Chi Pho signe, avec Le Clos des Diablotins, la suite des aventures de Linh Chao, ou Mademoiselle Numéro 11, qui est aussi le titre éponyme de son précédent livre (Amazon, 2017). Numéro 11 : comme la onzième enfants d’une fratrie de 12 frères et sœurs d’origines chinoise et vietnamienne, expatriés en Belgique durant les années 70. Le Clos des Diablotins est ce quartier dans la banlieue de Bruxelles où Linh Chao passe ses jeunes années.

    Kim Chi Pho fait se dérouler l'essentiel de son dernier roman à Paris, de nos jours, dans le contexte d’une enquête judiciaire qui concerne  Kamel Abdoul, un ami d’enfance. Linh Chao, une mère élevant seule ses deux filles, le croise par hasard dans un métro, alors que celui-ci se prépare à perpétrer un acte terroriste. Cela fait-il du Clos des Diablotins un roman noir et un thriller ? Non, car Kim Chi Pho ne met pas au centre de son intrigue cette enquête, pas plus que les motivations de son diable d’ami.

    Ce qui intéresse l’auteure est le rapport aux racines et au déracinement, comme à la manière de se construire dans un pays qui n’est pas le nôtre : que l’on pense, par exemple, à la découverte du climat belge pour des petites vietnamiennes qui n’avaient connu que des temps tropicaux : "Ma sœur numéro Neuf et moi portions des tongs. Le froid sciait nos pieds ainsi que le ferait la scie d’un bûcheron. La douleur s’amplifiait quand ils devenaient gelés."

    Des dialogues piquants

    Kim Chi Pho ne noircit pas la pauvreté, pas plus qu’elle ne la magnifie : les souvenirs de Linh Chao sont ceux d’une enfance précaire mais où la débrouillardise, la solidarité et la soif de s’en sortir rythment des existences malmenées. Pour cette auteure belge aux origines vietnamiennes, l’humour est une réponse sèche au racisme. Kim Chi Pho n’est jamais aussi douée que lorsqu’elle se lance dans des dialogues piquants : "Putain, Linh ! Tu me fais chier avec tes « pourquoi ? » T’es vraiment con ou tes yeux sont trop bridés pour voir ? — Mes yeux bridés t’emmerdent connard !"

    Le lecteur se ballade dans un livre ne ressemble à rien d’autre : le thriller devient autofiction et récit d’apprentissage sur le thème de l’identité. Derrière le voile de la pudeur, les dialogues enlevés et aussi l’autodérision, se cache une profonde mélancolie, lorsqu’il est par exemple question de ces amis disparus, comme tombés dans des limbes : "La disparition mystérieuse de Rosa fit naître dans mon imagination d’innombrables scénarios macabres, entre autres celui dans lequel les parents de Joerg la découpaient en mille morceaux, puis les jetaient dans le lac Léman."

    Et voilà comment ce qui devait être une enquête sentimentale se transforme en quête mentale où la poésie n’est jamais absente : "Je suis liée à la lune comme les liens qu’elle tisse avec les marées. Souvent, au moment de mettre mes enfants au lit, je leur raconte les histoires que je connais sur la lune ; quelquefois, je les invente. Bulle préfère ma version, celle d’une petite fille abandonnée qui se transforme en loup-garou et dévore les méchants avant de rejoindre sa nouvelle famille à la Vallée-aux-Loups."

    Kim Chi Pho, Le Clos des Diablotins, Amazon, 2018, 273 p.
    www.facebook.com/mademoisellenumero11

    Voir aussi : "Alice Zeniter et les trois âges de la vie"

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