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Mon Précieux
C’est une tradition historico-religieuse qui a resurgi ces dernières semaines : celle des reliques. Le protagoniste en est Philippe de Villiers, figure politique de la droite catholique traditionaliste – et accessoirement créateur du Puy du Fou. Connu pour son sens de la communication et pour ses coups médiatiques, l’ancien secrétaire d’État à la culture, ex-Président du Conseil Général de Vendée et actuel député européen, a acquis lors d’une vente aux enchères une ancienne bague de Jeanne d’Arc que l’évêque Cauchon lui aurait dérobé peu avant son supplice du bûcher en 1431. Le dimanche 20 mars 2016, un spectacle au Puy du Fou réunissait 3000 personnes venus accueillir le précieux anneau, à coups d’oriflammes, de cavalcades et de haies d’honneur de chevaliers tout droit sortis de la Guerre de Cent ans.
On devine la valeur d’un tel objet et, en l’occurrence, le prix payé plutôt rondelet : 380 000 euros, que le député européen a pu débourser, via la Fondation du Puy du Fou, grâce à une souscription publique. Il n’est pas anodin de préciser que cet anneau quitte la Perfide Albion pour rejoindre le pays de la Pucelle.
Cet objet trouvera-t-il sa place dans un musée, par exemple à l’Historial Jeanne d’Arc de Rouen, à la maison Jeanne d'Arc d'Orléans ou dans sa maison natale de Domrémy dans les Vosges ? Non. La bague légendaire est désormais exposée dans une chapelle au sein du parc d’attraction du Puy du Fou.
Non sans provocation ni arrière-pensée, Philippe de Villiers transforme ainsi le gigantesque espace ludique créé il y a près de 40 ans en "lieu de mémoire". Qu’on se le dise : le Puy du Fou n’est plus simplement ce gigantesque espace ludique mêlant décor en carton pâte, reconstitutions de villages ou d’arènes et scénettes restituant des épisodes historiques plus ou moins avérés. L'un de principaux parcs d’attraction français, en acquérant un objet estampillé "historique", entend aussi symboliquement s’élever au-dessus de ses concurrents – Eurodisney ou Astérix en premier lieu – pour garantir une forme d’authenticité dans sa démarche de divertissement. Le Puy du Fou n’est pas tout à fait un parc comme les autres, semble nous dire Philippe de Villiers et ses fidèles qui sont aux manettes. Les adversaires de l’ancien candidat à l’élection présidentielle parlent de "privatisation de l’histoire" alors que des voix – en premier lieu à l’extrême-droite – se félicitent du retour de "l’anneau de Jehanne d’Arc en terre de France" (Marine Le Pen).
"L’anneau de Jehanne d'Arc" ? En sommes-nous si sûrs ? Arrivé au stade de cet article, le bloggeur ne peut s’empêcher de s’interroger justement sur l’authenticité de qu’il convient d’appeler une relique. Les nouveaux propriétaires, Philippe de Villiers et son fils Nicolas, qui a pris la Présidence du Puy du Fou, assurent que les documents en leur possession attestent que le bijou est bien celui qui a appartenu à la Pucelle d’Orléans.
Umberto Eco s’était intéressé au phénomène médiéval des reliques, qui avait vu la multiplication d’objets sacrés (fragments de la crèche de Jésus, étoffes tâchées de sang et de cervelle de saint Thomas, une côte de sainte Sophie, des poussières d’ossements, et cetera) destinés à impressionner les croyants autant qu’à développer les pèlerinages et les trafics en tout genre. L’auteur du Nom de la Rose a ironisé sur le nombre incalculable de ces reliques qu’une personne un tantinet sensée ne prendrait pas au sérieux. La bague de Jeanne en fait-elle partie ? Et d’ailleurs, de quelle bague parlons-nous ?
L’historien normand Michel de Decker raconte pour Paris Normandie que les spécialistes en repèrent deux : la première a été volée à Jeanne d’Arc lors de son arrestation par les Bourguignons à Compiègne en 1430 alors que l’autre aurait été récupéré par l’évêque Cauchon lors de son procès. L’ecclésiastique l’aurait ensuite offert au cardinal de Beaufort avant que l'anneau ne traverse la Manche. Passons sur les ventes et les achats successifs au cours du XXe siècle, jusqu’à son acquisition par le docteur Hasson en 1947 pour 175 livres sterling. En 1952 puis 1956, la bague est exposée à la Turbie (près de Monaco), à Paris puis à Rouen. Les spécialistes se montrent à l’époque prudents sur l’authenticité de l’objet. Ce qui n’empêche pas quelques tractations en 1980 pour que l’anneau retourne en France. Finalement, l’héritier du Dr Hasson choisir de le vendre aux enchères. Le prix de départ de 19 000 euros est vite dépassé et la fondation du Puy du Fou, présidée par Philippe de Villiers, l’achète.
Nous parlions un peu plus haut de deux bagues. Oliviez Bouzy, directeur scientifique de l’Historial du centre Jeanne d’Arc d’Orléans fait la remarque que les minutes du procès de Rouen décrivent un anneau en laiton. Or, celui qui a été vendu est en argent. Par contre, il porte des inscriptions attestant qu’il s’agirait bien d’un bijou du XVe siècle ("IHS MAR" pour "IHeSus MARia"). S’agit-il bien de celui que l’évêque Cauchon a dérobé à la jeune guerrière ? Pas sûr. Il pourrait s’agir – ce que le Président du Puy du Fou reconnaît – du premier bijou – en argent donc – qui a été volé par les Bourguignons lors de la capture de la Pucelle à Compiègne.
En 2016, cette affaire d’anneau de Jeanne remet donc au goût du jour la tradition des reliques, objets à l’historicité plus ou moins douteuse, vénérés pour des raisons parfois autres que religieuses. Pour l’heure, Philippe de Villiers s’est mis la bague au doigt et n’entend pas de sitôt voir cet objet hors du commun lui échapper : "Mon Précieux !" comme le dirait Golum dans Le Seigneur des Anneaux.
"Le seigneur de l’anneau", Le Monde, 22 mars 2016
"L’anneau de Jeanne fait-il foi ?" Liberté Dimanche (Paris-Normandie), 20 mars 2016
"Le nom de la rose, souvenir d'un ossuaire / Hommage à Umberto Eco"