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Montargis la Chinoise [3] : "Dans mes bras, monsieur le maire de Montargis !"
Après la mort de Mao, qui se souvient de la place qu'a occupée Montargis dans la naissance du parti communiste chinois ? Sans doute d'abord les protagonistes eux-même, et à commencer par Deng Xiaoping. Lors de son retour en France en 1975, cette fois en visite officielle, l'ancien étudiant souhaite revoir Montargis et "[y] manger des croissants" ! Ce voyage emprunt de nostalgie n'aura jamais lieu mais son ancien employeur, la multinationale Hutchinson, retrouve la trace de son passage dans les années 20 (voir l'article précédent). Il s'agit d'une fiche archivée. Par ailleurs, Deng Xiaoping n'aura de cesse de rappeler l'importance de cette petite ville du Loiret dans l'Histoire de la Chine moderne.
En 1982, la France, socialiste depuis un an (et avec des ministres communistes au gouvernement), forme de grands espoirs au sujet de ce gigantesque pays, "sur le point de s'éveiller". Ce dernier est en passe de respirer après plusieurs décennies de guerres civiles, d'une révolution culturelle terrible, de programmes politico-économiques lancés à la hussarde et de purges au plus haut sommet de l'État. Des millions de morts ont accompagné la mue de cette région du monde. Deng Xiaoping, l'ancien petit ouvrier de Montargis est à la tête de l'État et s'apprête à le moderniser contre vents et marées. Le "Socialisme à la chinoise" se voit mâtiner d'un libéralisme a priori contre-nature, ce qui ne semble pas troubler outre-mesure le pragmatique Deng : "Peu importe qu'un chat soit blanc ou noir, le plus important est qu'il puisse attrape des souris", affirme-t-il avec conviction.
Un voyage officiel est organisé en cette année 1982, rassemblant maires de grandes villes et industriels influents. Deng Xiaoping met une condition à ce voyage : que parmi les invités crânement présents figurent Max Nublat, le modeste maire (communiste) de Montargis. La journaliste Sylvie Braibant raconte avec verve et talent cet événement digne d'un film : "Max Nublat (...) fit sa petite valise, grimpa dans l'avion réservé à l'imposante suite française, fut placé un peu derrière les autres. Après l'atterrissage et alors que tous s'apprêtaient à descendre, des officiels chinois pénétrèrent dans la carlingue, très affairés, et demandèrent à tout le monde de se rasseoir, à l'exception de "Monsieur le maire de Montargis". Très étonné, et même légèrement inquiet, il passa donc devant tout le monde : au bas de la passerelle, sous une banderole de bienvenue déployée à son nom, une somptueuse limousine attendait. Il fut embarqué toutes sirènes hurlantes vers le Palais impérial. Là, les portes s'ouvrirent les unes après les autres. Dans la dernière pièce, un homme attendait tout sourire et les bras ouverts. Deng Xiaoping dit "dans mes bras Monsieur le maire de Montargis" et il serra bien fort contre lui un Max Nublat au bord d'une double apoplexie, physique et psychique."
Ému et nostalgique, Deng Xiaoping se souviendra longtemps d'anecdotes survenus cinquante ans plus tôt à Montargis : l'apprentissage de la valse dans un dancing, La Gloire (devenu un hôtel et restaurant étoilé), un PV récolté pour le non-fonctionnement du feu rouge d'un vélo ou le souvenir d'une collègue d'atelier aux yeux de couleurs différentes : "Impossible qu'il ne soit pas allé à Montargis", témoignera le maire de l'époque après coup.
Trente années se sont passées depuis cet événement diplomatique. Après la mort de Deng Xiaoping en 1997, les relations étroites entre la Chine et Montargis ne sont pas laissées lettre morte, loin s'en faut. Difficile à placer sur une mappemonde, la petite ville du Loiret tente cependant de cultiver cet héritage, non sans arrière-pensée économico-touristique. Timidement, des initiatives se font jour pour capitaliser sur les relations sino-montargoises : circuit touristique, musée de la Chine au 15 rue du Tellier (anciennement 15 rue du Pont de l'Ouche, un site qui avait servi de résidence à de jeunes Chinois), manifestations culturelles sous l'égide d'une ambitieuse association Amitiés Chine-Montargis et de sa charismatique présidente, Peiwen Wang.
Comment conclure cette série d'article sur les liens hors normes qui unissent une modeste ville française et une superpuissance ? Peut-être en évoquant un dernier protagoniste.
René Dumont, candidat aux élections présidentielles de 1974, était le fils de la directrice du collège du Chinchon, un des lieux d'accueil d'étudiants chinois. Du même âge que Deng Xiaoping, "l'homme au pull-over rouge" se lia d'amitié avec Cai Chang, agronome réputée et future vice-présidente de l'Assemblée nationale de son pays. Plus de cinquante ans après la venue de Li Shizheng, venu en France étudier l'agronomie, c'est René Dumont qui entreprend plusieurs voyages en Chine sur le même sujet. Il constate là-bas les évolutions agricoles de la réforme agraire chinoise de 1949, non sans naïveté ni aveuglement d'ailleurs ("Saluons le dévouement des dirigeants chinois à l’intérêt national et à celui des travailleurs", écrit-il). Il en retire des enseignements sur l'agronomie marxiste ("Une autre politique de développement existe déjà, dans le pays le plus peuplé du monde, qui permet une croissance mesurée certes, mais sans aide extérieure, sans chômage, sans gaspillages, avec très peu de pollutions : celui de la Chine"). Il en vient à affirmer, en utopique patenté, ses convictions sur la nécessité d'une révolution mondiale... écologique.
Ce voyage d'un Montargois dans le pays de Deng Xiaoping, avec en arrière-fond l'agronomie chère à Li Shizheng, peut être lu comme un formidable pied de nez du destin. C'est aussi une manière fascinante de boucler la boucle de cette aventure humaine, sur fond de révolutions.
Un remerciement particulier à Peiwen Wang
Sylvie Braibant, "De Montargis à Pékin : le grand bond en avant", janvier 2013
Jérôme Perrot, "Montargis, l'étape secrète de la Révolution chinois",
Humanité Dimanche, 16-22 octobre 2014
Régis Guyotat, "Montargis, berceau de la Chine nouvelle",
Le Monde, 9 septembre 2006
Alexandre Moatti, "René Dumont : les Quarante ans d'une Utopie",
La Vie des Idées, 11 juillet 2014
Association Amitié Chine-Montargis
Musée de la Chine, 15 rue Tellier, Montargis
Voir aussi les deux articles précédents :
Montargis la Chinoise [1] : Naissance d'une idée
Montargis la Chinoise [2] : Deng Xiaoping et d'autres jeunes gens ambitieux