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liban

  • Abominables additions

    Incendies, que ce soit la version théâtrale ou l’adaptation ciné de Denis Villeneuve, est de ces œuvres que l’on ne peut pas oublier. L’œuvre de Wajdi Mouawad, sans doute l’un des meilleurs dramaturges contemporains, officiant aujourd’hui au Théâtre National de la Colline, date de 2003 et a été transposée au cinéma sept ans plus tard, popularisant un drame bouleversant, dont nous ne dévoileront pas la fin.

    Incendies est une œuvre essentielle de notre époque, puisant ses sources autant dans l’actualité récente (dont la Guerre du Liban, le pays dont est originaire l’auteur mais qu’il a quitté pour le Canada) autant que dans les grandes tragédies antiques.

    Le récit commence dans le cabinet d’un notaire de Montréal qui ouvre devant Jeanne et Simon, des jumeaux trentenaires, le testament de leur mère, Nawal Marwan. Née au Moyen-Orient, cette dernière laisse des dernières volontés incompréhensibles à ses deux enfants : " Aucune pierre ne sera posée sur ma tombe / Et mon nom gravé nulle part." Elle demande aussi que sa fille, professeure de mathématiques, recherche son père qu’elle croyait mort et lui remette une enveloppe scellée. De même, elle demande à son fils Simon de chercher son frère, dont ils ignoraient tous l’existence. Comme pour Jeanne, Simon devra lui remettre une lettre. Soutenus par l’ami et notaire Hermine Lebel, Jeanne puis Simon partent à la recherche de  cette parenté et de leurs origines.

    Tout commence en réalité lorsque Nawal avait 14 ans… 

    Monstruosité

    On imagine la difficulté pour adapter au cinéma une telle pièce à la fois passionnante et aux multiples ramifications. Car plusieurs personnages sont en jeu : les jumeaux Jeanne et Simon pour commencer, mais aussi Nawal. Wajdi Mouawad suit l’histoire de sa tragédie, depuis son histoire d’amour avec un réfugié  jusqu’à la révélation de son terrible secret. Le film de Denis Villeneuve parvient à suivre le fil d’une enquête familiale, marquée par les tabous, les secrets et les grandes tragédies de l’histoire, sans que jamais la mention du Liban ("le pays") n’apparaisse.

    Ce choix de ne pas parler du pays d’origine de l’auteur fait d’Incendies une œuvre universelle qui nous parle des bourreaux, de leurs victimes, des innocents érigés en combattants et des anciens soldats devenant les dépositaires d’une mémoire qui finira pas surgir, insupportable, monstrueuse et absurde : "Pourquoi les miliciens ont-ils pendu les trois adolescents ? Parce que deux réfugiés du camp avaient violé et tué une fille du village de Kfar Samira. Pourquoi ces deux types ont-ils violé cette fille ? Parce que les miliciens avaient lapidé une famille de réfugiés. Pourquoi les miliciens l’ont-ils lapidée ? Parce que les réfugiés avaient brûlé une maison près de la colline du thym. Pourquoi les réfugiés ont-ils brûlé la maison ? Pour se venger des miliciens qui avaient détruit un puits d’eau foré par eux. Pourquoi les miliciens ont détruit le puits ? Parce que des réfugiés avaient brûlé une récolte du côté du fleuve au chien. Pourquoi ont-ils brûlé la récolte ? Il y a certainement une raison, ma mémoire s’arrête là."

    Le long-métrage de Denis Villeneuve scénarise avec tact et efficacité une histoire austère qui a surpris et marqué les spectateurs qui ont vu ce film. Le personnage de Sawda, le double et alter-ego de Nawal n’apparaît pas dans le film, ce qui n’enlève rien à la force poétique de la "femme qui chante". De même, la découverte du secret par Nawal elle-même (le tatouage) n'est pas dans la pièce. 

    La monstruosité est bien présente dans ces incendies qui s’embrasent au fur et à mesure de l’histoire, à l’image de la scène de bus attaquée dans le désert. La guerre devient cette chose indicible que les jumeaux doivent apprendre à côtoyer, comprendre, assimiler et intellectualiser, ce qu'illustre le propos final sur cette addition incompréhensible ("Un plus un, est-ce que ça peut faire un ?").

    Incendies est une œuvre fondamentale qui bouscule. Comme le rappelle Charlotte Farcet, en postface de l’édition de la pièce de théâtre proposée par Actes Sud et Leméac, Wajdi Mouawad dit ceci : "Qu’est-ce qu’une œuvre d’art aujourd’hui… L’art doit être cet os, cet événement immangeable sur lequel l’Histoire se brise les dents. Elle l’avale, mais alors l’art commence son œuvre radioactive dans le ventre de l’Histoire qui, empoisonnée, sera forcée de le recracher."

    Mais derrière cette monstruosité, il y a aussi cette porte ouverte vers l’avenir et la nécessaire réconciliation qui n’a nulle part été mieux dite que dans Incendies

    Wajdi Mouawad, Incendies, théâtre, éd. Actes Sud / Leméac, 2003, 120 p.
    Incendies, drame québécois de Denis Villeneuve, avec Lubna Azabal, Mélissa Désormeaux-Poulin, Maxim Gaudette et Rémy Girard, 2010, 130 mn
    https://www.wajdimouawad.fr
    https://www.facebook.com/LesFilmsSeville
    https://www.france.tv/films/2808933-incendies.html

    Voir aussi : "Lignées d’oiseaux"

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  • Abaji, le chaman bleu 

    C’est à un voyage dépaysant que je vous convie, par un musicien hors-norme. Il s’appelle Abaji, est né au Liban d’une famille arménienne et vit en France depuis plus de 40 ans. Sa musique bouscule les frontières entre Orient et Occident, comme le prouve son dernier album, Blue Shaman.

    "J'ai enregistré le disque Blue Shaman à Glasgow avec Donald Shaw et Michael McGoldrick. Une rencontre shamanique entre mon âme méditerranéenne et leur tradition celte !" explique le musicien virtuose. Blue Shaman est son 8e album.  Pour cet opus, Abaji, à l’œuvre originale sans égal, s’est en effet adjoint les concours de l’accordéoniste écossais Donald Shaw et du flûtiste et joueur de cornemuse Michael McGodrick.

    L’auditeur devine que cette musique vient de loin et est volontairement teintée de mysticisme, à l’instar de "Ararat" et surtout de "Blue Shaman" qui donne son nom à l’album.

    Les couleurs de l’Orient et de son cher Liban sont bien entendu présentes, à l’exemple de "Valley Of Sand" ou de "Nâtir" qui ouvre l’opus. Ce véritable cri du cœur mêle sons orientaux et mélancoliques et chanson française : "Un lit de soie trop grand pour moi / En moi une peine au fond m’entraîne… / J’attends que tu viennes effacer ma peine".

    Rencontre shamanique

    "Nuit turquoise", tout aussi méditatif, peut se lire comme un voyage aux confins de l’Europe oriental, sur les rives de la mer de Marmara, avec une flûte solaire et un accordéon chaleureux.

    Avec "Northbound Caravan", nous sommes en plein désert, chez des bédouins, avec ce violon gémissant. On voit presque les chameaux déambuler, la démarche lente et lourde. "Hot Desert To Cold Sea" est encore un voyage au milieu des dunes, avec cependant des accents celtes et bretons singuliers qui vous feraient presque transporter en quelques instants du Sahel aux côtes finistériennes.

    En effet, le musicien nourri à différentes cultures ne s’interdit pas de piocher un peu partout ses influences, lorsqu’il s’aventure par exemple sur les terres balkaniques ("Balkanik Tango") ou celtes ("Share To Share"), avec une voix inimitable allant chercher une douleur enfouie aux tréfonds, avec toujours ces accents orientaux. Là, il faut aussi absolument parler de "Celtic Blue" : a-t-on déjà entendu une telle fusion entre sons celtiques et orientaux, avec une flûte comme sortie des brumes et la voix éraillée d’Abaji ?

    Il convient encore de s’arrêter sur "Dance For Me", un titre à la pop-folk anglaise mâtinée de français : "Lignes noires sur la feuille / Des courbes au bout des doigts / Et en clin d’œil / Ces lignes bougent pour moi." Il y a aussi "Hilm n°2" derrière laquelle se dessine l’influence de Bob Dylan dans une folk arabe, avec cet indispensable harmonica. Abaji n’oublie pas le métissage jusque dans le choix  des langues – l’arabe, le français et l’anglais – pour ce portrait délicat et consolateur d’une femme. On peut saluer un autre clin d’œil au chanteur folk américain nobelisé avec le titre "Bowing In The Wind" : loin d’être une revisite du chef d’œuvre de Bob Dylan, ce morceau d’Abaji est une pérégrination dans un désert, courbés (c’est le sens du mot "bowing"), sous un soleil ardent et au milieu d’un vent brûlant.

    Inépuisable source d’inspiration, l’Orient est bien entendu omniprésent dans ce magnétique album, à l’instar d’"Ustad" ou du facétieux "For A Cloud", véritable concerto pour voix et flûte.

    Mais Abaji sait également se faire doux et tendre lorsqu’il trace le très beau portrait de cette femme dans le titre "Sehher" : "D’la magie noire / D’la couleur de tes yeux / J’ai beau chercher des beaux / Y’en a pas un de plus beau."

    Abaj, Blue Shaman, Absilone, 2021
    https://www.facebook.com/ABAJIMUSIC
    https://absilone.ffm.to/blueshaman.opr

    Voir aussi : "Dhafer Youssef, la world music des sphères"

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  • Le cinéma libanais célébré malgré tout

    Pouvait-on imaginer pareil centenaire et pareille naissance ?

    Le centenaire est celui de la création du Liban et la naissance celle du Festival du Film Libanais de France, du 7 au 11 octobre, au cinéma Le Lincoln (Paris 8e).

    Deux mois après les explosions à Beyrouth, fêter le cinéma libanais prend tout son sens, comme le dit Philippe Aractingi, cinéaste franco-libanais (Bosta, Sous les bombes, Listen) et parrain du FFLF 2020 : "Voilà que dans tout ce marasme, un groupe de jeunes libanais enthousiastes décide d’organiser un festival pour honorer le cinéma libanais. Un rayon de soleil dans les pires ténèbres, un brin d’herbe improbable qui brave les décombres comme seuls en sont capables mes compatriotes."

    La première édition du Festival du Film Libanais de France fait figure d’acte de bravoure autant que d’éclairage bienvenu sur ce cinéma venu de ce coin de la Méditerranée : "Un acte pionnier car premier en son genre, une initiative noble qui vient renforcer les efforts du cinéma libanais, qui reste un art artisanal en quête d’identité."

    Reflet d’une société plurielle et multiconfessionnelle, le cinéma libanais ne cesse de surprendre par sa diversité, son ambition et son regard critique. Ouverture, indépendance, liberté, audace, ce sont autant de valeurs qui constituent les fondements mêmes du Festival du Film Libanais de France. Au programme : projections-débats, compétition de courts métrages, table ronde ("Comment le cinéma libanais peut-il survivre à la conjoncture actuelle ?"), master class, rencontres, mais aussi concerts avec Layale Chaker & Quartet, en ouverture du festival.

    La première édition du Festival du Film Libanais de France fait figure d’acte de bravoure

    La projection de longs métrages rythmera le festival : Broken Keys de Jimmy Keyrouz (en sélection officielle à Cannes 2020), Nocturne in Black de Jimmy Keyrouz (2016), All This Victory de Ahmad Ghossein (séance en partenariat avec l’Institut du monde arabe), avec également une série de focus sur Beyrouth : le documentaire Beyrouth, jamais plus de Jocelyne Saab (1976), Beirut Terminus de Élie Kamal en avant-première, Beyrouth Through Time de Philippe Aractingi, Go Home de Jihane Chouaib, Listen ("Ismaii") de Philippe Aractingi, The Beach House ("Beit el-Baher") de Roy Dib ou Allo Chérie, court-métrage hors-compétition de Danielle Arbid, extrait de la série Ma Famille Libanaise. Cette projection sera suivie de Blackjack, court-métrage hors compétition de Danielle Arbid, extrait également de la série Ma Famille Libanaise.

    Un jury constitué du comédien Rodrigue Sleiman, de la comédienne Christine Choueiri, de l’écrivain et chercheur Élie Yazbek, de la productrice Myriam Sassine, de Serge Akl, directeur de l’Office du Tourisme Liban en France et de la comédienne Andrée Nacouzi remettra trois prix (Prix du Jury, le Prix de la Meilleure Fiction et le Prix Jeune espoir) à l’issue de la projection des courts-métrages en compétition : 30/2 de Hadi Ibrahim, Where To? de Robine Nachar, La Folie à deux de Charelle Abdallah, Ila Haythou – To Nowhere de Pamela Nassour, Harmonica de Jad Dona, That Stupid Armenian’s Motion Picture Show or Garen de Hrag Meguerditchian, Until The Rain Wanes de Marianne Bou Mosleh, NightShift, "طعمي السمكات" de Marc Salameh, Chmout de Rami Aidamouni, The War Of Others de Rami Ghorra, And The Party Goes On! de Michael Asmar, I Want To Be Understood And Ignored de Shadi Rabahi, Recipe In Exile de Chantal Kassarjian, What’s Your Name? de Nour Al-Moujabber, Day 6 de Layal M. Rajha et CORONA DAYS, "زمن كورونا" de Layal M. Rajha.

    Cette première édition du Festival du film libanais est un autre moyen de soutenir un pays et une culture singulièrement mis à mal cette année.

    La soirée d'ouverture aura lieu à l'Institut du monde arabe le mercredi 7 octobre.

    Le Festival du Film Libanais de France
    Du 7 au 11 octobre 2020 au cinéma Le Lincoln, Paris 8e
    https://fflfofficial.fr

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  • Le parfum oriental de Yara Lapidus

    Il ne pouvait en être autrement : la collaboration de Yara Lapidus avec le compositeur Gabriel Yared ne pouvait que donner un album à la fois riche en couleurs, musicalement dense et d’une justesse qui nous fait dire qu’Indéfiniment est absolument inratable.

    D’un côté, il y a la franco-libanaise Yara Lapidus à la carrière déjà riche dans le milieu de la mode et ayant sorti son premier album, Yara, il y a tout juste dix ans ; de l’autre, nous avons Gabriel Yared, libanais de naissance lui aussi, compositeur de musiques de film multi-primées et légendaire (37°2 Le Matin – nous y reviendrons –, L’Amant, mais aussi Le patient anglais, Cold Mountain ou, plus récemment, Juste la fin du monde). La rencontre – si l’on omet celle, plus étonnante encore, avec Iggy Pop – ne pouvait que donner naissance à un opus magique, enregistré aux studios d’Abbey Road.

    On entre dans l’univers d’Indéfiniment par des chemins méditerranéens. Depuis toi déploie langoureusement avec des accents métissés, avec instruments orientaux, grand orchestre et guitare électrique. Ce titre, repris du reste en fin d’album dans une version duo avec Adnan Joubran, dit tout d’un opus personnel : "Tout en moi / Me parle de toi / Dessous mes petits airs de femme qui rendent fous / Se cache un cœur en flamme et des remous."

    Indéfiniment, au romantisme chavirant, n’est pas sans renvoyer au dépaysement qu’avait proposé Gabriel Yared pour la BO de L’Amant, il y a plus de 25 ans. Un retour très excitant pour le compositeur aussi épris d’influences méditerranéennes et libanaises que son interprète : que ce soit la bossanova de Saidade de voce (reprise également en duo avec Chico Cesar) ou Illalabad, commençant comme un chant traditionnel du pays du cèdre, avant de se développer en ballade amoureuse somptueuse, servie par la voie sensuelle et veloutée de Yara Lapidus.

    La chanteuse n’est jamais aussi bien lorsqu’elle murmure ses chants d’amour, car c’est bien ce thème qui traverse tout l’opus, comme le reconnaît Gabriel Yared. Ça sert à rien cache derrière la fragilité et l’évanescence du sentiment amoureux le rêve d’un idéal à décocher : "S’il fallait un jour refaire le monde / Jure-moi mon amour que pas une seconde / Ne vaudrait la peine d’être perdue / Tous nos instants seraient suspendus."

    Une version en duo avec Iggy Pop

    La vie coule dans les veines de ce premier album, classique dans la facture mais cachant derrière les compositions mélodiques et maîtrisées de jolies surprises à chaque titre : que ce soit l’onirisme de Le plus doux de mes rêves, le pop-rock étonnamment rugueux et tout en relief de No no no no t’en fais pas, le son easy-listening d’Un matin sans toi ou encore la délicatesse toute romanesque de Ça sert à rien.

    Loin très loin constate, avec une mélancolie déchirante, la fin d’un amour. Pour cette chanson, Gabriel Yared a fait le choix d’une orchestration classique et voluptueuse  : "Il faut bien qu’on se prépare / à l’amour qui s’en va demain / Faut vouloir la fin tourner la page / Et s’en aller / ET s’en aller mourir / je me sens si loin."

    Il faut aller au bout de l’album pour trouver ce qui constitue les véritables joyaux d’Indéfiniment et Gabriel Yared. Si le compositeur doit être de nouveau cité c’est qu’il reprend et interprète en duo avec Yara Lapidus Encor encor. Les cinéphiles reconnaîtront une version chantée du thème de 37°2 Le Matin, sur des paroles de Yara Lapidus.

    Cette belle réussite en cache une autre : audacieuse, Yara Lapidus propose une seconde version en duo d’Encor Encor avec Iggy Pop. La voix grave et rocailleuse accompagne avec une délicatesse singulière Yara Lapidus dans ce chant d’amour intransigeant :"Dis-moi encore une fois / Pourquoi la terre est ronde / Moi du creux de tes bras / Je ne vois pas le bout du monde / Je veux te garder tout contre moi."

    Inratable, vous disais-je.

    Yara Lapidus, Indéfiniment, Yara  Music / L’autre Distribution, 2018

    Voir aussi : "Suprême Alka"

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