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roman - Page 24

  • Alsacian fake story

    C’est d’une falsification dont il est question dans le roman de François Hoff, Floréal Krattz, écrivain inachevé (éd. Le Verger). Vraie fausse chronique, l’auteur nous raconte la création d’une imposture littéraire, décidée et pensée par quelques notables et intellectuels alsaciens. À l’instar du trio imaginé par Umberto Eco dans Le Pendule de Foucault, le narrateur se lance avec des congénères falsificateurs dans un canular pensé jusque dans ses moindres détails. L’objectif très sérieux  est d’offrir à l’Alsace une figure emblématique : "Nous allons discuter pour élire une personnalité-phare de la culture, de l’art ou de la pensée alsacienne. Ce sera un choix, forcément arbitraire, et qui ne portera pas nécessairement sur quelqu’un de très connu déjà."

    L’histoire de ce Floréal Krattz commence par la découverte d’un journal anonyme lors de travaux de rénovations d’un lycée de Strasbourg. Son auteur est un obscur professeur ou un pion qui a côtoyé la bonne société du XIXe siècle. Un mystérieux organisme de lobbying, soutenu en sous-main par les autorités régionales et organisé en société secrète, demande à des conjurés triés sur le volet de faire de ce journal le point de départ d’une fake story. Floréal Krattz sera sensé être une "figure positive, dans laquelle les Alsaciens puissent se reconnaître, et dans laquelle on puisse reconnaître les Alsaciens," pour "la construction cohérente et positive de l’Alsace." En bref, une sorte de marque déposée destinée "à améliorer l’image touristique de la région."

    Au terme d’un brainstorming, l’obscur écrivain, dont on a découvert le journal dans la quasi-indifférence, se voit affublé d’un état civil : Floréal Krattz. Cette créature aura vocation à devenir pour l’Alsace ce qu’était James Joyce pour Dublin, Shakespeare pour l’Angleterre ou Frantz Kafka pour Prague.

    La référence à l’auteur du Procès n’est pas innocente. Outre que Floréal Krattz porte les mêmes initiales que Frantz Kafka, il est aussi l’auteur d’un journal capital dans lequel l’obscur Strasbourgeois déplore son incapacité à produire et à publier des œuvres grandioses qui seront découvertes dans ce journal. "L’écriture du moi devient l’activité majeure de sa vie, et elle est, non pas l’accompagnement de son œuvre, mais l’œuvre elle-même." Le travail de faussaire pensé par les conjurés devient mieux qu’une machinerie destinée à duper : une création à part entière donnant vie à Floréal Krattz.

    Les auteurs tracent son parcours de vie, jusqu’à sa mort dans le chaos des bombardements de 1870. Les conjurés littérateurs produisent surtout des textes hétéroclites, l’essentiel de son œuvre littéraire qui serait tombée dans l’oubli : un roman historique (Fabricius ou les Partisans d’Altitona), un roman-feuilleton à la Eugène Sue (Les Mystères de Strasbourg, un ouvrage qui a en réalité été écrit en 2013 par… François Hoff), des références à un drame (Eticon), des poèmes, des cantiques ou des chansons écrits en français, en alsacien ou en allemand, des nouvelles fantastiques, mais également des enquêtes policières, un genre dont est spécialiste François Hoff.

    L’auteur fait de cette fake story alsacienne un roman plus vrai que nature sur un écrivain imaginaire du XIXe. Les références littéraires ne manquent pas : Alexandre Dumas, Eugène Sue, Fustel de Coulanges, Balzac mais aussi, plus proche de nous, Georges Perec, Umberto Eco ou Frantz Kafka.

    Ni génie, ni figure politique, ni intellectuel engagé, Floréal Krattz dépasse le stade du canular littéraire : le succès de ce monstre littéraire échappe à ses créateurs et finit par devenir une idole effrayante. Étrange destin pour cet écrivain alsacien raté promu au rang d’icône régionale, ce qu’un comploteur résume ainsi avec férocité : "Il est médiocre, touche-à-tout, indécis, éclectique, contradictoire. Vous vouliez en faire un Alsacien typique ? Vous l’avez."

    François Hoff, Floréal Krattz, écrivain inachevé (1828-1970), éd. Le Verger, 2017, 247 p.
    http://www.verger-editeur.fr

  • Frontières

    Un petit mot d’abord sur le titre du roman de Ragnar Jónasson, Mörk (éd. De La Martinière). En islandais, mörk désigne la frontière ou la marche frontalière. Il est vrai que l’intrigue de ce polar venu du nord se situe à Siglufjördur, à l’extrême nord de l’Islande. Dans ce village proche du cercle polaire, un meurtre impensable a lieu. Alors que le pays est à la frontière entre l’automne et l’hiver, l’inspecteur Herjólfur intervient aux abords d’une maison abandonnée. Un coup de feu retentit. Le policier est abattu.

    Son collègue Ari Thór (déjà apparu dans son précédent roman Snjór) est chargé de l’enquête dans ce coin reculé et, jusque-là, paisible. Secondé par l’inspecteur Tómas, le crime de l’inspecteur Herjólfur pourrait bien être le révélateur de lourds secrets : celui de cette maison bien entendu, mais aussi ceux du maire Gunnar Gunnarsson, de sa collaboratrice Elín et de quelques notables de la région.

    Entre chien et loup, Mörk déploie à partir d’une intrigue policière a priori classique un ensemble de tableaux tragiques, ponctués par des extraits d’un journal intime qui viendra éclairer les circonstances du drame. À la frontière du polar et du roman intime, le livre de Ragnar Jónasson, multi-récompensé, nous murmure à l’oreille des histoires de vies brisées, de mensonges destructeurs, de cachotteries cruelles et de soifs de rédemptions.

    Mörk prouve aussi que le polar venu du froid a encore beaucoup à nous raconter.

    Ragnar Jónasson, Mörk, éd. De La Martinière, 326 p., 2017

  • La vie sexuelle de Laura L.

    Récit, roman, ou autofiction ? La catégorie du livre de Laura Lambrusco, Comment j’ai raté ma Vie sexuelle (éd. Act), importe sans doute moins que la facture décomplexée d’un ouvrage à la langue aussi verte qu’un gazon irlandais et aussi pétillant qu'un verre de lambrusco.

    En 14 chapitres, cette auteure qui n’a pas froid aux yeux dévoile tout de ses frasques amoureuses, de ses parties de jambes en l’air et de sa vie sociale régie par les petits boulots, les fins de mois difficiles et les amants et maîtresses de passage.

    A l’instar de Catherine Millet (La Vie sexuelle de Catherine M.), mais avec plus de légèreté et de verve, Laura L. ne cache rien du sexe dont elle a exploré les moindres recoins, dans toutes les positions et avec à peu près n’importe qui. Voilà qui fait d’elle quelqu’un de tout indiqué pour nous parler "sérieusement" du sujet le plus universel, le plus partagé mais aussi le plus caché : "La baise, l’amour, les pratiques bizarres, l’exclusivité sexuelle dans le couple, la bisexualité, l’homosexualité, la beauté, la branlette, l’enculage, le cocufiage, le mariage, les gosses, le boulot, les boîtes à partouze… et encore tout un tas de questions qui font chier, au fond, parce qu’elles dérangent l’ordre social plus que nous-mêmes."

    Et pour déranger, Laura L. en dérangera sans doute quelques-uns. D’abord par son style, un argot que la belle revendique : "L’argot, pour plein de choses, c’est mieux que le langage châtié, qui a parfois tendance à être un langage châtré." Cette langue assumée et travaillée à la Cavanna nous rend immédiatement familier cette bonne copine qui a décidé de ne rien cacher de ses fantasmes comme de ses coups d'un ou plusieurs soirs.

    L’auteure ne se contente pas de dresser un tableau de chasse de ses conquêtes masculines et féminines. Elle esquisse aussi quelques jolis portraits, tour à tout émouvants, singuliers ou pathétiques des hommes et des femmes qu’elle a croisés. Parmi ceux-ci, figure en première place Paulette, le rare personnage tragique de ce roman. Cette modeste caissière de supermarché est l’antithèse de Laura : quinquagénaire cataloguée comme "pas très jolie" mais au cœur d’or, fière et éprise d’idéal amoureux.

    Contrairement à Paulette, Laura s'écarte de ce destin tragique toute tracée. Elle n’est pas du bois dont on fait les femmes soumises, frustrées ou méprisantes pour ses contemporains. Elle aime le sexe, jusqu’à tenter les expériences les plus diverses : adultères en chaîne, lesbianisme, sodomie, escort-girl, boîtes de nuit ou strip-teases pour particuliers. Une vie sexuelle bien réussie en un sens… mais aussi ratée : en empruntant des chemins de traverse, notre Laura choisit en toute connaissance de cause la marginalité. Et même lorsqu’elle décide de suivre une "voie vertueuse", par exemple un modeste travail de secrétariat, "grâce à magnifique curriculum vitae, à peu près entièrement faux, mais qui reprenait point pour point ce qu’ils demandaient dans l’annonce", la belle expérimente une autre facette de la sexualité, glauque et scandaleuse, et qu’elle traite avec humour et férocité. Elle égratigne du même coup ces petits chefs qui pullulent en entreprise.

    Dans Comment j'ai raté ma Vie sexuelle, il est bien question de la "misère et grandeur" de cette vie faite de liberté mais aussi de solitude : Laura tire à boulet rouge sur la plupart des hommes qu’elle côtoie tout en se montrant en général bienveillante pour ses sœurs féminines, dont certaines ont d’ailleurs partagé un moment ou un autre son lit.

    Au final, Laura Lambrusco écrit dans les dernières lignes : "Voilà, vous savez tout et comment j’ai raté ma vie sexuelle. Et le reste aussi, ma vie professionnelle, affective, amoureuse, tout… Vous me trouvez pas humaine ? Très humaine ?" Cette ode à l’indépendance et à la liberté pourrait cependant se conclure par cette autre réflexion de notre bonne copine Laura, alors qu’elle vient d’abandonner son autoentreprise spécialisée dans le porno sur Internet au profit d'une carrière d’auteure : "Vous savez quoi ? Depuis, je suis heureuse et je me la coule douce." Une vie ratée ? Vraiment ?

    Laura Lambrusco, Comment j’ai raté ma Vie sexuelle, éd. Act, 2017, 126 p.
    http://www.editions-act.fr/lambrusco.html

  • Naija ou mutations en chaîne

    Naija, c’est le Nigeria, un pays vers lequel nous mène Thierry Berlanda, dans son thriller du même nom.

    Mais auparavant, c'est en France que débute Naija, avec comme point de départ une enquête policière à la facture faussement classique, et menée par un duo improbable.

    Jacques Salmon et Justine Barcella sont deux agents de la cellule ultra-secrète Titan. Lui est un vieux briscard rompu aux missions de barbouzes. Elle est une redoutable militaire cachant derrière son physique de mannequin une détermination à toute épreuve et une passion pour l'action.

    Lorsque ces deux là se rencontrent et font équipe, c’est pour se lancer dans un dossier épineux et particulièrement sensible. Le président d’une multinationale spécialisée dans l’agroalimentaire a été retrouvé sauvagement agressé puis jeté dans une bétaillère au milieu d'animaux. Nos agents très spéciaux sont chargés de dénouer ce qui s'apparente à une agression spectaculaire destinée à faire un exemple aux yeux du monde. Qui en est l'instigateur ? Que cache cet homme d'entreprise ? Qui tire les ficelles ? Salmon et Justine suivent la piste de trois mystérieuses femmes noires. L'enquête mène les deux limiers jusqu'à Marseille, avant que leur attention ne se porte sur le Nigeria. La résolution de cette affaire pourrait venir d'Histal, une multinationale prospère et tentaculaire, et de ses responsables, dont l'intrigant Seymour Silverstone.

    Dire que le roman de Thierry Berlanda réserve son lot de surprise est un euphémisme. Véritable page-turner, de fausses pistes en rebondissements, Naija se joue du lecteur en faussant la grille de lecture d'un thriller diablement malin et comme en perpétuelle mutation.

    Dès le début du roman, Thierry Berlanda nous place en terrain familier : une enquête, un crime sordide, un duo d'enquêteurs opposés, cyniques et pugnaces, un journaliste curieux et des secrets inavouables. Les premiers chapitres de Naija s'inscrivent dans la droite lignée du polar français "chabrolien" : notables et industriels englués dans une affaire qui les dépassent, petites frappes ou d'escrocs sans foi ni loi et dialogues incisifs à la Michel Audiard.

    Bientôt, à l'image des agents de Titan, le lecteur voit l'enquête suivre une piste inattendue. Déracinée de France, c'est au Nigeria que l'affaire va se jouer. Naija qui s'annonçait comme un polar à la Fred Vargas, prend une l'ampleur inattendue. Cette fois, il n'est plus seulement question de coups tordus, de secrets de petits-bourgeois ou de malfrats maîtres-chanteurs mais de crimes organisés à l'échelle planétaire et de manipulations scientifiques ahurissantes. Salmon et Justine pénètrent dans un univers inédit, au risque d'y laisser leur peau, et sans doute plus encore.

    Le lecteur est happé par ce thriller aux dimensions atypiques. Thierry Berlanda s'offre le luxe de passer, dans la deuxième partie de son ouvrage, du roman noir traditionnel au livre d'espionnage à la James Bond, avec son lot de criminels et de génies du mal. Comment ne pas voir dans la redoutable île Banana Island le fameux domaine du Dr No, avec Jacques Salmon en James Bond dans une situation désespérée et Justine en Ursulla Andress – en moins écervelée et plus cabotine ?

    Polar, puis roman d'espionnage, Naija mue de nouveau en livre d'anticipation, sur fond de manipulations génétiques et de nanotechnologies. L'Île du Docteur Moreau est comme transposée sur le continent africain, dans un pays chaud, contrasté et étouffant où les technologies les plus avant-gardistes et le capitalisme le plus débridé côtoient la misère la plus sordide. L'auteur a depuis plusieurs pages abandonné ses dialogues imagés à la Audiard pour une écriture à l'américaine, nerveuse et efficace, au service d'un message alarmant.

    Finalement, c'est en philosophe que Thierry Berlanda dresse le tableau d'une humanité cynique menacée par des sciences débarrassées de toute éthique. Un danger immense et terrifiant nous menace, nous prévient en substance l'écrivain qui conclue Naija sur le sol européen. Le dénouement de ce roman aux multiples mutations permet à l'auteur, dans les dernières pages, de prendre une nouvelle fois le lecteur à contre-pied, qui aura été manipulé jusqu'au bout par ce thriller mené tambour battant.

    Thierry Berlanda, Naija, éd. du Rocher, 431 p., 2017

  • Fils brisés

    L'écrivain, philosophe et universitaire Serge Doubrovsky vient de s'éteindre à Paris, le 23 mars 2017, à l'âge de 88 ans. Sa disparition ne fera sans doute pas la manchette des journaux, c'est pourtant un artiste exceptionnel - mais aussi controversé - qui mérite d'être honoré. 

    On doit à Serge Doubrovsky l'invention du concept d'auto-fiction, avec ses romans fracassants, La Dispersion (1969), Fils (1977), mais surtout Le Livre brisé (1989). le très stoïque Bernard Pivot avait, lors de son émission Apostrophe (13 octobre 1989), accusé l'écrivain d'avoir provoqué la mort de la propre compagne de Serge Doubrovsky.

    Bla Bla Blog avait chroniqué cet ouvrage il y a plusieurs mois. Retrouvez cette critique sur ce lien. Et Découvrez ou redécouvrez une œuvre exceptionnelle et, comme l'écrit Michel Contat dans Le Monde, "une des entreprises littéraires les plus passionnantes de son époque." Les auteurs d'auto-fiction perdent leur père spirituel.  

    "Un livre comme une vie se brise"

  • Retenez-moi ou le Valet de pique va faire un malheur

    joyce carol oates,stephen king,romanDans Le Valet de pique, le dernier roman de Joyce Carol Oates, l’écrivain Andrew J. Rush a deux visages. Pour tous, il est l’écrivain de polars à succès admiré qui ont fait de lui le "Stephen King du gentleman." C’est un homme de lettres qui a choisi de se consacrer à l’écriture dans sa vaste maison de Mill Brook House, loin des tumultes et des champs de sirène de New York. Mari exemplaire et notable considéré à Harbourton, modeste village dans le New Jersey, il ne manque pas de s’investir dans la vie locale comme dans des œuvres caritatives. Voilà pour le côté pile. Côté face, Andrew J. Rush cache un secret. Il a choisi d’écrire sous le pseudonyme du Valet de pique des thrillers sordides et violents. Personne ne connaît cette identité, pas même sa femme dévouée Irina, et encore moins leurs enfants.

    Sorti du néant, ce Valet de pique s’avère être un personnage encombrant mais également très utile ("Le Valet de pique avait une solution toute prête à tous les problèmes."). Lorsqu’une mystérieuse C.W. Haider intente un procès à l’écrivain irréprochable pour plagiat, Andrew J. Rush choisit de garder le secret à ses proches et de se défendre devant un tribunal : "Je suis une personne que les autres respectent, admirent, aiment. Je ne suis pas un vulgaire malfaiteur. Je ne suis pas un plagiaire. Vous ne me traînerez pas dans la boue !" L’accusatrice devient une ennemie mortelle. Le Valet de pique prend le dessus et entreprend de la débusquer et de la mettre hors d'état de nuire.

    Le dernier ouvrage de Joyce Carol Oates est un délicieux roman vénéneux, tranchant mais aussi teinté d'humour noir. L’auteure de Blonde fait de ce thriller une fiction kafkaïenne – kafkaïenne comme le procès surréaliste qui est imposée au narrateur au début du livre.

    L'affaire de plagiat ouvre une boîte de pandore terrible, libérant pulsions, fantômes du passé... et Valet de pique. Les secrets, les mensonges et la part d’ombre : voilà ce qui intéresse Joyce Carole Oates. Elle se montre féroce dans sa peinture d’un milieu américain cultivé, à travers le personnage de l'écrivain doué, modeste et bienveillant ("Tout le monde aime Andy Rush") et aspirant à une vie confortable. Le "monsieur Bien-sous-tous rapports" laisse au fil des pages son alter ego, le Valet de pique, s'imposer et devenir à la fois son adversaire et complice : "Admets-le, Andy Rush : tu es jaloux du Valet de pique. Et excité, et un peu effrayé." Joyce Carol Oates est habile et incisive lorsqu'elle entre dans l'intimité d'une famille bâtie sur les cachotteries, les dissimulations et les mensonges. Le faux-semblant et le trompe-l’œil deviennent la règle. Ainsi, Irina, la "chère femme", épouse dévouée, aimante et se pliant aux quatre volontés de son mari, s'avère être une femme blessée et frustrée par une carrière littéraire qui lui était promise et que son mari, moins doué qu'elle au départ, a comme vampirisée. Par ailleurs, ne trompe-t-elle pas son écrivain de mari, comme il le pense ? "Admets-le, Andy. Tu es fichtrement jaloux. Jaloux du Valet de pique, et de la femme. Et de cet Asiatique, Machin-Chose..." Lorsque la vérité éclate les dégâts sont considérables.

    Thriller impitoyable autant que fable moderne, Le Valet de pique peut également se lire comme un vibrant hommage à quelques grands noms de la littérature américaine, et en premier lieu à Stephen King, le "rival" imaginaire de Rush. Le dernier livre paru sous le pseudonyme du Valet de pique se nomme Fléau, en référence à l'ouvrage du même nom écrit par l'auteur de Shining. Shining est d'ailleurs mentionné par l'auteure géniale et facétieuse : elle imagine que ce classique de la littérature fantastique (1977) a connu une version antérieure (Glowering, 1974), écrite par cette mystérieuse C.W. Haider. Joyce Carol Oates brouille les cartes, se joue du lecteur, autant qu'elle adresse des clins d’œil appuyés à ses homologues : "Votre adversaire a également tenté de poursuivre, au fil des ans, John Updike et John Grisham, Norman Mailer et Dean Koontz, Peter Straub, James Patterson… et Dan Brown !"

    Outre la littérature fantastique (Edgar Allan Poe, Mary Shelley, Bram Stoker et bien entendu Stephe King), Le Valet de pique n'oublie pas de faire référence au polar américain (Michael Connelly, James Ellroy et Mary Higgins Clark), un genre dont Joyce Carol Oates est familière puisqu'elle a écrit elle-même plusieurs romans policiers sous des pseudonymes, comme son personnage noir, Andrew J. Rush.

    Joyce Carol Oates, Le Valet de Pique, éd. Philippe Rey, 2017, 224 p.

  • Qu’avez-vous réellement vu ce soir-là ?

    Vous connaissez sans doute cette scène finale de La Dame de Shanghai d’Orson Welles. Dans un épisode culte, l’acteur et metteur en scène se trouve avec Rita Hayworth dans une salle remplie de centaines de miroirs. Alors que les personnages se cherchent s’évitent, se toisent ou s'affrontent, les reflets se répondent à l’infini, rendant impossible la distinction de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas.

    Le roman d'E.O. Chirovici, Jeux de Miroirs (éd. Les Escales) est lui aussi une brillante parabole sur le thème de l’illusion, de la vérité et de la réalité, dans un thriller extrêmement brillant.

    Peter Katz, agent littéraire new-yorkais reçoit par courrier le manuscrit d’un certain Richard Flynn qui raconte son témoignage sur un fait divers survenu en 1987, 30 ans plus tôt, dans le campus de Princeton. Cette année-là, un soir de décembre, l’illustre professeur de psychologue Joseph Wieder est assassiné. Flynn, un des principaux témoins, avec son amie de l'époque Laura Baines, souhaite apporter la solution à ce crime resté sans solution. Mais le manuscrit est incomplet et s’achève avant la fin. Peter Katz, sentant le futur best-seller, essaie de contacter l’auteur, en vain car Richard Flynn vient de décéder un peu plus tôt. L’agent charge donc un journaliste, John Keller, d’enquêter sur ce crime et d’écrire la fin de l’histoire. Ce nouveau narrateur part à la recherche des témoins de cette époque et les interroge opiniâtrement, avant de laisser la main à un quatrième personnage, Roy Freeman, un policier à la retraite qui a travaillé sur ce dossier des années plus tôt.

    Le jeu de miroirs de ce polar américain, malin et qui se lit d’une traite, réside d’abord dans la manière dont les quatre narrateurs appréhendent un fait divers. La recherche de la vérité prend les allures d’un jeu de puzzle complexe. L’auteur place les dialogues, les témoignages et les interprétations au centre de ce roman policier, dans la veine des grands classiques d’Agatha Christie ou de Georges Simenon. Pas d’experts scientifiques chers à NCIS, pas de bains de sang, pas d’enquêteur blasé ou torturé, pas de courses au sensationnel : Chirovici fait dialoguer ses personnages, à la recherche de faits, d’indices discordants ou de phrases qui peuvent être lourdes de conséquences. Les témoins sont invités à se ressouvenir de ce qu’ils faisaient cette année 1987, à Princeton, et surtout ce qu’ils ont vu le soir du meurtre.

    Le bloggeur ne dévoilera évidemment pas la conclusion de cette enquête passionnante à quatre voix.

    Jeux de Miroirs est sans nul doute le grand thriller de ce début d’année et marque l’éclosion d’un auteur à suivre absolument.

    E.O. Chirovici, Jeux de Miroirs, éd. Les Escales, 315 p.

  • Âmes qui vivent

    À quoi reconnaît-on un bon roman ? Sans doute à ce qu’il soit un page-turner et que chaque fin de page nous attire vers la suivante. Et à quoi reconnaît-on un excellent roman ? Sans doute à ce que sa lecture agisse en nous à la manière d’un excellent thé qui infuserait, nous rendant différent de ce que nous étions avant la lecture de la première page. Le roman de Sabrina Philippe, Tu verras, les Âmes se retrouvent toujours quelque part (éd. Eyrolles), appartient à cette seconde catégorie. L’auteure, psychologue et chroniqueuse pour la radio et télévision, signe ici un premier roman sur le thème de la rencontre d’âmes par-delà le temps, qu’elle choisit de traiter sous une forme d’un roman psychologique envoûtant.

    Tu verras, les Âmes se retrouvent toujours quelque part débute par le récit à la première personne d’une séparation cruelle. La narratrice, présentatrice de télévision (l’auteure a travaillé plusieurs années pour le petit écran), doit gérer sa vie mise sens dessus-dessous après le départ de son compagnon. Seule et minée par la dépression, elle erre telle une zombie à travers Paris et finit par tomber sur un café de l’Île Saint-Louis qui devient son havre. C’est là qu’elle tombe sur une femme plus âgée qu’elle, une ancienne journaliste et écrivain, une habituée "aux yeux clairs" et à "l’intelligence tourmentée". Entre les deux, une conversation s’engage.
    L’interruption de la narration permet à cette mystérieuse cliente de prendre la parole et de raconter les épisodes phares de sa vie : des histoires de rencontres, de déceptions, de recherche amoureuse et de surtout d’âmes sœurs, un thème souvent évoqué mais rarement raconté avec autant d’acuité : "Ce n’est pas de cet amour-là dont je parle. D’ailleurs, je vous entends souvent employer le terme d’« âme sœur » lorsque vous évoquez l’amour, mais vous ne devriez pas ; je vous assure, c’est un peu ridicule. L’âme sœur, lorsque vous la trouvez — si vous la trouvez, parce que peu de personnes sur cette terre ont cette opportunité, ou parfois cette malchance — l’âme sœur, cela n’a rien à voir avec les bluettes qui sont servies dans vos émissions."

    Ce récit d’une femme à la poursuite du bonheur – mais aussi de l’amour éternel – a une résonance particulière chez la première narratrice qui la conduit à un chemin intérieur : "Durant ces trois jours intenses, c’est donc la perception de mon existence toute entière qui se modifia peu à peu..." Cette modification sera accompagnée de révélations personnelles que le lecteur découvrira dans un dénouement digne des meilleurs page-turners.

    Sabrina Philippe signe avec Tu verras, les Âmes se retrouvent toujours quelque part un roman à l’intensité émotionnelle irrésistible. L’intrigue romanesque, pour classique qu’elle soit, renvoie aux discours mythiques sur l’amour, à commencer par Ovide et L’Art d’Aimer. Sabrina Philippe apporte un supplément d’âme à ce qui est bien plus qu’un roman de développement personnel : le fantastique. Les rêves, les prémonitions, les pressentiments et la voyance font intimement corps avec cette histoire d’un amour et d'une rencontre, au point d'en faire un récit d’aventure romanesque autant qu'un roman d’initiation sur le thème de l’âme sœur. Tu verras, les Âmes se retrouvent toujours quelque part se révèle être au final une vraie et belle expérience littéraire, intime et bouleversante.

    Sabrina Philippe, Tu verras, les Âmes se retrouvent toujours quelque part,
    éd. Eyrolles, 2017, 279 p.
    http://sabrina-philippe.blogspot.fr