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La terreur au grand jour
Voici l’un des ouvrages les plus terribles qui soit : Patrick Desbois poursuit son insatiable travail d’historien, de chercheur et de porteur de mémoire sur la Shoah par balles. Depuis une quinze d’années, L’auteur et l’équipe de Yahad – In Unum retournent sur les terres de l’ex URSS pour recueillir les preuves et les témoignages sur le processus d’extermination contre les juifs qui a causé la mort de 1,5 à 2 millions de personnes, hommes, femmes, enfants et vieillards entre 1941 et 1944.
Le dernier ouvrage qu’il a sorti, La Shoah par Balles (éd. Plon) est une synthèse autant qu’une réflexion sur ce processus de massacres à très grande échelle, qui ont précédé la mise en route des camps de la mort, sans jamais s'arrêter complètement "En dépit de la mise en fonctionnement des camps d’extermination, les fusillades à l’Est continuèrent, aussi bien en Pologne que dans les territoires soviétiques occupés, jusqu’aux portes de Leningrad et de Stalingrad" comme le dit le site Yahad – In Unum.
La Shoah par balles a ceci de singulier que cette série de tueries épouvantables ont été pendant des années méconnues, avant que le père Patrick Desbois décide de s’y intéresser, notamment pour des raisons familiales comme il l’explique dans son essai. En introduction de l’ouvrage, Denis Peschanski parle "d’extermination de proximité", expression éloquente qui place la question du témoin, du voisin et de la responsabilité individuelle au cœur du livre.
Le lecteur n’y trouvera pas de développement chronologique ni d’informations sur les responsables. Il faut dire que la liste des tueries est pléthorique et lorsque Patrick Desbois s’arrête sur un lieu et une opération, le nombre de victimes est proprement ahurissant et se compte en milliers, voire en dizaine de milliers en quelques jours, voire en quelques heures (les 30 000 tués de Babi Yar près de Kiev en deux jours, les 29 et 30 septembre 1941). Des chiffres qui donnent le tournis. Andreï, un Ukrainien réquisitionné pour l’occasion parle ainsi du ghetto de Rokytne : "Dans ce village, un Allemand seul a exécuté en un long après-midi, plus de 700 Juifs !" Une sibylline note de bas de page au début du livre donne même la nausée : "On compte parmi les autres moyens d’extermination l’utilisation de poison, l’enterrement vivant ou la mort des victimes dans des mines et des puits."
En faisant parler des protagonistes, des personnes très âgées et souvent enfants ou adolescents au moment des faits, Patrick Desbois et ses collaborateurs font resurgir des faits oubliés et des traumatismes cachés – même si les témoins eux-mêmes ne se montrent pas singulièrement détachés.
L’essai est divisé en cinq parties qui entendent décrire le processus de la Shoah par balles : "la veille", "le matin", "le jour", "le soir" et "le lendemain". Les rassemblements, les préparatifs (y compris la cuisine pour les assassins), les fusillades et le comblement des fosses étaient menées de manière si implacable et si rapide que les Einsatzgruppen (les unités mobiles allemandes en charge de ces tâches) avaient forcément besoin de l’aide et de la participation des populations locales pour mener à bien ces exterminations au grand jour.
"Dans ce village, un Allemand seul a exécuté en un long après-midi, plus de 700 Juifs !"
Patrick Desbois a pris l’habitude de savoir poser des questions à la fois très factuelles et très pertinentes afin de dévoiler la vérité. Qui décidait de la taille des fosses où avaient lieu les tueries ? Pourquoi les témoins se taisent-ils au sujet de tel ou tel fait ? Pourquoi les témoins ne se souviennent pas des donneurs d’ordre ? Jusqu’où les paysans réquisitionnées sont-ils responsables dans le processus ? "Il nous est parfois difficile de percevoir les plus petites gens, les petites mains, les voisins comme responsables. Du pire comme du meilleur."
Les scènes traumatisantes ne manquent pas. Car ces gens ordinaires, ces paysans, et souvent aussi des enfants, qui assistent au massacre (il y a cet exemple d’une tuerie à côté d’une cour de récréation), sont d’abord témoins de la fin atroce de voisins, de proches, du boulanger qui les servait au village et parfois même d'amis, à l’instar de cette jeune fille, devenue vieillarde, n’ayant jamais pu oublier son amoureux de l’époque disparu lors d’un de ces massacres ("Alexandra aimait Ziama comme une jeune fille peut aimer un jeune homme. La fracture de l’espèce humaine voulue par les nazis n’avait pas pu entamer cet amour"). Il s'agit d'un des témoignages les plus bouleversants.
La Shoah par balles, drapée dans un manteau idéologique, est avant tout une monstruosité criminelle présente à chaque pages : les rassemblements humiliants ("les danses"), les colonnes de personne en route vers leur mort ("Que nous sommes loin de l’image des Juifs qui avancent docilement comme des moutons !"), la description des fosses, les heures interminables de tirs ou les viols de masse ("Le village tout entier savait que les Juifs allaient être fusillés le matin, à l’aube. Il n’était pas difficile d’imaginer les appétits…").
Patrick Desbois, à l’instar d’un Claude Lanzmann, fait de la parole des témoins une arme contre le silence pour raconter l’indicible. Au soir de leur vie, des milliers de témoins prennent enfin la parole pour raconter ce qu’ils ont vu : comment ils ont creusé des fossés, comment leur mère a préparé consciencieusement le repas des assassins, comment ils ont transporté des Juifs jusqu’aux fosses, comment ils ont amené les planches sur lesquelles se tenaient les victimes, comment des jeunes villageois faisaient office d’armurier, comment le pillage a été assumé autant par des soldats allemands pillards que par la population civile ou comment on tuait des bébés sans gaspiller de balles.
La plongée dans cette réalité à la fois sordide et terrifiante de la seconde guerre mondiale est proprement vertigineuse. Patrick Desbois raconte ainsi qu’alors qu’il s’apprête à interroger un témoin, une dame leur adresse des reproches véhéments: ils se tiennent au milieu d’un jardin au-dessus duquel a été creusé une fosse et où dorment des centaines de victimes. L’extermination au grand jour est à maints égards ce "« spectacle » horrible et rassurant : "Regarder son voisin condamné à mort semble provoquer de la jouissance." Les témoins, ces voisins ordinaires, sont devenus des acteurs de la grande machine génocidaire. "Il a fallu beaucoup de petites mains, volontaires, réquisitionnées ou forcées, pour que les Juifs soient assassinés en public."
Patrick Desbois, La Shoah par Balles
Préface de Denis Peschanski, éd. Plon, 2019, 328 p.
https://www.yahadinunum.org/fr
Voir aussi : "Une bibliothèque contre la guerre"
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