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  • Mal aimés

    Nous avions croisé Nathalie Cougny dans ses voyages, ses créations et ses réflexions autour de l'amour : les relations hommes femmes, la fidélité ou la drague sur Internet (Amour et Confusions..., Sex&love.com, aux éditions Sudarènes)... C'est également d'amour dont il est question dans son dernier livre, Dis, pourquoi tu m’fais du mal ? (éd. Sudarènes), ou plutôt de non-amour ou du "mal amour" infligé aux enfants. Ajoutons qu'il s'agit bien plus qu'un livre, puisque la démarche de l'auteure s'inscrit dans un combat et une sensibilisation contre la maltraitance infantile. Conférences et rencontres ont accompagné la publication de cet ouvrage et d'autres actions d'ampleur sont à venir.

    La sortie de son essai (le 2 mars dernier) coïncidait avec la présentation par le gouvernement du premier plan de lutte contre les violences faites aux enfants, une démarche honorable mais qui souffre dans notre pays d'une certaine idée de l’éducation : "une fessée n’a jamais fait de mal à personne", "qui aime bien châtie bien" ou "moi aussi j’ai reçu des corrections quand j’étais petit et ça ne m’a pas fait de mal."

    Nathalie Cougny brosse en quelques pages éloquentes une histoire de l'éducation violente, des préceptes terribles de l'Ancien Testament ("Lorsqu'un homme a un fils rebelle et révolté, qui n'écoute ni son père ni sa mère s'ils lui font la leçon, alors son père et sa mère s'empareront de lui et l'amèneront aux anciens de la ville, à la porte de sa localité... et tous les hommes de sa ville le lapideront et il mourra", Deutéronome) aux propos singulièrement apaisés d'un s. Paul que l'on imagine souvent beaucoup plus rugueux ("Enfants, obéissez en tout à vos parents, voilà ce que le Seigneur attend de vous. Parents, n'exaspérez pas vos enfants de peur qu'ils ne se découragent").

    La première grosse surprise de ce livre vient du rappel des travaux de Sigmund Freud. Le psychanalyste a pu observer au cours de ses études à la morgue de Paris des cadavres d’enfants qui avaient été "massacrés par leurs parents" : "Dans sa pratique de médecin, il observe puis raconte dans des publications scientifiques que ses patientes névrosées évoquent des violences sexuelles qu’elles ont subies, bien souvent de la part du père ou d’un autre parent proche…" Cette constatation sera accueillie par une désapprobation générale. On ne s’attaque pas impunément à un modèle familial multiséculaire. "La théorie dite de la « séduction » sera finalement abandonnée par le fondateur de la psychanalyse et par ses disciples, au profit de la désormais célèbre théorie de l’œdipe, beaucoup moins inconvenante puisqu’elle renvoie sur l’enfant l’initiative d’un rapport libidinal, voire prédateur, à ses parents."

    Voilà sans doute le cœur du problème : la violence domestique, et particulièrement celle infligée aux enfants, s'inscrit dans l'histoire sombre de nos mentalités. L'auteure rappelle qu'en 1991 le très officiel Ministère de l’Éducation Nationale a cru bon de rappeler l'interdiction des châtiments corporels à l'école élémentaire... qui étaient pourtant hors-la-loi depuis 1887, mais toujours pas interdits au sein des familles.

    Grâce aux nombreuses sources citées (études, rapports officiels, articles de presse ou interview), Nathalie Cougny trace un tableau saisissant de cette violence à géométrie variable, bien plus présente qu'on ne le croie, même si elle est bien souvent cachée au sein de la famille. Seulement 25 % d'actes délictueux arrivent sur les bureaux de la police et de la justice. L'auteure énumère tout au long de son essai des chiffres glaçants : 98 000 victimes de maltraitance dont 78 000 dans des situations à risque, 52 000 signalements transmis à la justice, plus de 250 homicides de nourrissons de moins de 1 an, 20% des appels au 119 concernent des agressions sexuelles, une fille sur huit et un garçon sur dix sont victimes d'abus sexuels avant l'âge de 18 ans, 180 à 200 bébés secoués chaque année et 4 millions de victimes d'incestes en 2015.

    En Europe, la France et la Grande-Bretagne se distinguent par une certaine frilosité à adopter des modèles éducatifs où la coercition représente l'alpha et l'oméga, bien loin en tout cas des pays nordiques, et en particulier de la Suède : "[En Suède, un mouvement dans les années 50] entraînait en 1958 l'interdiction des châtiments corporels à l'école. Puis en 1979, cette interdiction était étendue à tous les éducateurs, y compris aux parents.Plus aucun enfant n'est mort des suites de violence familiale (alors qu'il en meurt 2 par jour en France)." Ce qui a été considéré par un laxisme par certains commentateurs a eu des conséquences donnant à réfléchir : Le criminologue F. Estrada a étudié les tendances de la délinquance juvénile en Europe depuis 1945 : "Les études sur les rapports provenant du Danemark et de la Suède indiquent que les jeunes d'aujourd'hui sont plus disciplinés que les jeunes des années 1970. Le pourcentage de jeunes de 15 à 17 ans condamnés pour vol a diminué de 21 % entre 1975 et 1996, le pourcentage de jeunes qui consomment de l'alcool ou qui ont goûté à la drogue a également diminué régulièrement depuis 1971, les pourcentages de suicides et de condamnations pour viol chez les jeunes ont aussi diminué entre 1970 et 1996."

    Il serait bon, dit en substance Nathalie Cougny, que les citoyens et les décideurs usent de leur raison autant que de leur cœur pour prendre à bras le corps cette violence contre les enfants et les adolescents qui prend des aspects bien différents, des plus tristement ordinaires (la fessée, le harcèlement scolaire ou l’aliénation parentale) aux plus terribles (incestes, pédophilie ou prostitution).

    Comment agir contre cette violence ? Il est aussi difficile de lutter contre les mentalités que contre les préjugés. La thérapie contre la pédophilie est-elle possible ? Voilà ce qu'en dit Nathalie Cougny : "Comme pour l’ensemble des paraphilies, nous pensons que le dogme de l’invariabilité des attirances sexuelles n’est pas fondé. En effet, chez le sujet sain, les attirances sexuelles varient parfois considérablement au cours de l’existence. Si certaines préférences sexuelles restent inchangées tout au long de la vie, beaucoup d’autres évoluent de manière parfois radicale."

    Quant aux victimes, surmonter la violence subie pendant ses jeunes années est possible. Donner des mots aux maux, faire le lien entre ses symptômes et ses traumatismes, se faire accepter comme victime, affronter son ou ses agresseurs pour mieux sortir de cette victimisation : les personnes ayant subi des traumatismes et des abus doivent mener un combat ardu. Au bout du compte, la résilience est possible, comme la reconquête de sa liberté.

    Nathalie Cougny, Dis, pourquoi tu m’fais du mal ?
    Mettons fin aux maltraitances faites aux enfants, éd. Sudarènes
    , 2017, 202 p.
    www.nathaliecougny.fr

    "Mes hommes"
    "En corps troublé"
    "Homo erectus on line"
    Rencontre et signature à la librairie L'Oeil Écoute, Paris 6e

    le vendredi 7 avril de 18h30 à 20h30

     nathalie cougny,maltraitance,essai

  • Danse avec les démons

    Le manga Dance with Devils, produit par le studio Brain’s Base (OAV Assassination Classroom, Kurenai, Rinne ou Blood Lad), sort le 15 mars en DVD.

    Ritsuka suit une scolarité tranquille jusqu’au jour où elle est convoquée par le Président du conseil du lycée, Rem Kaginuki, qui l’accuse de pratiques satanistes au sein de l’établissement. Bouleversée, elle rentre chez elle mais sa maison a été cambriolée et sa mère a disparu. Contre toute attente, Rem vient à son secours et ensemble, ils partent sur les traces de sa mère. Les ravisseurs semblent être à la recherche du grimoire défendu, un livre de magie noire renfermant des secrets sur les vampires et les démons. Quel secret Rem semble-t-il dissimuler ? Et pourquoi la famille de Ritsuka semble-t-elle liée au grimoire défendu ? Après avoir découvert la vérité, quelle voie choisira-t-elle : démon ou humain ?

    À la croisée des genres, entre occultisme, fantastique, romance et gothique, Dance with Devils sort des clichés habituels en proposant une histoire articulée autour d’un harem inversé.

    Une adaptation en long-métrage est prévue pour sortir dans les cinémas japonais en fin d’année.

    Dance with Devils, 289 minutes, Kazé Anime à partir de 14 ans, en DVD le 15 mars

  • Retenez-moi ou le Valet de pique va faire un malheur

    joyce carol oates,stephen king,romanDans Le Valet de pique, le dernier roman de Joyce Carol Oates, l’écrivain Andrew J. Rush a deux visages. Pour tous, il est l’écrivain de polars à succès admiré qui ont fait de lui le "Stephen King du gentleman." C’est un homme de lettres qui a choisi de se consacrer à l’écriture dans sa vaste maison de Mill Brook House, loin des tumultes et des champs de sirène de New York. Mari exemplaire et notable considéré à Harbourton, modeste village dans le New Jersey, il ne manque pas de s’investir dans la vie locale comme dans des œuvres caritatives. Voilà pour le côté pile. Côté face, Andrew J. Rush cache un secret. Il a choisi d’écrire sous le pseudonyme du Valet de pique des thrillers sordides et violents. Personne ne connaît cette identité, pas même sa femme dévouée Irina, et encore moins leurs enfants.

    Sorti du néant, ce Valet de pique s’avère être un personnage encombrant mais également très utile ("Le Valet de pique avait une solution toute prête à tous les problèmes."). Lorsqu’une mystérieuse C.W. Haider intente un procès à l’écrivain irréprochable pour plagiat, Andrew J. Rush choisit de garder le secret à ses proches et de se défendre devant un tribunal : "Je suis une personne que les autres respectent, admirent, aiment. Je ne suis pas un vulgaire malfaiteur. Je ne suis pas un plagiaire. Vous ne me traînerez pas dans la boue !" L’accusatrice devient une ennemie mortelle. Le Valet de pique prend le dessus et entreprend de la débusquer et de la mettre hors d'état de nuire.

    Le dernier ouvrage de Joyce Carol Oates est un délicieux roman vénéneux, tranchant mais aussi teinté d'humour noir. L’auteure de Blonde fait de ce thriller une fiction kafkaïenne – kafkaïenne comme le procès surréaliste qui est imposée au narrateur au début du livre.

    L'affaire de plagiat ouvre une boîte de pandore terrible, libérant pulsions, fantômes du passé... et Valet de pique. Les secrets, les mensonges et la part d’ombre : voilà ce qui intéresse Joyce Carole Oates. Elle se montre féroce dans sa peinture d’un milieu américain cultivé, à travers le personnage de l'écrivain doué, modeste et bienveillant ("Tout le monde aime Andy Rush") et aspirant à une vie confortable. Le "monsieur Bien-sous-tous rapports" laisse au fil des pages son alter ego, le Valet de pique, s'imposer et devenir à la fois son adversaire et complice : "Admets-le, Andy Rush : tu es jaloux du Valet de pique. Et excité, et un peu effrayé." Joyce Carol Oates est habile et incisive lorsqu'elle entre dans l'intimité d'une famille bâtie sur les cachotteries, les dissimulations et les mensonges. Le faux-semblant et le trompe-l’œil deviennent la règle. Ainsi, Irina, la "chère femme", épouse dévouée, aimante et se pliant aux quatre volontés de son mari, s'avère être une femme blessée et frustrée par une carrière littéraire qui lui était promise et que son mari, moins doué qu'elle au départ, a comme vampirisée. Par ailleurs, ne trompe-t-elle pas son écrivain de mari, comme il le pense ? "Admets-le, Andy. Tu es fichtrement jaloux. Jaloux du Valet de pique, et de la femme. Et de cet Asiatique, Machin-Chose..." Lorsque la vérité éclate les dégâts sont considérables.

    Thriller impitoyable autant que fable moderne, Le Valet de pique peut également se lire comme un vibrant hommage à quelques grands noms de la littérature américaine, et en premier lieu à Stephen King, le "rival" imaginaire de Rush. Le dernier livre paru sous le pseudonyme du Valet de pique se nomme Fléau, en référence à l'ouvrage du même nom écrit par l'auteur de Shining. Shining est d'ailleurs mentionné par l'auteure géniale et facétieuse : elle imagine que ce classique de la littérature fantastique (1977) a connu une version antérieure (Glowering, 1974), écrite par cette mystérieuse C.W. Haider. Joyce Carol Oates brouille les cartes, se joue du lecteur, autant qu'elle adresse des clins d’œil appuyés à ses homologues : "Votre adversaire a également tenté de poursuivre, au fil des ans, John Updike et John Grisham, Norman Mailer et Dean Koontz, Peter Straub, James Patterson… et Dan Brown !"

    Outre la littérature fantastique (Edgar Allan Poe, Mary Shelley, Bram Stoker et bien entendu Stephe King), Le Valet de pique n'oublie pas de faire référence au polar américain (Michael Connelly, James Ellroy et Mary Higgins Clark), un genre dont Joyce Carol Oates est familière puisqu'elle a écrit elle-même plusieurs romans policiers sous des pseudonymes, comme son personnage noir, Andrew J. Rush.

    Joyce Carol Oates, Le Valet de Pique, éd. Philippe Rey, 2017, 224 p.

  • Ça va être ta fête

    À l’occasion de la Journée de la femme le 8 mars, paraît en librairie Ça va être ta fête ! de Cécile Delacroix, un livre de 40 courtes nouvelles de la vie de famille, de couples, de femmes célibataires. Une plongée dans la vie de femmes, en proie aux aléas de la vie, qui font souvent montre de beaucoup d’imagination pour en sortir.

    Avec une tendresse grinçante, l'auteure dresse le portrait de femmes, jeunes ou moins jeunes, en prise avec un quotidien qu’elles tentent désespérément de maîtriser ou d’infléchir. Une grande bouffée de rire en ces temps où la place des femmes est constamment discutée par des hommes bien intentionnés.

    De la Saint-Roméo à la Saint-Aimé, en passant par la Saint-Vincent-de-Paul, Cécile Delacroix revisite les saints pour mieux égratigner les humains ; les hommes de préférence, tour à tour lâches, escrocs, machos mais tendres aussi. En une quarantaine de courtes chroniques de la vie ordinaire, toujours drôles, souvent désopilantes, parfois même dramatiques, elle nous emmène dans la vie de femmes aimantes, amantes, soumises ou révoltées, qui nous touchent parce qu’elles nous ressemblent.

    La rupture à la Saint-Sylvestre, les déboires d’une actrice à la Saint-Oscar, la retraite tant attendue de Martine à la Sainte-Félicité, le week-end en amoureux d’amants adultères à la Saint-Fidèle, les gaffes de Sophie à la Sainte-Prudence... Cécile Delacroix s’empare de l’éphéméride pour revisiter avec humour les aléas de la vie, de l’amour, de l’amitié.

    Cécile Delacroix, Ça va être ta fête !, éd. Le Texte Vivant, 180 p.

  • Au 21 rue la Boétie

    Regardez cette petite fille au teint de porcelaine se fondant avec un haut de robe de la même couleur. Ses lèvres roses prononcées semblent répondre aux rayures du vêtement. Marie Laurencin représente l’enfant de face mais celle-ci ne regarde pas le spectateur. Elle fixe de ses immenses yeux bleus le sol, avec un mélange de timidité et d’intense concentration. Cette fillette, peinte par une artiste majeure du XXe siècle, s’appelle Anne Sinclair. Elle a quatre ans en 1952, lors de l’exécution de ce tableau, et appartient à la famille des Rosenberg. Son grand-père Paul Rosenberg (1881-1959) a été l’un des plus grands marchands d’art de la première moitié du XXe siècle et aussi le soutien d’un nombre importants de grands maîtres de l’art moderne : Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand Léger, Henri Matisse et bien sûr Marie Laurencin.

    Le Musée Maillol propose du 2 mars au 23 juillet 2017 l’exposition 21 rue La Boétie qui retrace l’histoire de cette aventure artistique, historique mais aussi familiale, à travers une impressionnante et émouvante exposition de 60 chefs d’œuvres issus de cette famille de collectionneurs d’art, à l’influence considérable.

    Homme d’affaire avisé et amateur éclairé, Paul Rosenberg ouvre en 1910 sa galerie parisienne au 21 rue de Boétie :"Je compte faire des expositions périodiques des Maîtres du XIXe siècle et des peintres de notre époque" écrit-il à l’époque.

    Ces maîtres du XIXe siècle, ce sont Renoir, Monet, Manet, Toulouse-Lautrec, Sisley et même Van Gogh qui ont été achetés par le premier collectionneur de la famille, Alexandre Rosenberg. Paul Rosenberg poursuit les acquisitions de son père en regardant d'abord du côté des impressionnistes, des représentants de l'école de Barbizon et de grandes figures du XIXe siècle. Le Musée Maillol consacre une salle dédiée aux œuvres d’Édouard Manet (La Sultane, v. 1871), de Renoir (Le Poirier d'Angleterre, (1873) ou une marine précoce de Claude Monet (Bateaux de Honfleur, 1866).

    Mais c'est dans l'art moderne que l'influence des Rosenberg va s'avérer décisive, grâce notamment à Léonce Rosenberg (1878-1947). Passionné de cubisme et d'abstraction, le frère de Paul ouvre sa galerie, rue de la Baume, à Paris. La première guerre mondiale ouvre des perspectives inattendues pour les deux frères. Jusqu'en 1914, le marchand d'art allemand Daniel-Henry Kahnweiler avait pris sous son aile plusieurs pointures de l'art cubiste. La Grande Guerre impose son départ du sol français, si bien que, orphelins de leur soutien et protecteur, c'est naturellement vers les Rosenberg que se tournent les modernes.

    laurencin,picasso,matisse,kann,renoir,toulouse-lautrec,van gogh,monet,manet,braque,sisley,impressionnisme,cubisme,léger,rosenberg,anne sinclair,kahnweiler,apollinaire,masson,wildenstein,delacroix,ensor,streit,höhn,hirsh,kokoschka,junghanns,maillol,rodin,rothschild,bernheim-jeune,seligmannEn quelques années, non content d'acquérir une collection d’œuvres majeures, la famille tisse des liens professionnels, artistiques mais aussi personnels avec ces artistes. Ainsi, Pablo Picasso, intime des Rosenberg, représente Micheline Rosenberg dans une toile (Mademoiselle Rosenberg, 1919) qui marque le retour du peintre d'origine espagnole à la figuration. Marie Laurencin, l'ancienne maîtresse et muse de Guillaume Apollinaire, sera un membre à part entière du cercle privé, jusqu'à faire poser la petite-fille de Paul (Anne Sinclair à l'âge de quatre ans, 1952). L'exposition a, entre autres, le mérite de présenter un nombre significatif de cette artiste trop mal connue : Les Deux Espagnoles (1915) ou La Répétition (1936).

    Léonce ouvre les collections familiales au cubisme, contribuant à défendre avec pugnacité cet art, décrié à l'époque. Le Musée Maillol présente, dans plusieurs salles, un choix représentatif d'acquisitions : Georges Braque (Nu couché, 1955), Fernand Léger (Composition, 1929) et bien entendu Picasso (Guitare sur tapis rouge, 1922). Le surréalisme n'est pas absent (André Masson, Enlèvement, 1931) et l'avant-garde est mise en avant (Henri Matisse, La Leçon de Piano, 1923). Marchand d'art, Paul Rosenberg entend être un découvreur de talents, tout autant qu'un passeur auprès du public. Voilà ce qu'il écrit en 1941 à ce sujet : "Les peintures en avance sur leur époque n’existent pas. C’est le public qui est parfois à la traîne de l’évolution de la peinture. Combien d’erreurs ont été commises, combien de jeunes futurs grands peintres ont connu la misère à cause de l’ignorance des marchands et leur refus de les soutenir, tout simplement parce qu’ils n’aimaient pas cet aspect de leur art ou parce qu’ils ne les comprenaient pas ! (…) Trop souvent, le spectateur cherche en lui-même des arguments contre leur art plutôt que de tenter de s’affranchir des conventions qui sont les siennes."

    Passionné et rigoureux, Paul Rosenberg met en place un système pour essaimer ses idées de progrès. Il pressent très tôt l'importance du marché américain et choisit de s'associer avec Georges Wildenstein (1923). Il conseille des musées parisiens et provinciaux, édite des catalogues, cartographie, photographie et indexe avec précision ses œuvres, s'intéresse à la publicité dans les journaux et bien entendu achète, achète et achète ! Anne Sinclair écrit ceci : "Comme l’a souligné de nombreuses fois la presse américaine, Paul fut, jusqu’à la guerre, le plus grand marchand en Europe, de Delacroix à Picasso. « Imaginez, racontait un grand journal californien dans les années quarante, être capable d’entrer dans le studio de Matisse ou de Picasso deux fois par an, de regarder quarante de leurs meilleures toiles et dire “je les prends toutes” ! Jusqu’à la guerre, c’est ce que faisait Paul Rosenberg. »" Le musée Maillol a eu l'idée astucieuse d'entrer virtuellement dans la galerie du 21 rue La Boétie, via le système ancien et remis au goût du jour des jumelles à diapositives, que beaucoup ont expérimenté durant leur enfance. Les photographies en noir et blanc de la galerie Rosenberg dévoilent un lieu d'une richesse incomparable qui ne survivra pas à la seconde guerre mondiale.

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    Le Musée Maillol rappelle un événement peu connu du grand public mais à la portée artistique, éthique et symbolique peu commune : la vente à Lucerne en 1939 de 125 œuvres "dégénérées" (109 tableaux et 16 sculptures) accaparées par les nazis. Y figurent des peintures de Fernand Léger (Trois femmes, Le grand déjeuner, 1921-1922) ou Oskar Kokoschka (Monte-Carlo, 1925). Le monde de l'art se déchire sur la question d'acheter ou non des peintures et des sculptures exceptionnelles pour les sauver, ou, plus cyniquement, enrichir une collection. Paul Rosenberg refuse catégoriquement de participer à cette vente.

    Suite à la défaite française, Paul Rosenberg, marchand d'art d'origine juive en vue, doit quitter la France. Il finit par atterrir aux États-Unis et ouvre en 1941, à New-York, une nouvelle galerie, au 79 East 57th Street. Auparavant, il a essayé de mettre à l'abri quelques-unes de ses toiles (Nature morte à la cruche et Baigneur et baigneuses de Picasso), en vain : le coffre-fort à Libourne où il pensait avoir mis à l'abri ses tableaux les plus précieux est récupéré par l'armée allemande.

    À Paris, la galerie du 21 rue La Boétie est fermée, réquisitionnée par les autorités et devient - ironie du sort - l’Institut d’Études des Questions juives. Anne Sinclair écrit ainsi de cette période : "Le 4 juillet 1940, Otto Abetz, l’ambassadeur du Reich à Paris, adressa donc à la Gestapo la liste des collectionneurs et marchands juifs les plus connus de la place : Rothschild, Rosenberg, Bernheim-Jeune, Seligmann, Alphonse Kann, etc. C’est dès ce jour-là que l’hôtel du 21 rue La Boétie aura été perquisitionné, avec saisie des œuvres d’art que Paul avait laissées, d’une bibliothèque de plus de mille deux cents ouvrages, de l’équipement de toute une maison (des meubles anciens aux accessoires de cuisine), de plusieurs centaines de plaques photographiques et de toutes les archives professionnelles de la galerie depuis 1906. Figuraient aussi des sculptures, restées à Paris car difficilement transportables – dont un grand Maillol, et les deux statues célèbres de Rodin, Eve et L’Age d’airain, qui ornaient le hall de la rue La Boétie."

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    Les années suivantes, ces marchands d'art n'auront de cesse de récupérer leur bien. De nombreux tableaux, disparus puis sauvés par les Rosenberg, sont exposés au Musée Maillol : le fameux Baigneur et Baigneuses de Pablo Picasso (1920-1921), ou Profil bleu devant la cheminée de Matisse (1937).

    La seconde guerre mondiale aura finalement mis à mal durablement la capitale parisienne du marché de l'art. À partir des années 50, c'est aux États-Unis, et plus en Europe, que se fera la pluie et le beau temps dans l'art moderne. La dernière salle de l'exposition est consacrée aux années américaines de Paul Rosenberg, marquées par l'exposition itinérante consacrée à Aristide Maillol de 1958 à 1960. Rien d'étonnant que près de 60 ans plus tard le Musée Maillol ouvre à son tour ses portes à l'une des plus belles collections d'art moderne, sous le regard bleu et chavirant de la petite Anne peinte par Marie Laurencin.

    21 rue La Boétie, Musée Maillol, du 2 mars au 23 juillet 2017
    http://www.museemaillol.com

    Anne Sinclair, 21 rue la Boétie, Paris, éd. Grasset, 236 p., 2012

     Marie Laurencin, Anne Sinclair à l’âge de quatre ans, 1952, Huile sur toile, 27 x 22 cm, Collection particulière © Fondation Foujita / ADAGP, Paris, 2016

    Georges Braque, Nu couché, 1935, Huile sur toile, 114,3 x 195,6 cm, Collection David Nahmad, Monaco

    Pablo Picasso, Nature morte à la cruche, 19 avril 1937, Huile sur toile, 46,3 x 64,8 cm,
    Collection David Nahmad, Monaco. © Succession Picasso © Photo: Collection David Nahmad, Monaco

    Pablo Picasso, Baigneur et baigneuses (Trois baignants), 1920-1921, Huile sur toile, 54 x 81 cm
    Collection David Nahmad, Monaco. © Succession Picasso © Photo: Collection David Nahmad, Monaco

  • C’est le plus dandy des albums

    Si L’Absinthe de MoonCCat, était sorti il y a plus de quinze ans, le bloggeur (et sans doute pas que lui) se serait fait une joie de le classifier parmi les œuvres "fin de siècle." Décadent, dandy, d’un romantisme noir : les qualificatifs ne manquent pas pour ce deuxième album d’un artiste atypique sur la scène musicale française, et qui a fait récemment la première partie d’un concert de La Femme à La Rochelle, le 26 janvier dernier.

    MoonCCat fait de l’absinthe, cette boisson verte alcoolisée mythique et polémique, le thème d’un album enivrant et puisant ses références dans la cohorte d’artistes dits "décadents" de la seconde moitié du XIXe siècle : Charles Baudelaire, Oscar Wilde, Edgar Allan Poe ou Thomas Lovell Beddoes.

    La "fée verte" a inspiré au poète et musicien des titres sombres, élégants, étranges et renvoyant l’auditeur à une certaine idée de l’artiste maudit.

    MoonCCat impose son univers avec une constance qui impose l’admiration. Les textes parlent d’ivresses, de visions gothiques ou d’amours noirs, à l’exemple de Poison, une adaptation d’un poème de Charles Baudelaire : "Tout cela ne vaut pas le poison qui découle / De tes yeux, de tes yeux verts, / Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers."

    MoonCCat instille ce je ne sais quoi de poison raffiné dans les onze titres de cet album pop-rock et lo-fi. Le style du chanteur n’est pas sans rappeler Bryan Ferry, donnant à L’Absinthe l’éclat d’un diamant noir. Enivrant comme la fée verte, vous disais-je.

    MoonCCat, L’Absinthe, Vert d’Absinthe, 2016
    www.moonccat.com

  • Les aventures de l’art

    La série web est un genre en plein développement. La FRAC Aquitaine s’en est emparée pour proposer un programme court sur Internet consacré à l’art contemporain, La Conquête de l’Art.

    Trois épisodes de trois à quatre minutes, basés sur les collections de la vénérable institution régionale, répondent à ces questions : faut-il être cultivé pour apprécier une œuvre d’art ? Une œuvre d’art doit-elle être belle ? Faire de l’art demande-t-il du travail ?

    Le but affiché par la FRAC Aquitaine est de s’attaquer aux poncifs sur l’art contemporain et de parler des œuvres emblématiques de l’art moderne et classique.

    La FRAC Aquitaine se fait médiatrice culturelle et vise un large public. La websérie est destiné autant à être vue sur tous les écrans, seul ou en famille, dans les écoles, en fac, dans les structures médico-sociales, socio-culturelles et socio-éducatives, comme par les associations culturelles et sociales. Le support animé accompagnera des expositions nomades organisées par la FRAC Aquitaine en région.

    Historiens de l'art et auteurs (Camille de Singly et Sophie Poirier), graphistes (Cizo des Requins Marteaux Éditions) et développeurs web (Matthieu Felder / Poivre vert Productions) se sont alliés pour ce projet créé avec le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine (via le programme Aquitaine Cultures Connectées) et la DRAC Nouvelle-Aquitaine.

    La Conquête de l’Art, réalisé par Stéphane Soulié, Frac Aquitaine

  • Et au milieu coule le Rhin

    sylvain tesson,le verger,rhin,nouvelleFleuve européen stratégique, frontière naturelle et inspirateur de contes et légendes, peu de cours d’eau se prêtent aussi bien à des histoires merveilleuses que le Rhin. Sylvain Tesson en fait le sujet de deux nouvelles dans le recueil Chronique des Bords du Rhin (éd. Le Verger).

    L’auteur du Prix Médicis 2011 Dans les Forêts de Sibérie et du plus récent Sur les chemins noirs (Gallimard), propose deux pérégrinations plus dépaysantes et aventureuses que ne le laisse à penser cette chronique (ou ces chroniques ?) sur un fleuve relativement mal connu dans notre pays.

    Le premier de ces voyages, Journal d’une Fée du Rhin, s'inspire des légendes rhénanes. L’auteur donne la parole à une narratrice, une figure mythologique de ces contrées : "Je suis fille d’ici. Je suis née de la respiration du Rhin. Un feu follet qui caracolait sur la berge du vieux fleuve féconda un soir d’été une nuée blanche qui en ouatait la surface. J’ai jailli de cette noce célébrée par l’air et l’eau." La fée du Rhin parle du fleuve dont elle est l’une des gardiennes. Le lecteur est invité à laisser de côté sa raison et de retrouver son âme d’enfant crédule. Oui, les fées existent, semble nous dire Sylvain Tesson, qui use d’une langue onirique, chantante et fragile comme du cristal. Cette première nouvelle n’est pas simplement un morceau de prose poétique. Elle nous parle aussi de notre époque : des transformations du Rhin, de la modernité dévastatrice et de ses habitants intrusifs, voire criminels. Malgré cela, la fée veille sur les lieux et les hommes "en prêtresse heureuse de ce temple végétal."

    La deuxième nouvelle, Où est-elle ?, fait du Rhin le décor d’un conte tour à tour romantique, mystérieux, tragique puis grotesque. Le narrateur accepte à contrecœur d’accompagner sa petite amie en Alsace pour un périple en amoureux. Cette Lorelei fantasque, "aux yeux un peu violets", fille d’un montreur d’ours transdniestrien et d’une obscure chanteuse d’opéra tcherkesse, conduit son amant sur les rives du Rhin. Mais au cours de la promenade, la jeune femme s’évanouit. Son ami, incrédule, part à sa recherche. Bientôt, une battue est organisée : où est-elle ? Et surtout qui est-elle ? Sylvain Tesson se fait conteur féroce, dans une histoire sur la folie digne d’Edgar Allan Poe.

    La Chronique des Bords du Rhin se referme après un moment rare de dépaysement autour du Rhin que nous pensions - à tort - connaître.

    Sylvain Tesson, Chronique des Bords du Rhin, éd. Le Verger, coll. Sentinelles, 2017, 37 p.