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  • Les deux manières de lire Driven

    driven,bromberg,new romance,sexeIl y a sans doute deux manières de lire Driven. La première pourrait être réservée aux millions de fans de cette trilogie de new romance : poursuivre la lecture des aventures sulfureuses de Rylee Thomas et Colton Donovan à travers un quatrième opus (ou plutôt une saison 3.5 pour reprendre le sous-titre de Driven – Raced). Ce tome rassemble en effet des scènes complémentaires des trois premiers volumes, Driven, Fueled et Crashed, que les amoureux de K. Bromberg retrouveront avec plaisir.

    La seconde manière pourrait être celle d’un nouveau lecteur désireux de découvrir cette trilogie à succès : Raced peut en effet être parcouru chapitre par chapitre parallèlement lors de la lecture de chacun des trois tomes précédents. Voilà une manière originale de se plonger dans cette oeuvre de new romance. Et pourquoi pas ? Après tout, "la vraie vie commence au-delà de la limite de ta zone de confort", pour reprendre une citation de la romancière américaine.

    Soyons clair. Raced n’est pas stricto sensu un roman. Il s’agit autant d’une parenthèse littéraire à destination des fans de Driven que d’un projet éditorial autant qu’artistique. K Bromberg a choisi, dit-elle en préambule, d’écouter ses lecteurs – ou ses lectrices pour être plus exact : "J’ai décidé de me lancer un défi à moi-même… J’ai fait une sélection drastiques des scènes à réécrire." L’auteure américaine a pioché dans Driven, Fueled et Crashed ses scènes favorites, ainsi que celles de ses admiratrices consultées via son blog. À l’instar de Grey de EL James, K Bromberg revisite des passages de sa trilogie en se plaçant du point de vue du personnage principal masculin, Colton Donovan.

    Fans de Driven, vous vous retrouverez plongés dans un univers familier. Nouveaux lecteurs et curieux, Raced offrira une manière alternative de découvrir la trilogie à succès de K Bromberg, best-seller sur la liste du New York Times et de USA Today.

    K Bromberg, Driven, Raced, saison 3.5, éd. Hugo Roman, 2016, 230 p.
    http://www.kbromberg.com
    K. Bromberg sur Instagram

  • Sage et libre comme un poisson rouge

    chine,cailliau,lao-tseu,confuciusC’est à l’occidental que nous sommes que s’adresse Hesna Cailliau dans son court essai Le Paradoxe du Poisson rouge. L’auteure précise en début d’ouvrage que cet animal ne désigne pas le poisson que nous avons l’habitude de voir tourner dans un bocal mais la carpe koï, populaire en Chine, omniprésente dans les bassins et les rivières et d’autant plus respectée qu’elle a l’apparence d’un dragon, animal sacré.

    Mais quelles vertus a donc ce poisson rouge qui pourrait nous rapprocher d’une forme de sagesse ? Animal élevé et consommé, symbole de prospérité (poisson se dit chin-yu, littéralement "or" et "prospérité"), la carpe évoque également huit vertus menant à la réussite. À cela s’ajoute la couleur rouge, sensée éloigner les démons et symbole de vie et de force créatrice. Ce poisson rouge personnifie à merveille pour Hesna Cailliau la manière dont le Chinois pense et vit : "comme un poisson dans l’eau", il se meut sans difficulté même dans les mers les plus agitées. Il ondule entre les rochers et peut profiter des vagues porteuses.

    En huit chapitres (un chiffre symbolique, sensé porter chance dans la tradition chinoise, comme il est rappelé), Hesna Cailliau développe ce que sont ces huit vertus de la carpe koï, des vertus qui permettent de comprendre la culture et le mode de pensée chinois : ne se fixer aucun port (le refus de l’attachement à tel ou tel modèle) ; ne viser aucun but et s’adapter ("La carpe koï montre au Chinois que le chemin ne doit jamais être tracé d’avance") ; vivre dans l’instant présent ("Le futur est aléatoire, le passé est dépassé, la seule réalité est ici et maintenant" selon un principe énoncé par Bouddha) ; ignorer la ligne droite, adopter l’art de l’esquive, éviter l’affrontement et préférer la ligne de conduite du compromis (une très belle citation vient illustrer le chapitre qui est consacré à cette vertu : "L’arbre tordu vivra sa vie, l’arbre droit finira en planches") ; se mouvoir avec aisance dans l’incertitude, ligne de conduite pour tracer soi-même son chemin ("Celui qui sait ce qui est bon pour les autres est un être dangereux") ; vivre en réseau à l’exemple des Chinois préférant la conscience collective à l’individu, un mode de vie qui va loin dans la transformation sociale et politique ("Le souverain est comparable à un bateau, le peuple à l’eau. C’est l’eau qui porte le bateau ou le fait chavirer") ; rester calme et serein ("Le plus beau jour de ma vie est lorsque mon âme n’est pas encombrée de pensées parasites" selon Lao-tseu) ; remonter à la source est la huitième de ces vertus, une vertu à la fois pédagogique et métaphysique ("L’homme n’est pas seulement fils de la Terre, mais aussi fils du Ciel" pour Confucius).

    Avec justesse et clarté , l’auteure nous fait entrer dans le cœur du mode de pensée d’une culture que nous connaissons bien mal, lorsque nous n’en pervertissons pas le sens. Le Paradoxe du Poisson rouge est à voir finalement moins comme un livre de développement personnel que comme un ouvrage servant de passerelle entre deux univers : le monde occidental d'une part, modelé par la Raison, l’individu et une philosophie de combat et la culture chinois d'autre part, multimillénaire invitant à l’adaptation permanente dans un monde agité, l’échange, le refus de l’attachement à une vérité immuable mais aussi la sérénité et l’altruisme.

    En illustrant ses propos de citations venues d’Asie mais aussi de textes religieux chrétiens et de philosophes occidentaux (Nietzsche, Edgar Morin ou Descartes), Hesna Cailliau invite le lecteur français non à renier sa culture mais regarder du côté d’une civilisation plus ancienne que la nôtre pour trouver des solutions aux crises qui secouent le monde et nos existences : se donner la possibilité d’observer et de changer loin d’un modèle pré-établi afin de pouvoir évoluer librement et se mouvoir.

    Pour citer l'auteure, il est sans doute utile de réveiller le Chinois qui sommeille en nous.

    Hesna Cailliau, Le Paradoxe du Poisson rouge (Une voie chinoise pour réussir),
    éd. Saint-Simon, 2015, 140 p.
    "Confucius, l'anti-Hegel"

  • Impressionnantes couleurs

    batho,monet,boudin,ardi-photographies,caen,kandinskiEt soudain, la couleur fut. En présentant, dans le cadre de Normandie Impressionniste, une rétrospective consacrée à John Batho, le Musée de Normandie et l’ARDI-Photographies rappellent que jusqu’aux années 60, la couleur est considérée comme n’avoir pas sa place dans la photographie d’art. À l’époque, la photographie couleur est dévolue à la sphère commerciale et réservée à la mode et à la publicité.

    Après 1968, plusieurs précurseurs de la photographie d’art en couleur entendent prouver que la couleur n’est pas "corruptrice" ni "vulgaire" (des accusations du photographe américain Walker Evans en 1969). John Batho fait partie des pionniers : il fait le choix de la couleur dans ses œuvres dès 1963 grâce à des prises de vues réalisées en Kodachrome : "La présence physique de la couleur, la joie qu’elle me procure est au cœur de mes préoccupations. La couleur participe de ce que je vois, j’ai donc photographié en tenant compte de sa présence dans l’épaisseur matérielle des choses." Il expose ses premiers travaux en 1977.

    Le festival Normandie Impressionniste propose de découvrir ou redécouvrir cet artiste généreux, à travers plusieurs séries, dont certaines inédites.

    batho,monet,boudin,ardi-photographies,caen,kandinskiSes premiers séries, "Normandie intime" (1962-1978), se situent aux antipodes de ses confrères américains. Là où Helen Levitt, Joel Meyerowitz ou William Eggleston (Memphis, 1969-1970) immortalisaient des scènes urbaines théâtrales, John Batho choisit, à l’instar des Impressionnistes du XIXe siècle, des sujets de la vie quotidienne et des moments ordinaires qui font, par là, la force documentaire de ses premiers travaux. Cette première série offre de touchants clichés intimes : le regard interrogateur de la fillette au papillon, l’étonnement du jeune enfant au pull-over rouge devant son reflet ou cet autre enfant fleuri et joyeux dans un paysage verdoyant de Normandie.

    Plusieurs œuvres de Batho déclinent des scènes intimes chères aux Impressionnistes : la jeune fille devant sa bande dessinée ne renvoie-elle pas aux scènes de lecture chez Renoir ? La lavandière observée en arrière plan par une fillette ne fait-elle pas penser à ces personnages de Degas ou de Manet ? Les natures mortes ou les paysages normands photographiés par Batho ne renvoient-ils pas à ces tableaux champêtres bretons de Boudin ?

    La série "Honfleur, couleur locale" (1967-1972) nous parle, bien plus que la précédente, d’une époque disparue. L’artiste immortalise des scènes de la vie quotidienne à Honfleur, à l’instar d’Eugène Boudin : bateaux de pêcheurs, vues du port normand et habitants saisis dans des moments ordinaires. Le spectateur revit un passé disparu à travers des détails plein de nostalgie, mais aussi d’humour : un enfant en culotte courte, une jeune femme et son enfant au landau, un troquet d’un autre âge que l’on croirait sorti d’un roman de Georges Simenon ou une charrette à cheval croisant un voyageur à la valise. Peintre de la couleur, John Batho magnifie les paysages gris, ternes et brumeux de ces scènes en mettant en valeur quelques touches de couleurs : les voiles orangées des bateaux, le garçon au pull-over framboise penché au-dessus de l’eau, la jupe vichy de la jeune maman, la fillette rouge assise au pas de la porte ou la surveillante à la robe tâchée face à "ses" trois balayeuses.

    batho,monet,boudin,ardi-photographies,caen,kandinski"Giverny" (1980-1984) place John Batho dans la continuité de Claude Monet. En 1980, le photographe est invité pour les besoins d’un documentaire télévisé sur les frères Lumière à revisiter le jardin de Claude Monet à Giverny, qui ont été restaurés en 1977. Batho cherche "l’instant juste", au point de s’interroger "si l’impression qu’on a reçue a été la vraie." Tout Claude Monet est là, dans ces clichés de Giverny : fragiles nénuphars, floraisons délicates, couleurs explosives ou au contraire délicatement déposées au milieu de plate-bandes luxuriantes, pont japonais surgissant timidement de la brume matinale, reflets d’étangs saisis à la verticale. Batho saisit les détails d’un jardin emblématique, attentif aux métamorphoses de la lumière, comme avant lui Claude Monet. Ses prises de vue font dialoguer ciel et eau, verticalité et horizontalité : les nénuphars semblent embrasser les nuages et les saules pleureurs font corps avec le bleu du ciel et des eaux.

    batho,monet,boudin,ardi-photographies,caen,kandinskiLa suite "Déchiré" (1986) frappe par le surgissement brut et abstrait de la couleur dans des prises de vue paysagères – et "aléatoires". La déchirure béante d’un papier rouge vif laisse apparaître un paysage verdoyant, permettant en même temps un jeu avec les couleurs complémentaires rouge et vert.

    Le travail sur l’angle de prise de vues dans les clichés de "Giverny" et celui sur les couleurs dans "Déchiré" sont mis à profit dans la série des "Nageuses" (1990). "L’eau et le ciel ne font qu’un" explique John Batho. De jeunes nageuses flottent dans une piscine de Trouville. Les couleurs – jaune, magenta, cyan, rose – claquent dans un élément liquide sans profondeur. Les corps ondulent avec grâce ou semblent s’immobiliser dans une composition parfaite et proche de l’abstraction.

    La série des "Parasols" (1977-2011) a contribué à la réputation de John Batho. Le photographe reprend à son compte une citation de Cézanne : "Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude". Les parasols de Deauville déclinent une forme moderne dans un paysage cher à Eugène Boudin. Aux teintes grises ou d’un bleu léger du ciel, répondent les couleurs primaires (et parfois secondaires) des parasols, seuls ou en groupes. Ces objets deviennent des êtres vivants, autonomes et familiers.

    batho,monet,boudin,ardi-photographies,caen,kandinskiC’est encore la plage qui est le centre du travail du photographe. "Sur le sable" (2004-2009) s’intéresse cette fois à ces contemporains, des plagistes de Cabourg immortalisés dans des moments hors du temps. Sur le sable des personnages, des groupes ou des objets témoins forment des compositions graphiques, colorées et poétiques, avec toujours l’omniprésence du sable – et l’absence de la mer : "La plage s’offre comme un espace familier et différent, où l’on regarde en soi, comme au loin, pour rêver, pour ne penser à rien".

    batho,monet,boudin,ardi-photographies,caen,kandinskiEn 2015, John Batho propose une série poussant plus loin sa réflexion sur la couleur, les éléments naturels et la création photographique. "Nuages-peintures" sont des œuvres mêlant peinture et photographie. Après avoir peint sur une grande feuille blanche de larges coulées de peinture noire, John Batho en fait des prises de vue. Ces traces picturales servent de "réserves" pour y inscrire des photographies de ciel nuageux : "Se trouvent alors associés le geste pictural et l’indice photographique, évitant ainsi la coupure des lignes droites et des angles… Ces fragments évoquent l’idée de peindre avec les nuages et leurs nuances, de les retenir ainsi dans l’instant, dans l’immobilité de la peinture et de la photographie."

    Artiste attachant, proche de nous et émerveillé par le pouvoir de la couleur ("D’un point de vue strictement physique, l’œil sent la couleur" affirmait à ce sujet Wassily Kandinski), John Batho s’affirme comme un expérimentateur de la photographie et un chercheur de lumières, de sensations et d’impressions.

    John Batho Histoire de couleurs 1962-2015, Musée de Normandie - Château de Caen,
    avec l’Ardi-Photographies, 16 avril-26 novembre 2016
    Catalogue d’exposition John Batho, Histoire de Couleurs, sous la direction de Céline Ernaelsteen et Alice Gandin, éditions Terrebleue, ARDI-Photographies, Musée de Normandie - Château de Caen, 2016
    musee-de-normandie.caen.fr
    normandie-impressionniste.fr
    ©John Batho

     
    LSF-Musée de Normandie : exposition "John Batho" par MuseedeNormandie

  • Layana et ses mecs

    Dans Black Lies, Layana Fairmont, sémillante et ambitieuse trentenaire californienne, avoue sortir avec deux hommes. Jusque-là, rien d’exceptionnel. Un roman ayant pour thème le triangle amoureux est un des classiques de la littérature au point que, sur ce sujet, tout semble avoir été dit. Mais attendez un peu la suite car cette histoire savamment épicée réserve son lot de surprise : "Si vous croyez avoir déjà lui une histoire comme la mienne, vous vous trompez" prévient Layana dans un prologue qui fleure bon la manipulation et le mystère.

    Brant et Lee sont donc les deux amants de la narratrice, deux amants aussi différents l’un que l’autre. Le premier est un brillant et fringant informaticien devenu directeur milliardaire de BSX, une multinationale que gère avec une main de fer la directrice financière Jillian Sharp. Le second mec de Layana, jardinier de son état (et l’on sait depuis Desperate Housewives le potentiel érotique insoupçonné de cette profession), est aussi rustre et brutal que son adversaire ne se montre attentionné et gentleman – trop gentleman ? Le feu couve sous la braise, et ce n’est pas dû qu’à cette relation amoureuse aussi compliquée qu’aventureuse. Entre ces deux hommes, qui choisir ? Et faut-il choisir ? "Allez-y. Jugez-moi. Vous ne pouvez pas imaginer les conséquences que cette situation entraîne."

    "Une montagne de mensonges" : tel est le cœur du roman d’Alessandra Torre qui cache derrière les scènes pimentées de Black Lies une intrigue savamment dissimulée que le bloggeur se gardera bien de dévoiler. Chacun des protagonistes dissimule une part d’artifice, y compris chez la narratrice qui prend chair comme rarement. Layana Fairmont a beau parfois tenir des propos faciles et entendus, elle ne devient jamais plus passionnante que lorsqu’elle est placée dans des situations extrêmes. Tour à tour, malmenée, aimée, dissimulatrice et manipulatrice, elle n’en devient que plus attachante parce que plus humaine. Là est la grosse réussite de ce roman. Le lecteur peut également se féliciter qu’Alessandra Torre ait pris soin de faire tomber les barrières de la new romance pour proposer une fiction mêlant sexe, mensonges, folie, thriller et bien entendu passion amoureuse. Une réussite dans le genre qui a permis à Black Lies de figurer dans la liste des meilleures ventes du New York TimesSi vous ne devez lire cette année qu’un seul ouvrage de la new romance, c’est celui-ci.

    Alessandra Torre, Black Lies, éd. Hugo, Paris, 2016, 422, p.
    www.Alessandratorre.com

  • Joue-la comme Proust

    Une mystérieuse sonate pour violon et piano, la sonate de Vinteuil, rythme l'œuvre de Marcel Proust, À la recherche du Temps perdu. Voici comment l'écrivain en parle : "Le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l’accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : ‘’C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas !’’ tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveiIlés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur" (Du Côté de chez Swann).

    L'exégèse proustienne a consacré de nombreuse pages à cette œuvre musicale imaginaire. Le bloggeur se contentera de faire référence à l'étude d'André Durand, "Le thème de la musique de Vinteuil dans À la recherche du temps perdu’’, disponible sur www.comptoirlitteraire.com. À l'instar de la petite madeleine de Proust, pour le narrateur de La Recherche l'écoute de cette sonate fait revenir le passé vers le présent, grâce au plaisir sonore et – contrairement à la madeleine ou à la tasse de thé – à "une entité toute spirituelle" (Gilles Deleuze, Proust et les signes).

    La Sonate de Vinteuil est donc une œuvre imaginaire. Cependant, Marcel Proust, amateur de musique et pianiste lui-même, n'a pas imaginé ex-nihilo cette pièce. Il la décrit avec précision : "Au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune... il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu."

    De l'aveu même de Proust, d'authentiques morceaux – souvent contemporains de l'auteur qui affectionnait les compositeurs modernes – l'ont inspiré pour imaginer cette sonate qui n'existe pas : la Sonate n° 1 pour Violon et Piano de Saint-Saëns, l'opéra Parsifal de Wagner (L'Enchantement du Vendredi Saint), le Prélude de Lohengrin, toujours chez Wagner, la sonate en Ma majeur de César Franck, la ballade opus 19 de Gabriel Fauré et, plus classique, la sonate n°32 de Ludwig van Beethoven (arietta).

    À la Recherche du Temps perdu est une œuvre sans cesse commentée. Des musicologues et musiciens se sont également penchés sur cette sonate, parfois jusqu'à la mettre en musique comme le compositeur israélien Boris Yoffe. C'est aussi l'initiative de NoMadMusic, en partenariat avec l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie et le Conservatoire régional de Rouen, dans le cadre de Normandie Impressionniste.

    Des élèves en classe d'écriture et de composition du conservatoire de Rouen ont imaginé avec le compositeur Yvan Cassar une sonate de Vinteuil que l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie a enregistré dans le but de devenir l'hymne officiel de Normandie Impressionniste.

    Ce projet musical et proustien, en soi intéressant, devient passionnant et unique en raison du parti pris résolument révolutionnaire et participatif.

    Car cette sonate de Vinteuil, imaginée par des musicologues, servira de matrice dans le cadre d'un jeu-concours, "NoMadScore - Portraits de la Sonate de Vinteuil". Chacun aura la possibilité de travailler sur les séquençages par familles d'instruments qui seront proposés par la start-up NoMadScore à partir de la matrice originelle. Grâce à l'application NoMadScore développée pour l'occasion, chacun pourra créer "sa" sonate de Vinteuil et la proposer au concours. durant l'été, un jury dont fera partie Yvan Cassar, choisira deux lauréats parmi ces sonates, tandis que le public en désignera une troisième.

    Ces trois sonates primées seront jouées par l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie sous la direction d'Yvan Cassar, le 15 septembre 2016, à l'Opéra de Rouen en clôture du festival Normandie Impressionniste.

    Les organisateurs du concours ont fixé au 15 juillet la date butoir pour proposer sa sonate. Mais après cette date, il sera encore possible de proposer son œuvre, qui sera mise en ligne sur le site nomadmusic.fr/normandie. Les musiciens aguerris ou non sont donc invités à se précipiter vers leur clavier – ou plutôt leur ordinateur, tablette ou mobile – afin de faire vivre la célèbre sonate de Proust: "Ce Vinteuil que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne laissait aucun doute."

    Permettre à l'auditeur de participer pleinement à l'élaboration et l'interprétation d'une œuvre musicale: voilà qui nous renvoie à la vision d'un autre génie, Glenn Gould. Dans les années 60, le pianiste canadien avait abandonné subitement les concerts pour se consacrer à l'enregistrement. Avant même le développement des techniques informatiques, il imagina que l'auditeur pouvait lui-même, grâce à des outils de séquençage et de montage mis à sa disposition, créer sa propre version d'une symphonie de Beethoven, d'un enregistrement de Glenn Gould (l'artiste avait imaginer laisser au public l'intégralité des prises d'un disque afin que chacun puisse faire sa version de l'oeuvre)... ou d'une sonate de Vinteuil. Les prédictions et le rêve de Glenn Gould semblent avoir trouvé un aboutissement grâce à l'inspiration de Marcel Proust et à l'audace d'une start-up française.

    "NoMadScore - Portraits de la sonate de Vinteuil", avec le soutien de la Fondation Orange et du Groupe Audiens, inscription jusqu'au 15 juillet 2016
    NoMadMusic

    Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Gallimard, 527 p.
    Michel Schneider, Glenn Gould piano solo, éd. Gallimard, 1994, 288 p.
    Comptoir Littéraire

    http://www.normandie-impressionniste.fr
    Yvan Cassar - © robin  - robin-photo.com

  • Eugène Boudin, le roi des ciels

    boudin,monet,courbet,millet,whistler"Je dois tout à Boudin" disait Claude Monet à propos de celui que l'on peut qualifier de "baliseur de l'impressionnisme." Artiste majeur du XIXe siècle, précurseur de la modernité picturale, innovateur fondamental, Eugène Boudin (1824-1898) reste l'auteur de peintres de marines et de plages normandes dont se sont inspirées pour le meilleur et pour le pire pléthores de peintres du dimanche !

    Limiter Boudin à ces scènes de genre c'est oublier son apport capital dans l'histoire esthétique du XIXe siècle. Le Musée d'art moderne André Malraux (MuMa) du Havre, qui possède la deuxième plus importante collection du natif de Honfleur (325 oeuvres) propose une grande exposition consacrée : "Eugène Boudin : l'atelier de la lumière" (16 avril-26 septembre 2016), dans le cadre du festival Normandie Impressionniste. La dernière exposition havraise de ce type datait de 1906. Cette incongruité illustre les liens ambigus que Boudin entretenait avec sa ville d'adoption.

    Attaché à Honfleur, le peintre est soutenu financièrement au début de sa carrière par la ville du Havre. Elle prend cependant ombrage des choix peu académique d'un artiste déjà considéré comme très doué. Peu avant sa mort, Eugène Boudin décide de léguer plusieurs toiles à sa ville de naissance. Le Havre ne devait, elle, recevoir que deux toiles. C'est son frère Louis Boudin, et surtout son exécuteur testamentaire Gustave Cahen, qui dotent Le Havre d'un fond de peintures et de dessins considérable. Et c'est un autre admirateur, Pieter Van der Velde, collectionneur et mécène, qui impulse au début du XXe siècle la vocation d'art moderne du musée havrais en faisant entrer dans ses collections des œuvres de Monet, Sisley, Pissaro, Renoir et bien entendu Boudin.

    boudin,monet,courbet,millet,whistlerLa reconnaissance réelle des impressionnistes et la paradoxale discrétion d'un peintre attachant méritent que l'on s'arrête sur celui que Corot surnommait "Le roi des ciels".

    Le MuMa s'arrête sur un parcours artistique passionnant qui a mené Boudin de la Normandie à Londres, en passant par la Bretagne, Paris et les Pays-Bas, toujours à la recherche d'une nouvelle esthétique.

    Dans ses jeunes années, lorsqu'il rencontre Jean-François Millet, l'auteur des Glaneuses entend le dissuader de se lancer dans la peinture, ce que Boudin fera pourtant, encouragé par Constant Troyon et Thomas Couture. Grâce à leurs encouragements et leurs appuis, il obtient une bourse du Havre où il vit depuis ses onze ans. Des natures mortes et des copies au Louvre n'apportent pas satisfaction aux édiles havraises. Le jeune peintre est déjà obnubilé par des questions esthétiques qui ne cesseront de le tarauder : les rendus de la lumière, l'immédiateté, le travail en plein air plutôt que dans l'atelier et la priorité donnée à la nature ("La nature est mon grand maître"). Il convainc d'ailleurs Claude Monet, de seize ans son cadet, de le suivre pour ses exécutions en pleine nature, comme le prouvent les études de barques des deux artistes : ce parti-pris s’avérera fondamental dans le devenir du futur mouvement impressionniste.

    Cet homme modeste, généreux et altruiste, tiraillé par ses engagements familiaux et professionnels, veut approcher un idéal esthétique : capter la beauté impalpable des paysages, saisir l'évanescence et les "métamorphoses de l'enveloppe" . Dès ses premiers dessins de pêcheurs dans les années 1850, Boudin immortalise la mer, le ciel, les nuages (les "beautés météorologiques" comme le qualifie Baudelaire)  et les personnages comme fondus dans les paysages.

    boudin,monet,courbet,millet,whistlerÀ partir de 1862, Eugène Boudin représente ses premières scènes de plages: Trouville (La page de Trouville, 1865, notamment). L'artiste affectionne ces œuvres, peu goûtées par les collectionneurs qui les qualifient "d'approximatives". On croirait Boudin parler d'eux lorsqu'il parle des habitants de Deauville qu'il a si souvent représentés : "Bande de parasites, qui ont l'air si triomphants !" Les amateurs d'art critiquent les représentations esquissées si éloignée de la peinture académique : dans les scènes de plages, les figures vues de près ont des airs de masques de carnaval, les groupes de personnages sont statiques, les silhouettes se dissolvent, les motifs disparaissent jusqu'à l'abstraction  et la lumière domine. L'esquisse au service de la fluidité des tableaux prend sa revanche. Sous l'influence de Johann Barthold Jongkind, le trait est ferme, concis, économe (L'embarcadère et la jetée de Trouville, 1867). L'esquisse est la marque de la modernité dont les impressionnistes puis les nabis sauront se souvenir.

    Moderne, Boudin l'est dans le choix de ses sujets : le tourisme en Normandie, la campagne bretonne représentée dans tous ses contrastes (Bretagne, Scène d'Intérieur, 1865-1870 ou La pointe du Raz, 1887), les paysans (Paysages. Nombreuses Vaches à l'Herbage, 1881-1888), les travailleurs populaires (Lavandières, 1881-1889) ou les scènes de pêche (Le Chargement du Poisson, 1880). Il l'est également dans le cercle de ses relations. De 1861 à 1889, il participe au Salon des artistes français, à la demande de Puvis de Chavannes. En 1863, il est au Salon des Refusés à Paris, fréquente les plus modernes des artistes de l'époque et travaille avec Courbet et Whistler à Trouville. En 1874, Boudin participe au premier salon impressionniste, bien qu'il se considère comme ne faisant partie d'aucune école. Il reste dans la modernité lorsqu'il invente la série, ressassant les mêmes sujets (plages, ports, bateaux, soleils couchant, et cetera), mais en variant la effets de lumière. Là encore, l'art de l'esquisse est porté à son apogée lorsque Boudin créé des versions réduites de tableaux de salon, avec toujours pour obsession le rendu subtil de la lumière "qui a un langage. Il faut la faire parler, il faut la faire chanter. Il ne faut pas la faire gueuler." L'étude devient œuvre à part entière (Étude de Ciel, 1855-1862).

    boudin,monet,courbet,millet,whistlerTravailleur infatigable, Boudin n'hésite pas à retravailler en atelier des œuvres qui sont d'abord nés en pleine nature. Lorsqu'il "frotte" des marines, il entend garder intact l'impression primitive au moment où il finit ("perle") l'ouvrage dans son atelier parisien. 

    Après une crise de l'art qui l'oblige à vivre quelques temps aux Pays-Bas (1876), le peintre reçoit la reconnaissance de ses pairs, de l'Etat qui lui achète des peintures (Marée basse, 1884 puis Un Grain, 1886) et surtout des modernes impressionnistes. Ces derniers n'oublient pas le chemin balisé par leur aîné : le travail sur la lumière, bien sûr, mais aussi les exécutions en pleine nature, l'esquisse, la disparition du motif ou la réflexion sur le geste de l'artiste avec les séries. Boudin portait un regard plein de lucidité sur sa carrière : "Si plusieurs de ceux que j'ai eu l'honneur d'introduire dans la voie, comme Claude Monet, sont emportés plus loin par leur tempérament personnel, ils ne m'en devront pas moins quelque reconnaissance, comme j'en ai dû moi-même, à ceux qui m'ont conseillé et offert des modèles à suivre."

    "Eugène Boudin : l'atelier de la lumière", MuMa Le Havre, 16 avril-26 septembre 2016
    Eugène Boudin : L'Atelier de la Lumière, éd. RMN,MuMa, Paris, 2016, 240 p.
    Normandie Impressionniste

    Eugène Boudin, Berck. Le Chargement du poisson, 1880, huile sur toile marouflée sur bois, 31,7 x 46,6 cm. Cambridge (Royaume-Uni), Fitzwilliam Museum © Fitwilliam Museum, Cambridge
    Eugène Boudin, Le Bassin du Commerce au Havre, 1878, huile sur toile, 38 x 55 cm. Collection particulière © Photo Charles Maslard
    Eugène Boudin, Femme en robe bleue sous une ombrelle, vers 1865, huile sur carton, 22,1 x 31,8 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn
    Eugène Boudin, Villefranche, vers 1892, huile sur bois, 41 x 32,7 cm.Williamstown, Massachusetts (États-Unis), Sterling and Francine Clark Institute © Sterling and Francine Clark Institute, Williamstown / Michael Agee

  • Rue de la Belle Écume

    rue-de-la-belle-ecume-spectacle-paris-e1437292731477.pngLa Rue de la Belle Écume est une rue "magique". Elle se situe hors du temps et surtout, on y rencontre les personnages emblématiques de la chanson française. Madeleine s'y promène, elle évoque sa rencontre avec Jacques Brel et nous dit pourquoi il l'a attendue en vain. Le légionnaire nous parle de sa nuit d'amour avec Édith Piaf ; Félicie règle ses comptes avec Fernandel ; Nathalie se souvient de Bécaud ... Un voyage au pays de la chanson française, avec Emily Pello, Laurent Viel, Roland Romanelli, Jeff Mignot.

    Rue de la Belle Écume, Théâtre des Feux de la rampe, lundi 6 juin 2016

  • Bill Viola sur les épaules des Impressionnistes

    Bill-Viola-reverse-television.jpgNormandie Impressionniste célèbre cette année le portrait. Parmi les 800 manifestations, la galerie Duchamp, à Yvetot (Seine-Maritime), propose de s’intéresser à la place du portrait dans notre société contemporaine, obnubilée par les écrans et l’hyperpersonnalisation (réseaux sociaux, selfies, omniprésence de la photo et de la vidéo).

    Dans ces conditions comment l’art numérique peut-il aborder le portrait ? À leur époque, les impressionnistes ont été novateurs dans leur manière de représenter ce sujet : "Les impressionnistes ont tiré une force vitale de la révolution industrielle, de la vitesse des transports, des évolutions technologiques de leur temps" dit à juste titre Fleur Helluin, artiste exposante et à l’origine de la manifestation à la galerie Duchamp, "L’empreinte directe du vécu sur le temps", du 2 mai au 30 juin 2016.

    À Yvetot, cet événement interrogera la représentation de la figure à l'heure de la révolution numérique, à travers une approche pluridisciplinaire : des peintures de Fleur Helluin (Bear et Shooting, 2013), des installations de Sébastien Hilldebrand (Figures de style, 2014), un rapport de faux souvenirs d’Aurore Gosalbo (Rapport 1984, 2015) et une vidéo de Bill Viola, Reverse Television (Reverse Television - Portraits of Viewers, 1984).

    Bill Viola est une figure majeure de l’art vidéo qu'il utilise au travers d'installations parfois monumentales. Ses œuvres lui permettent d'aborder des thèmes fondamentaux comme la vie, la mort, le sommeil ou la naissance. Reverse Television consiste en une série de "portraits de téléspectateurs", de brefs plans fixes dans laquelle Viola inverse la position et le regard des téléspectateurs. Filmés dans leur salon, ils fixent la caméra comme s'il s'agissait de leur poste de télévision. Comme les impressionnistes, Bill Viola se concentre sur la lumière et ses qualités changeantes pour représenter les sujets, réalistes et montrés sous des angles inhabituels.

    Même si l'approche contemporaines pourra décontenancer voire rebuter une partie du public, saluons cette initiative d'ouvrir Normandie Impressionniste à l'art conceptuel. En un sens, Bill Viola, comme du reste les autres artistes de cette manifestation de la Galerie Duchamp, se place dans la lignée des modernistes du XIXe siècle.

    Fleur Helluin fait cet autre commentaire au sujet de l'exposition qu'elle a imaginée : "En animaux mimétiques, nous nous adaptons avec vivacité à notre environnement. Quand nous voyons plus du monde à travers un écran qu’à travers une expérience directe, c’est la représentation de la figure qui doit être questionnée et mise en mouvement."

    "L’empreinte directe du vécu sur le temps", du 2 mai au 30 juin 2016,
    Galerie Duchamp, 7, rue Percée, 76190 Yvetot

    Du lundi au vendredi de 9h00 à 12h00 et de 13h30 à 17h30
    et le samedi de 14h00 à 17h30 sur rendez-vous.
    http://www.galerie-duchamp.com