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psychologie

  • Un pied dans la porte pour le manipulé

    La manipulation. Voilà un sujet particulièrement rebattu, partout, que ce soit dans les conversations privées, sur les réseaux sociaux. Pour tout dire, dans cette époque obsédée par le complotisme et la liberté en danger, la manipulation devient un sujet à la fois épineux et source de fantasme. Voilà qui rend d’autant plus pertinent l’essai des chercheurs en psychologie sociale, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (décédé en 2020), Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens (éd. PUG).

    Il s’agit en réalité de la réédition de leur best-seller, déjà vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Cette nouvelle édition est augmentée de près de 50 pages et 16 nouvelles techniques de manipulation. Le lecteur y trouvera matière à réfléchir sur la manière dont ses gestes quotidiens peuvent se trouver influencer par une ou plusieurs tierce personne, et cela sans qu’il s’en rende compte.

    Pas besoin d’être expert en psychologie ou en sciences sociales pour dévorer ce passionnant livre, si l’on excepte un chapitre plus technique, justement nommé "Un peu de théorie". Par ailleurs, l’essai est enrichi de citations d’études, d’enquêtes et d’ouvrages sérieux. Pour le reste, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois optent pour la vulgarisation qui explique en grande partie l’énorme succès de leur essai. Il y a aussi l’ensemble de mises en situation en la personne de Madame O vivant dans le pays imaginaire de Dolmatie – mais qui pourrait être aussi bien la France, le Canada, l’Italie ou les États-Unis. Que cette femme – anonymisée – existe ou non est moins important que les faits quotidiens et anodins qu’elle vit : une après-midi de farniente, des courses au supermarché, une journée de shopping dans sa ville, des appels téléphoniques de commerciaux ou de militants associatifs ou encore une soirée seule chez elle en l’absence de son mari, soirée au cours de laquelle elle ne fait l’objet d’aucune interaction ni manipulation extérieure – en apparence seulement.

    À partir de ces saynètes, les auteurs nous parlent de pratiques et de méthodes qui permettent à un interlocuteur ou interlocutrice de faire faire à quelqu’un une chose sans contrainte ou force, et même en lui laissant une illusion de liberté. "Pas besoin, en effet, d’être séduisant ou d’occuper une place de pouvoir pour obtenir d’autrui ce qu’on attend de lui ; pas besoin non plus d’être un petit génie de la persuasion. Il suffit de connaître ces techniques".

    Donner "aux manipulés potentiels quelques clés pour mieux se défendre"

    Les auteurs ne cessent, à grands coups d’humour, de dédramatiser ces manipulations et de les rendre visibles et explicables. "La manipulation reste (…) l’ultime recours dont disposent ceux qui sont dépourvus de pouvoir ou de moyen de pression", disent-ils. Quels sont au juste ces moyens ? Les exemples de Madame O. permettent à Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois d’examiner les comportements de leur "cobaye", insistant à plusieurs reprises le concept de "soumission librement consentie". Les auteurs montrent que "le lien entre motivation et comportement, et a fortiori entre attitude et comportement, n’est pas direct". Ils en viennent à parler de la "notion d’effet de gel".

    Des exemples en entreprise, essentiellement dans le management, introduit d’autres concepts, à l’instar de "la dépense gâchée". Les faits historiques et politiques, comme l’escalade de la guerre du Vietnam, parlent également de ces "escalades d’engagement" qui peuvent nous conduire à des impasses, parfois en toute bonne foi.

    Les auteurs étudient plusieurs méthodes de manipulation, souvent utilisées dans les contextes commerciaux : l’amorçage, le leurre, les techniques du "pied-dans-la-porte", celle de la "porte-au-nez", le "pied‑dans‑la‑bouche", le "pied‑dans‑la‑mémoire", notamment. Sans compter ces 16 autres méthodes : le "donner‑un‑peu‑pour‑recevoir‑beaucoup", "l’acquiescement répété", "l’indisponibilité présumée", le "nous‑avons‑un‑point‑commun", le mimétisme, le "j’ai‑besoin‑de‑personnes‑comme‑vous", l’activation normative, le "juste‑une‑personne‑de‑plus", le "vous‑allez‑probablement‑refuser", le "pied‑dans‑la‑main", le "dites‑moi‑si‑ma‑demande‑vous‑paraît‑déplacée", le "je‑ne‑vous‑demanderai‑rien‑d’autre", le "piquer‑la‑curiosité", le "décadrer‑recadrer", le "pourriez‑vous‑me‑rendre‑un‑service ?" et le "j’espère‑que‑je‑ne‑vous‑dérange‑pas".

    L’essai rengorge d’exemples, d’études, de mises en situation, de faits réels mais aussi d’analyses. L’objectif est que chaque lecteur et lectrice devienne un citoyen et une citoyenne capable de réfléchir sur sa vie en société. Le maître mot n’est pas de donner des armes de manipulation  à des personnes mal intentionnées – que les auteurs condamnent, mais plutôt de donner "aux manipulés potentiels quelques clés pour mieux se défendre".

    Bref, voilà un ouvrage passionnant et d’utilité publique. 

    Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens,
    éd. PUG, 2024, 368 p.

    https://www.pug.fr

    Voir aussi : "Enquêtes pour de faux"

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  • La connerie, l'autre chose la mieux partagée au monde

    À quelques mois d’intervalles, deux livres nous parlent chacun à leur manière d’un sujet universel : l’état de la connerie humaine. Le recueil Psychologie de la Connerie, dirigé par Jean-François Marmion (éd. Sciences Humaines) et l’essai de Tom Phillips, Et Merde ! (La Librairie Vuibert) proposent de revenir, comme le dit Jean-François Marmion en reprenant une citation de Descartes, sur cette "chose du monde la mieux partagée" - avec le bons sens - qu'est la connerie : cette "promesse non tenue, promesse d’intelligence et de confiance trahie par le con, traître à l’humanité." Vaste programme !" aurait dit le Général de Gaulle. Il fallait bien le travail de trente philosophes, psychologues, intellectuels, sociologues et historiens pour décortiquer ce triste et universel comportement humain. C’est ce que propose justement Jean-François Marmion, à la direction de l'ouvrage de référence qu’est Psychologie de la Connerie.

    Le con n’y est pas caricaturé en "animal" ou être insondable impossible à raisonner. Jean-François Marmion rappelle avec humilité "qu’on est toujours le con de quelqu’un", ajoutant : "Moi-même, je ne me sens pas très bien." L’objectif de Psychologie de la Connerie est bien de décortiquer cette tare humaine et d’en faire une radio la plus précise et la plus sérieuse possible. Le premier article du livre est d’ailleurs consacré à la pertinence d’une étude scientifique sur la connerie, avec quelques questions posées par son auteur Serge Ciccotti ("Le con est-il de mauvaise fou ?", "Qu’est ce que le con-con ?", "Pourquoi le con s’appuie-t-il sur des croyances ?" ou "Pourquoi quand tu pleures y’a toujours un con pour te dire : Ça va ?"). Plus loin, Jean-François Dortier s’attache à faire consciencieusement une typologie du con (beauf, con universel, arriéré ou crédule), une réflexion poussée par Pascal Engel dans son article "De la bêtise à la foutaise".

    Le recueil devient plus pointu lorsqu’il entre dans la sphère psychologique ("Connerie et biais cognitifs" d’Ewa Drozda-Senkowska, "La pensée à deux vitesses" de Daniel Kahneman), voire des neurosciences ("De la connerie dans le cerveau" de Pierre Lemarquis). L’ouvrage de Jean-François Marmion se fait particulièrement actuel et engagé lorsqu’elle parle de post-vérité, des réseaux sociaux et des dérives politiques et historiques, aboutissant à des erreurs politiques et historiques monumentales.

    Tom Migdeley remporte la palme toute catégorie

    Et c’est là qu’on en vient au second ouvrage de cette chronique : l’essai à la fois éloquent, savoureux et drôle de Tom Phillips. Et Merde ! propose de balayer l’histoire universel des conneries, des bourdes et des quiproquos, prouvant par l’exemple que l’erreur est bien humaine.

    De la chute de l’australopithèque Lucy tombée de son arbre au plantage de la sonde spatiale Mars Climate Observer à cause d’une erreur élémentaire de calcul, en passant par le colonialisme ou la guerre du foot entre le Salvador et le Honduras en 1969, Tom Phillips multiplie les exemples de ces merdes qui ont pu avoir des conséquences dramatiques. L’auteur britannique s’arrête ainsi longuement sur l’accumulation de bourdes diplomatiques du shah khwarezm Muhammad II, qui, au début du XIIIe siècle, a réussi en moins de cinq ans à faire stupidement disparaître l’un des plus grands empires du monde en s’étant mis à dos sans raison Genghis Khan. L’auteur s’intéresse aussi à des événements et des personnages plus connus : l’erreur stratégique de Diên Biên Phuen 1953, le désastreux plan d’invasion de la Baie des Cochons ou la catastrophe que fut Adolf Hitler, en réalité "un égocentrique paresseux et incompétent, et son gouvernement une bande de clowns." Tom Phillips rappelle que le chef nazi est arrivé au pouvoir à cause de la légèreté d’électeurs allemands et que des politiques, pas moins cons, pensaient pouvoir manipuler les doigts dans le nez "ce crétin pathétique…"

    Les exemples de chefs d’état incompétents, de souverains "merdiques" (l’auteur s’arrête longuement sur trois spécimens ayant régné sur l’empire ottoman au XVIIe siècle), de guerres inutiles, de batailles foireuses (à l'exemple éloquent de la bataille de Karansebes en 1788 qui vit une armée s’auto-décimer sans ennemis), de responsables politiques improbables, de campagnes coloniales irréfléchies ou de choix stratégiques et diplomatiques vraiment très, très hasardeux.

    Mais paradoxalement, la science a su largement prouver qu’en matière de conneries elle n’était pas en reste. De ce point de vue, Tom Migdeley remporte la palme toute catégorie, et ce n’est pas en raison de sa mort stupide – étranglé avec les câbles de son lit qu’il avait perfectionné à l’aide de poulies. On doit à Tom Migdeley deux inventions désastreuses. La première est l’essence au plomb, qui permit de développer l’automobile – et par la même d’enrichir quelques industriels – mais aussi et surtout d’empoisonner la planète puisque des études scientifiques ont mis à jour le lien entre l’essence au plomb et la hausse de la criminalité dans le monde. Mais Tom Migdeley n’en resta pas là. Au début des années 30, il mit au point une autre de ces affligeantes découvertes : les CFC (les tristement célèbres chlorofluorocarbures) qui étaient destinés à la réfrigération encore balbutiante. Malgré son intérêt certain, cette deuxième invention s’avéra désastreuse pour la planète : "Dans les années 1970, alors qu’on commençait à vouloir abandonner par étapes l’essence au plomb, on découvrait l’existence du trou croissant de la couche d’ozone", trou provoqué par les CFC.

    Voici deux ouvrages qui font descendre l’intelligence humaine de son piédestal. Jean-François Marmion et Tom Phillips nous rappellent au devoir d’humilité, ne serait-ce que pour se rappeler des erreurs de l’historie humaine et éviter d’en refaire d’autres. Peut-être finirons-nous un jour par ne plus merder. On peut toujours rêver.

    Sous la direction de Jean-François Marmion, Psychologie de la Connerie
    éd. Sciences Humaines, 2018, 378 p.

    Tom Phillips, Et Merde ! (Humans: A Brief History of How We Fucked It All Up)
    éd. La Librairie Vuibert, 2019, 282 p.

    https://www.jfmarmion.com
    https://fullfact.org

    Voir aussi : "Un siècle risqué"

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