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roman - Page 23

  • Zombie, fais moi peur

    Bertrand Crapez, qui avait commencé à sévir dans la fantasy avec le cycle Chronique des Prophéties oubliées (éd. Zinédi), se mue en auteur féroce et gore avec 1, 2, 3... Zombies ! (Livr’S Éditions). Ces chroniques fantastiques, post-apocalyptiques et grinçantes s’emparent d’un sujet désormais classique : celui du zombie et de la contamination des humains par des créatures qui ne sont finalement pas si éloignées de nous.

    En l'espace de quelques mois, les habitants de notre belle planète bleue tombent comme des mouches, victimes d’un virus créé dans un laboratoire du Jura et se présentant sous la forme d'un joli liquide... bleu.

    Bertrand Crapez nous fait grâce de la figure du héros survivant et courageux à la Walking Dead : dans son roman, la seule issue pour ses personnages est la mort atroce ou une contamination pas plus glorieuse. 1, 2, 3… Zombies ! ne fait pas dans la demie-mesure : il n’y a rien à sauver de cette humanité dont la sanglante et joyeuse apocalypse est prétexte à assouvir les plus bas instincts : jalousie, cupidité, vengeance et pouvoir.

    Car voilà sans doute ce qui fait le vrai sel de ces chroniques : l'auteur brosse à gros traits, avec une énergie et un enthousiasme communicatif, une comédie humaine cruelle, sanglante mais aussi à l'humour noir assumé. Le zombie fait figure de révélateur de nos faiblesses et de notre capacité à nous surpasser dans l'odieux. Bertrand Crapez n'épargne personne : les scientifiques apprentis sorciers à l'origine de la contamination, les généraux et les hauts fonctionnaires bien décidés à étouffer l'apocalypse sur le point de se répandre ou ces professionnels de télévision qui ont réussi à faire de l'invasion de zombies un programme de télé-réalité à succès.

    Le lecteur se régalera avec quelques chapitres poussant loin l'humour noir et le gore digne de Bad Taste : un maire cynique et ambitieux contaminé de la plus grotesque des manières, des mafieux russes aux prises avec une zombie plus farouche qu’on ne le croit, ou bien cette scène surréaliste de tournage par un réalisateur italien autant mégalomane qu’inconscient.

    Digne de Bad Taste

    Comme souvent, le zombie, dont on aime être effrayé, cristallise nos pires pulsions. Bertrand Crapez, en le lâchant dans les rues, en fait presque notre égal, à peine plus monstrueux, à l'exemple de ce professeur frustré dans l’une des meilleures chroniques de son livre, "Un simple incident administratif".  

    Le lecteur retrouvera également des clins d'œil à l'actualité récente, que ce soit ces références aux migrants, au mur de Trump ou à une présidente de la République, copie conforme de Marine Le Pen.

    Bertrand Crapez se montre audacieux et pugnace dans ces chroniques d'une apocalypse qu’il prend un malin plaisir à étaler dans le temps et l’espace. C’est ainsi que le récit d'une boulette dans un laboratoire paumé du Jura devient un cataclysme universel. Les zombies à la Romero deviennent, après un passage dans un monde digne de Terminator, des Aliens catapultés dans Star Wars. Et voilà comment l’auteur d’héroïc fantasy se transforme, le temps d'un roman endiablé, en chroniqueur d’anticipation, de SF et de space opera.

    Encore une histoire de mutation qui a réussi, en somme.

    Bertrand Crapez, 1, 2, 3… Zombies !, éd. Livr’S Éditions, 2018, 173 p.
    https://www.facebook.com/bertrand.crapez
    http://lheritierdarthur.zinedi.com

     

  • La bête doit mourir

    C’est le fait d’arme le plus important et le plus spectaculaire de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale : l’assassinat du haut-dignitaire nazi, Reinhard Heydrich, le 4 juin 1942 à Prague. Celui que l’on surnomme toujours HhhH, "Himmlers Hirn heisst Heydrich" (en français : "Le cerveau de Himmler s'appelle Heydrich") avait un rôle central dans l’appareil nazi : directeur de la RSHA (Reichssicherheitshauptamt), vice-protecteur de la Bohême-Moravie à sa mort (surnommé à ce titre "le bourreau de Prague"), il fut aussi responsable de la Gestapo, créateur des sinistres Einsatzgruppen chargés des tueries de masse en Europe de l’Est et en Union soviétique (la Shoah par balles), avant de planifier à partir de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, la Solution finale contre les juifs. C’est dire l’importance d’un homme fanatisé, violent ("L’homme au cœur de fer") et capital dans la machinerie de mort nazie.

    Début 1942, Londres envoie à Prague deux agents, le slovaque Jozef Gabčík et le tchèque Jan Kubiš, afin de mettre en place l’opération Anthropoid. Les deux hommes ont la difficile mission d’assassiner Heydrich. Dans un pays mis sous coupe réglée par les dignitaires nazis, la mission réussit, non sans des conséquences désastreuses : les villages de Lidice et de Lezaky sont rayés de la carte et des milliers de victimes tchécoslovaques sont tués en guise de représailles.

    Sur cet événement important mais mal connu en France, Laurent Binet en a tiré un livre en 2010, HhhH (éd. Grasset). Contre toute attente, ce premier roman reçoit un accueil enthousiaste, public et critique. Le jeune écrivain a fait de ce récit historique une matière littéraire passionnante, dans laquelle le narrateur – et l’auteur – parle de la difficulté à relater une histoire hors-norme. À la fois essai, roman historique et autofiction, HHhH est plus que convainquant : un premier roman magistral et passionnant de bout en bout.

    L’homme au cœur de fer

    L’an dernier, ce livre a fait l’objet d’une adaptation qui était très attendue. Cédric Jimenez s’est attelé à cette tâche, avec Rosamund Pike dans le rôle convaincant de l’épouse d’Heydrich. Las, le parti-pris de Laurent Binet – allier la grande histoire et les questionnements sur l’indicible – sont passés à la trappe. HHhH suit de manière efficace le parcours du dignitaire nazi dans une première partie, avant de s’intéresser aux deux résistants tchèque et slovaque. Le réalisateur ne nous épargne par les exactions après l’assassinat de la tête pensante de la Solution Finale, notamment lors de la destruction de Lidice, "l’Oradour-sur-Glane tchèque."

    En 2016, un autre film, plus confidentiel, a traité de cet événement. Opération Anthropoid, de Sean Ellis, se concentre cette fois sur les six mois qui ont précédé l’attentat contre Heydrich, en suivant la préparation, les atermoiements et la vie quotidienne de Gabčík et Kubiš. Tourné sans grand moyen, avec cependant la présence à l’écran de la lumineuse Charlotte Le Bon dans le rôle d’une complice investie, Opération Anthropoid a les qualités du film d’espionnage. Heydrich n’apparaît que fugacement, lors de l’attentat. Ce long-métrage a des accents hagiographiques en ce qu’il suit deux résistants pugnaces, héroïques et lancés dans une opération désespérée.

    On peut se féliciter que ce fait d’arme exceptionnel de la résistance tchèque soit revenu au-devant de l’actualité. Cependant, les deux films, très différents dans leur facture – mais tous deux dominés par deux actrices exceptionnelles, Rosamund Pike et Charlotte Le Bon – ne sont sans doute pas à la hauteur de l’événement raconté, et ce malgré les qualités de ces deux œuvres. Il reste le roman de Laurent Binet, traduit dans le monde entier, notamment en Tchéquie, et qui demeure l’œuvre de référence pour comprendre l’assassinat de Reinhard Heydrich par Jozef Gabčík et Jan Kubiš.

    Laurent Binet, HHhH, éd. Grasset, 441 p., 2010
    HHhH, de Cédric Jimenez, avec Jason Clarke, Rosamund Pike, Jack O'Connell, Jack Reynor, Mia Wasikowska et Thomas M. Wright, France, 2017, 120 mn
    Opération Anthropoid, de Sean Ellis, avec Jamie Dornan, Cillian Murphy, Charlotte Le Bon et Toby Jones, Grande-Bretagne – France – Tchéquie, 2016, 120 mn

  • Loup, où es-tu ?

    Nous avions laissé Thierry Berlanda au Nigéria avec Naija (éd. Du Rocher), un sombre et beau thriller d’anticipation dans lequel il était question de crimes sordides, de capitalisme et de manipulations génétiques. Cette fois, c’est à Sancerre, au cours du XVIe siècle, que l’écrivain et philosophe français a situé l’intrigue de son dernier roman L’Orme aux Loups (éd. De Borée).

    En plein règne d’Henri III, Fondari, un montreur d’ours itinérant, débarque avec son animal dans la petite ville du Berry, déchirée par les luttes intestines entre le seigneur des lieux et son bailli, et surtout traumatisée par les terribles guerres de religion.

    Quelques heures après l’arrivée du voyageur et de sa bête, une fillette disparaît, avant un premier meurtre. Ce n’est que le début d’une série sanglante. Le coupable est tout trouvé, d’autant plus que l’animal a disparu. Le montreur d’ours est donc arrêté. Un jeune homme intervient pour lui apporter son soutien : il s’agit du fils du comte de Sancerre, Joachim Bueil. Les deux hommes se lient dans une course à la montre épique.

    Polar historique pendant les guerres de religion

    Dans son polar historique, Thierry Berlanda réussit le tour de force de nous surprendre et de nous faire voyager dans un monde à la fois sombre, inquiétant et digne des contes et légendes. Le personnage du montreur d’ours est bien entendu le principal supplément d’âme du livre. Parler des guerres de religions et de ses conséquences est l’autre bonne idée de cet ouvrage : la série de conflits épouvantables qui ont ensanglanté l’Europe au XVIe siècle vient exacerber les animosités du fascinant bailli Danlabre, du comte Bueil et du curé Jacquelin.

    Thierry Berlanda, philosophe autant qu’écrivain, délaisse l’action brute au profit d’une intrigue intelligente et rondement menée où se mêlent politique, manipulations et religions, le tout dans une langue finement travaillée. La vérité saura, comme il se doit, surgir grâce à la sagacité d’un bailli caractériel, insupportable de roublardise et à la réputation sulfureuse.

    Pari réussi donc pour ce polar d’à peine 200 pages, intelligemment mis en scène dans une France minée par les guerres de religion.

    Thierry Berlanda, L’Orme aux Loups, éd. De Borée, 2017, 196 p.
    "Naija ou mutations en chaîne"

  • L’abîme est bordé de hautes demeures

    éric vuillard,allemagne,nazisme,hitler,munich,anschluss,autriche,goncourt,romanLe titre de cette chronique reprend l’une des phrases qui clôt le roman L’Ordre du Jour (éd. Actes Sud, prix Goncourt 2017). Sur une période historique bien connue et enseignée dans tous les lycées – l’escalade irrésistible vers la seconde guerre mondiale – le court, dense et passionnant ouvrage d’Éric Vuillard relate les faits d’armes diplomatiques, les lâchetés politiques comme les combines économiques qui ont donné quitus à Hitler et ses sbires pour avancer leurs pièces jusqu’au déclenchement du conflit planétaire en 1939.

    Le roman s’ouvre et se clôture sur les liens entre les pontes de l’industrie allemande (et ces fleurons bien connus : Krupp, BMW, Siemens, IG Farben ou Schell) et les responsables nazis pour une alliance qui se voulait gagnante-gagnante : aux uns des marchés assurés (pendant la future guerre, les entreprises alliées aux nazis bénéficieront également d’une main d’œuvre servile), aux autres un soutien financier capital, à quelques mois des élections de mars 1933 qui verront arriver Hitler à la Chancellerie.

    Un accord faustien

    Cet accord faustien est le premier acte d’une sorte de partie d’échecs à l’échec européenne. La suite a lieu dans les couloirs feutrés de la diplomatie. Elle a pour enjeu l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne. Éric Vuillard suit heure par heure les discussions, les manœuvres, les parties de poker-menteur, les mensonges, les dissimulations et surtout la lâcheté des pays occidentaux – France et Grande-Bretagne en tête – lorsque l’Anschluss de 1938 devient une réalité. Une réalité qui prend toute son apparence à la fois pathétique et cruelle lorsque l’auteur nous parle de l’invasion chaotique et picaresque de l’invasion, comme des drames humains qui se jouent en Autriche parmi la population juive. Il faut notamment lire cet ahurissant passage sur l’histoire des factures de gaz impayées à Vienne.

    Sous la plume d’Éric Vuillard, la diplomatie n’est plus qu’un jeu de dupe, une pièce de théâtre tragi-comique et surtout un instrument terrible au service d’une catastrophe humaine annoncée, et qui sera finalement validée par les accords de Munich le 29 septembre 1938. Hitler vient de gagner sa partie d’échecs. Plus rien ne pourra l’arrêter. On connaît les propos lucides d’Édouard Daladier à son retour d’Allemagne, lorsqu’à Paris une foule immense acclame le traité signé sensé sauver la paix : "Ah, les cons ! S’ils savaient !"

    Éric Vuillard, L’Ordre du Jour, éd. Actes Sud, 150 p. 2017

  • Que vaut le dernier Dan Brown ?

    Sauf à être totalement réfractaire, lire un Dan Brown est une vraie expérience en soi. Souvent imité, jamais égalé, le romancier américain est le maître des thrillers mêlant crimes, ésotérisme, sciences, arts et religions. Son dernier roman, Origine (éd. JC Lattès), respecte ce cahier des charges. On en demande pas plus. Mais au final, que vaut le dernier opus de Dan Brown ?

    Un personnage récurrent refait son apparition dans Origine : Robert Langdon, professeur en symbologie - et immortalisé à l'écran par Tom Kanks. Notre scientifique se mue une nouvelle fois encore en détective lors d’un voyage en Espagne. Son ami et confrère Edmond Kirsh, brillant futurologue et athée convaincu, est assassiné en plein cœur du Musée Guggenheim de Bilbao alors qu’il s’apprêtait à dévoiler au monde entier les résultats de recherches révolutionnaires. Ses révélations menaçaient à ce point de défriser les religions que les regards se portent en direction d’un prélat bien installé au sommet du pouvoir espagnol. Robert Langdon n’a que quelques heures pour découvrir les secrets de son ami. Le professeur prend son son aile la sémillante Ambra Vidal, directrice du Guggenheim et future reine espagnole. Ensemble, ils partent en en direction de Barcelone grâce à l’aide de Wilson, l’assistant très particulier d’Edmond Kirsh.

    Un excellent objet publicitaire pour Barcelone

    Courses poursuites, menaces d’un meurtrier insaisissable aux lourds secrets, suspects trop parfaits, neurones fonctionnant à plein : Dan Brown construit son intrigue avec le talent qu’on lui connaît. Menée tambour battant, la fuite du couple permet une visite en quatrième vitesse de l’Espagne et de la capitale catalane. Bilbao et son Guggenheim, Madrid et les palais royaux, Barcelone et les monuments de Gaudí : à coup sûr, les responsables touristiques espagnols trouveront dans ce Dan Brown un excellent objet publicitaire, comme cela l’avait été pour Paris avec le Da Vinci Code.

    Par ailleurs, comme souvent le thriller chez Dan Brown est un moyen de créer une intrigue autour de sujets a priori irréconciliables : religions et sciences, arts et techniques, informatique et symboles. Le tout avec un sens de la vulgarisation qui est à saluer.

    Soyons cependant honnête : bien que de bonne facture, Origine n’atteint pas le niveau qu’avait eu en son temps Da Vinci Code (je parle bien du livre, et non pas de sa version ciné très décevante). Il est vrai que l’on part de loin. Dans Origine, le secret découvert par Robert Langdon et Ambra Vidal pourra laisser le lecteur sur sa faim. Si surprise il y a, elle est plutôt à chercher du côté de l’une des plus belles trouvailles de l’auteur américain : cet étrange et fascinant Wilson.

    Si l’on ajoute enfin que le Dan Brown se lit d’une traite, voilà qui pourra malgré tout finir de convaincre celles et ceux à la recherche d’un bon – et intelligent – polar.

    Dan Brown, Origine, éd. JC Lattès, 2017, 566 p.
    http://danbrown.com

  • Il faut capturer Mengele

    nazisme,aushwitz,eichmann,brésil,argentine,paraguay,amérique du sud,allemagne,roman,josef mengeleJosef Mengele représente une figure hors du commun dans l’histoire de la Shoah. D’abord pour ses responsabilités pendant la seconde guerre mondiale : fonctionnaire nazi fanatique et zélé, il fut nommé médecin en chef à Auschwitz de 1943 à 1945, une fonction qu’il occupa en véritable docteur Mabuse, envoyant à la mort des centaines de milliers de déportés. Ensuite par la manière dont il est parvenu à disparaître de la circulation après 1945. De ce point de vue, son itinéraire de fuyard est symptomatique des lacunes de la dénazification après la seconde guerre mondiale.

    Olivier Guez raconte dans son roman historique, La disparition de Josef Mengele (éd. Grasset, Prix Renaudot 2017), le parcours clandestin de cette sinistre figure de la Shoah, des quartiers sinistres de Buenos Aires jusqu’à une ferme isolée de Nova Europa, en passant par le Paraguay de Stroessner ou l’Uruguay. C’est notamment là que Mengele épousa en 1958 en seconde noce Martha, sa propre belle-sœur.

    En véritable détective, Olivier Guez nous prend par la main pour nous entraîner sur les pas du criminel de guerre, certes condamné par contumace, mais qui réussit grâce à ses nombreux soutiens en Amérique latine comme en Europe, à échapper à ses juges. En 1956, l’ancien médecin en chef et bourreau d’Auschwitz va même pouvoir revenir en Europe quelques mois pour voir ses proches, dont son fils.

    Il épouse en 1958 sa propre belle-sœur

    Le lecteur découvre, effaré, une idéologie nazie bien vivace, que ce soit dans l’Argentine péroniste ou dans une RFA traumatisée mais peu encline à véritablement aider à la chasse aux criminels de guerre. En Amérique latine, les anciens fonctionnaires ou militaires du IIIe Reich peuvent trouver des soutiens ou, à tout le moins, de l’indifférence, sinon de l’indulgence.

    À partir de 1960 et l’arrestation d’Eichmann, les choses se corsent cependant pour Mengele qui s’angoisse à l’idée de tomber entre les mains du Mossad. Le nazi en fuite vit dans la peur et la paranoïa permanente, qui ne le quitteront qu’avec sa mort en 1979, au cours d’une noyade au Brésil, sur les côtes atlantiques.

    Olivier Grez signe dans avec ce roman historique un récit plus vrai que nature des trente années d’une vie clandestine, au cours de laquelle jamais Mengele ne manifestera le début d’un remord.

    Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele, éd. Grasset, 2017, 237 p.

  • Le complotisme est-il un humanisme ?

    Je sais ce que vous allez dire : le complotisme n’a pas excellente presse depuis 2001, lorsque les attentats islamistes contre Al Qaïda ont eu pour dégât collatéral de réveiller des mauvaises consciences tour à tour antisémites, anarchistes ou d’extrême-droite. Aujourd’hui, parler en public de complot c’est déjà se ranger dans un camp aux contours gris, sinon peu recommandable.

    Il y a pourtant un complot sur lequel il convient de s’arrêter. Il a récemment été mis au devant de la scène à l’initiative de Donald Trump. Le président populiste américain a pris une des rares décisions à saluer : celle de déclassifier 3100 documents secrets défense autour de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963. Il était temps.

    Le moins que l’on puisse dire c’est que plus de cinquante après la mort de JFK, les braises sont encore si chaudes que l’administration américaine – le FBI et la CIA en tête – est peu pressée de livrer au public les dernières documents sous scellés de ce meurtre. Elle se réserve d'ailleurs le droit de garder sous le coude quelques pièces jugées trop sensibles. "Sensibles pourquoi ?" se demandent comme un seul homme celles et ceux qui voient derrière cet assassinat autre chose qu’un coup de folie entrepris par un meurtrier solitaire obnubilé par des idées marxistes ?

    Certes, il y a toujours la version officielle : JFK a été assassiné par l’ancien marine Lee Harvey Oswald de trois coups de fusil tirés depuis le Texas School Book, une bibliothèque de Dallas, avant d’être arrêté dans la journée dans une salle de cinéma de la ville. Le coupable idéal est lui-même assassiné quelques jours plus tard par Jack Ruby, un personnage au parcours pour le moins trouble.

    Cette thèse, appuyée et soutenue par la commission Warren, est également défendue par Vincent Quivy dans son enquête Qui n’a pas tué John Kennedy ? (éd. Seuil) Le journaliste et écrivain malmène les théories complotistes des plus rocambolesques aux plus réalistes dans un essai aussi précis que tendu. En tordant le coup aux légendes d’un "coup d’État" fomenté par une administration conservatrice irritée par le jeune président américain, d’une opération menée par des barbouzes plus ou moins soutenus par la CIA ou d’une vengeance ourdie par les mafias, Vincent Quivy se fait l’apôtre de la version racontée par les manuels d’histoire : un assassinat ordinaire menée contre un personnage extraordinaire.

    D’où vient alors le malaise de la lecture de ce livre ? Sans doute à cette impression que les questions posées et les zones d’ombres sont chassées avec un mélange d’agacement, de froideur et d’ironie.

    Bien différente est la posture de Thierry Lentz qui, dans un essai documenté et épais, décortique jusqu’au moindre détail les faits et les circonstances de l’événement du 22 novembre 1963. L’Assassinat de John F. Kennedy (éd. Nouveau Monde) propose une lecture à plusieurs facettes d’un fait historique majeur de ces cinquante dernières années. Thierry Lentz souligne d’abord à quel point la société américaine des sixties, annihilée par une prospérité insolente, a pu accepter avec une certaine naïveté un crime commis par un jeune homme à la carrière bien mystérieuse : marine, passé à l’Est avec la même facilité qu’il est revenu dans son pays natal, ayant fréquenté aussi bien les cercles anti-castristes que pro-castristes, et capable de tirer à bout portant sur un Président à l’aide d’un fusil italien en mauvais état. L’auteur pose énormément de questions et le lecteur ne peut qu’en sortir pour le moins troublé : pourquoi la commission Warren a-t-elle toujours appuyé que JFK avait été tué par deux balles par l’arrière alors que le film amateur d’Abraham Zapruder – qui fut d’ailleurs longtemps caché du grand public – montre le Président touché par l’avant ? Comment expliquer le parcours intrigant de Lee Harvey Oswald  ? La théorie de l’homme au parapluie pourrait-elle cacher quelque chose ? Qui sont ces clochards arrêtés puis relâchés après le meurtre ? Pourquoi tant de zones d’ombres autour de l’autopsie du Président, au point que le rapport original a été brûlé dans la cheminée du médecin légiste ? Et pourquoi tant de morts brutales de suspects et de témoins dans les mois et les années qui ont suivi l’assassinat ?

    Ces questions ne sont pas nouvelles. Elles ont été soulevées à partir de 1965 par Jim Garrison, le District Attorney de La Nouvelle Orléans. Outre son témoignage écrit (On the Trail of Assassins), le travail de ce procureur minutieux et opiniâtre ont fait l’objet d’un film à succès d’Oliver Stone à la fin des années 80 (JFK - Affaire non classée). Jim Garrison pointe du doigt la responsabilité de l’administration d’État, et en premier lieu de Lyndon Johnson, vice-président en exercice sous Kennedy, devenu suite à son assassinat son successeur avant d’être élu Président un an plus tard.

    Alors, complot ou pas complot ?

    Durant les années 50 et 60, la société américaine corsetée et engourdie par des envies de consommation et de richesse, la parole officielle pouvait être rassurante. Marc Dugain revisite cette période dans Ils vont tuer Robert Kennedy (Gallimard). Sorti cet automne, ce roman auto- fictionnelle entend parler d’un autre crime célèbre – et d’un autre Kennedy. Il est encore question de complots, que l’auteur lie à sa propre histoire familiale (les décès de son père et de sa mère à un an d’intervalle). Il lie ces interrogations à une analyse forte et troublante de la contre-culture américaine. Marc Dugain transforme sa soif de vérité et sa recherche de complots – imaginaires ou non – à une véritable quête humaine, sinon humaniste, qui n’est pas exempte de paranoïa et de folie.

    Dans son livre dense et passionnant il est amplement question de ces complots qui ont touché une autre famille, les Kennedy et d’autres interrogations portant sur des personnages fondamentaux mais rarement évoqués dans les études sur l’assassinat de Dallas : que faisaient les futurs présidents George Bush, un familier de la CIA, dont il prendra la tête quelques années plus tard, et son fils George W. Bush dans cette ville ? Pourquoi une telle amnésie ?

    Autant de questions que l’ouverture des archives publiques américaines pourraient bien aider à éclaircir. À moins que le FBI et la CIA ne se gardent pour encore quelques années les documents les plus fondamentaux. Jusqu’au décès des derniers acteurs, George Bush en tête ?

    Vincent Quivy, Qui n’a pas tué John Kennedy ?, éd. Seuil, 2013, 285 p.
    Thierry Lentz, L’Assassinat de John F. Kennedy, éd. Nouveau Monde, 2010, 446 p.
    Jim Garrison, JFK, éd. J’ai Lu, 1988, 319 p.
    Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy, éd. Gallimard, 399 p.

  • La femme est l'avenir de l'homme planqué

    Durant la Grande Guerre, un soldat déserte en se travestissant en femme. Le synopsis du film d’André Téchiné, Nos Années folles, est la trame d’une autre œuvre, le roman de Frédéric Lenormand, Seules les Femmes sont éternelles (éd. de la Martinière). L’auteur des Nouvelles Enquêtes du Juge Ti (éd. Fayard) inaugure avec ce polar enlevé et haut-en-couleur une nouvelle série policière : Les Enquêtes de Loulou Chandeleur.

    Loulou Chandeleur est en réalité Raymond Février, brillant inspecteur de police que l’armée appelle pour venir mourir dans les tranchées. Très peu pour ce fin limier, bien décidé à faire le mort pour échapper à la patrie plutôt qu’à l’être vraiment dans la boue. Le fonctionnaire Ray déserte donc en disparaissant et choisit, avec la complicité de Léonie, une prostituée qu’il a tirée d’affaire, de se travestir en femme sous l’identité de Loulou Chandeleur.

    Et parce qu’il est un enquêteur hors-pair, c’est aussi comme enquêteur – ou plutôt enquêtrice – que Ray/Loulou réapparaît dans un Paris en guerre, vidé de ses hommes partis au front et peuplé de femmes devenus conductrices de tramway, ouvrières ou détectives privées. C’est justement une détective privée qui recrute Loulou Chandeleur pour l’agence qu’elle dirige depuis la mobilisation de son père. La sémillante mais inexpérimentée Cecily Barnett va former avec cette employée douée et tombée du ciel un duo détonnant.

    Leur première affaire concerne une étrange histoire de chantage : la baronne Schlésinger charge l’agence de détective de découvrir le maître-chanteur qui menace son fils Paul parti au front. Pour alléger le compte en banque de l’aristocrate bien sous tout rapport, le corbeau laisse sur son passage des macchabées. L’enquête mène Loulou et Miss Barnett dans des endroits interlopes et en compagnie de personnages peu recommandables, avant un dénouement inattendu.

    "Je suis avec vous mes sœurs"

    La vraie originalité de cette première enquête de Loulou Chandeleur réside dans l’histoire de travestissement, inspirée par l’authentique subterfuge du soldat déserteur Paul Grappe. Ici, Frédéric Lenormand en fait le point de départ d’un roman policier à la Arsène Lupin, virevoltant, ponctué de rebondissements, de traits d’humour et de dialogues qui font mouche. En endossant, pour sa survie, les atours que lui conseille Léonie ("Décidément, la femme était l’avenir de l’homme planqué."), Ray devient un semblable de celles qu’il considère très vite comme ses semblables.

    Métamorphosé, l’ancien policier élevé dans une société machiste découvre la réalité de ces Françaises tenant à bout de bras l’arrière d’un pays plongé dans une guerre inhumaine : "Sa mission était de se battre pour la vie. Cela pouvait très bien se faire en jupe, personne n’avait besoin d’un pantalon pour ça. Il regarda les femmes autour de lui, celle qui se lamentait, celles qui retournaient à leur travail, et se dit : « Je suis avec vous mes sœurs ! »"

    L’émancipation féminine est aussi au cœur de Seules les Femmes sont éternelles. Il y a par exemple cette scène de "sédition" au cors de laquelle Loulou et Cecily se muent en suffragettes au cours d’une investigation auprès d’ouvrières : "Miss Barnett (…) se sentait devenir la Cecily Engels de Loulou Marx."

    Devenu femme "dans un océan d’autres", Ray n’en reste pas moins un homme devant soigner sa couverture s’il veut vivre parmi les "survivantes", ce qui ne va pas sans dilemme : "Il avait le choix entre s’exiler dans des tranchées dépourvue de femmes ou rester ici sans pouvoir profiter de sa chance."

    Le lecteur se plongera enfin avec plaisir dans un polar à l’ancienne qui est aussi un roman historique pour sa peinture plus vraie que nature de la vie à l'arrière du front. Et parce que le crime ne s’arrête pas pendant la guerre, on peut faire confiance à Loulou Chandeleur et son amie Cecily Barnett pour mener à bien leurs enquêtes, que ce soit en jupon ou en pantalon.

    Frédéric Lenormand, Seules les Femmes sont éternelles,
    Une Enquête de Loulou Chandeleur
    , éd. de la Martinière, 286 p., 2017