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roman graphique

  • Gnôle, mômes et mots

    Voilà une passionnante BD consacrée à l’une des figures les plus marquantes de la littérature contemporaine. Michele Bonton pour le scénario et Letizia Cadonici au dessin proposent en ce début d’année une bande dessinée consacrée au poète et romancier américain Charles Bukowski (Bukowski, De liqueur et d'encre, éd. Petit à Petit). Martin Boujol le complète avec un dossier documentaire.

    Beaucoup se souviennent certainement d’un numéro de l’émission littéraire Apostrophe en 1978. L’auteur américain est invité par Bernard Pivot dans cette émission culturelle très prisée. L’écrivain américain, alcoolique notoire, vient y parler de son dernier roman, Women. Au bout de trois bouteilles, Bukowski déraille, bafouille et soulève la robe de sa voisine avant d’être éjecté en direct par l’animateur. Succès médiatique – et de librairie – assuré dès le lendemain.

    Cette anecdote est pourtant très réductrice, tant l'œuvre et la vie de l'écrivain américain n'est pas uniquement à résumer à ces termes : alcool et sexe. Voilà une excellente idée de proposer ce roman graphique en hommage à cet homme qui aurait 102 ans cette année.

    Une œuvre incroyable, saluée partout et étudiée jusque dans les universités

    Charles Bukowski est une personnalité hors-norme, comme le prouve la formidable BD de Michele et Letizia Cadonici. Porté sur la bouteille, homme à femmes, instable et artiste maudit, pour ne pas dire marginal, Bukowski a pourtant laissé une place déterminante dans la littérature américaine.

    Battu par son père, mal-aimé par sa mère, le futur auteur des Contes de la Folie ordinaire commence son existence rejeté. De petits boulots en bars, Bukowski ne trouve un peu de consolation qu’entre les bras de femmes aussi paumées que lui, dont des prostituées. Letizia Cadonici ne cache pas quelques scènes bien épicées, dont sa première relation sexuelle avec une femme qu’il a draguée dans un bar – bien sûr... On laissera le lecteur savourer une scène des plus savoureuses.

    Au scénario, Michele Bouton ne va pas par quatre chemin pour faire le portrait d’un homme peu amène avec ses conquêtes, même s’il nouera une relation de 10 ans avec Jane, se mariera Barbara Frye, éditrice fortunée chez Harlequin et aura même un enfant et une vie (presque) normale avec Frances Smith avec qui il aura d’ailleurs une petite fille.

    Écrivain écorché vif, Bukowski est découvert sur le tard par l’éditeur John Martin qui lui propose un contrat en or et publie son œuvre. Nous sommes en 1966. La suite, c’est une histoire de succès littéraires, jusqu’à Hollywood. L’homme trouve par la suite le bonheur dans les bras de sa dernière compagne, Linda Lee Beighe.

    Il reste aujourd’hui une œuvre incroyable, saluée partout et étudiée jusque dans les universités. Une sacrée revanche pour un artiste qui avait connu la misère, le rejet, les jobs mal payés et la marginalité. "Ses travaux s’adressent aux solitaires, aux déchets de la société, à tous ceux qui ont perdu espoir" lit-on dans un des nombreux focus.    

    Michele Bonton, Martin Boujol et Letizia Cadonici, Bukowski De liqueur et d'encre,
    éd. Petit à Petit, 2024, 160 p. 

    https://www.petitapetit.fr/produit/bukowski
    http://charlesbukowski.free.fr
    https://bukowski.net

    Voir aussi : "Charles Bukowski, affreux de la création"
    "Ivre de vers et d’alcool"

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  • Francis Ford Coppola, le Parrain du Nouvel Hollywood

    Jetez un coup d’œil sur la page Wikipedia de Francis Ford Coppola : vous serez sans doute surpris par sa filmographie, finalement pas si riche que cela – si on oublie les années 80. Et pourtant, quel personnage, quel précurseur et quel génie ! Avec deux Palmes d’Or à Cannes (Conversation secrète, Apocalypse Now) et plusieurs Oscars (Le Parrain I et II – pour une fois, la suite d’un film à succès dépasse en qualité le premier opus). Les années 70 sont fastes sur le réalisateur américain qui a vu trois de ses films, Le Parrain, Le Parrain 2e partie et Apocalypse Now, accéder au panthéon du cinéma mondial.

    Le roman graphique d’Amazing Ameziane, Don Coppola (éd. du Rocher) retrace la carrière du cinéaste, depuis ses premières années où il a été alité plusieurs mois à cause de la polio, jusqu’à son futur dernier grand projet, Megalopolis, dont nous n’avons pas fini d’entendre parler.

    Francis Ford Coppola, singulièrement discret depuis deux décennies, montre à quel point son cinéma a fait de lui le maître et l’inspirateur du Nouvel Hollywood, avec un comparse et disciple nommé George Lucas. 

    Famille

    Don Coppola s’attache principalement aux deux œuvres phares du cinéaste américain : le cycle du Parrain (sans oublier le troisième opus, moins aimé car trop comparé aux deux géniaux premiers volets). La famille Corleone – et, partant, la propre famille de Coppola – est au cœur du roman graphique. Amazing Ameziane raconte en texte et en image les origines d’un chef d’œuvre, au départ best-seller de Mario Puzzo : comment Coppola s’est emparé de cette adaptation, comment s’est passé le travail avec l’auteur et avec les acteurs, dont les stars Marlon Brando et les jeunes Al Pacino  et Robert de Niro et comment il a su conquérir le public et les critiques. Il a beaucoup été raconté comment la mafia américaine s’est incrustée dans la réalisation du film, se plaisant même à voir certains de ses membres y jouer.

    Francis Ford Coppola apparaît régulièrement dans ces pages pour commenter ses choix, expliquer son travail et réfléchir sur ses influences, insistant sur la place de sa propre famille.    

    L’autre film phare, le troisième chef d’œuvre (si l’on oublie Conversation secrète) en cinq ans du réalisateur américain est Apocalypse Now. La démesure du film (à l’époque où le numérique n’existait pas), la tension sur le plateau, les incidents et accidents de tournage : tout cela a fini de faire entrer ce grand film de guerre dans l’histoire du cinéma. Avec de nouveau un Marlon Brando exceptionnel.

    La BD d’Amazing Ameziane est un brillant exercice de style et un chant d’amour qui convaincra autant les amateurs de bande dessinée que les amoureux du cinéma.

    Amazing Ameziane, Don Coppola, éd. du Rocher, 2023, 228 p. 
    https://www.editionsdurocher.fr/product/126823/don-coppola
    http://amazing-ameziane.blogspot.com

    Voir aussi : "Les films que vous ne verrez jamais"

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  • Mon si fragile X

    X Fragile : voici une étrange expression, mal connue, sinon inconnue, et qui recouvre pourtant une réalité médicale cruelle : une maladie génétique qui est aussi la première cause de déficience intellectuelle héréditaire. L’une des auteures, Émilie Weight, a un fils, Mike, qui est atteint du terrible X Fragile. Elle le raconte dans le roman graphique Pourquoi tu te moques ? (éd. Le Duc), mis en dessin par Korrig’ Anne.

    La naissance d'un enfant. L’histoire aurait pu être idyllique, et elle l’a été en tout cas jusqu’aux deux ans de Mike, un enfant joueur, attentionné, souriant et actif. Mais les balancements réguliers des bras du jeune garçon commencent à inquiéter un de ses oncles qui suggère aux parents de consulter un spécialiste. Autisme ? Problème de motricité ? Lorsque finalement le diagnostic tombe, c’est le choc : l’enfant a le syndrome de l’X fragile, un handicap que les parents doivent comprendre, digérer et surtout apprendre à vivre avec. 

    "Sentinelles émotionnelles de notre société normative et pourtant si fragile"

    La bande dessinée suit la rude bataille des parents pour donner à Mike une vie et une scolarité la plus normale possible. Dès le diagnostic posé, ils savent que la déficience intellectuelle de leur fils, peu visible à l’âge de deux ans, deviendra par la suite plus compliquée : gestion des émotions, problèmes d’élocutions, risques de problèmes cardiaques à l’adolescence mais aussi d’épilepsie. Faute de traitements curatifs, les rendez-vous pour des rééducations et de stimulations ponctueront la vie de Mike et de ses parents.

    Dans leur roman graphique, les auteures ont choisi d’alterner le récit quotidien de parents ordinaires et le point de vue de Mike, avec ces instants de bonheur, de désespoir, de doutes, d’interrogations mais aussi de colères. Les scènes de rejets – souvent à l’école – font partie des moments les plus rudes, ce dont le titre témoigne : "Pourquoi tu te moques ?" Mais il y a aussi ces interrogations d’un enfant : "Pourquoi mes copains ne veulent plus jouer avec moi ?"

    L’ouvrage d’Émilie Weight et Korrig’ Anne a la vertu des livres de témoignages qui ont pour objectif de faire découvrir un handicap terrible mais méconnu. Comme le dit le Dr Vincent des Portes en postface, "J’espère que l’histoire de Mike et de sa famille contribuera à changer notre regard sur les personnes porteuses d’un handicap intellectuel, sentinelles émotionnelles de notre société normative et pourtant si fragile." On ne saurait mieux dire. 

    Émilie Weight et Korrig’ Anne, Pourquoi tu te moques ? Grandir avec l’X fragile,
    éd. Leduc Graphic, 2023, 160 p.

    https://www.editionsleduc.com/produit/3279/9791028529390/pourquoi-tu-te-moques
    https://www.facebook.com/korriganneillustration
    https://www.facebook.com/emilie.weight

    Voir aussi : "Ce n'est pas toi que j'attendais"

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  • Stéphanie St. Clair, alias Queenie

    Quel bonheur lorsqu’un livre, et a fortiori une bande dessinée (pardon, un "roman graphique"!) nous fait découvrir un pan méconnu de la grande histoire, et plus spécialement une personnalité exceptionnelle ! C’est le cas du livre d’Elizabeth Colomba (au dessin) et Aurélie Lévy (au scénario), auteures de Queenie, La marraine de Harlem, paru chez Anne Carrière il y a deux ans. Il est temps de faire une séance de rattrapage et découvrir ou redécouvrir cette passionnante BD.

    Queenie est le surnom à New York de Stéphanie Sainte-Clair, née pauvre en Martinique, brillante jeune fille, très douée dans les chiffres (ce qui lui sera très utile lorsqu’il s’agira de monter ses affaires - illégales - dans les années 30). Maltraitée, violée et promise à la misère, la jeune femme part aux États-Unis, contrée guère plus réjouissante pour une femme noire.

    Au moment où commence Queenie, Stéphanie sort de prison. Nous sommes en 1933 et la fin de la Prohibition a rabattu les cartes. L’homme de main de Queenie, Bumpy Johnson, l’attend pour faire le point sur leur business. Les clans mafieux, dont celui de l’impitoyable Dutch Schultz, déclarent la guerre à celle qui a fait fortune grâce au jeu. Queenie s’avère coriace. Elle use de tous les stratagèmes pour sauver sa fortune et sa vie. Avec succès, car Queenie mourra dans son lit à la fin des années 60 – fait exceptionnel pour une membre éminente de la mafia.  

    Des planches soignées au noir et blanc somptueux et au graphisme élégant

    Le lecteur découvrira avec sans doute passion une personnalité hors-norme de l’histoire américaine. Une mafiosa, qui plus est. La Française née dans les Antilles est devenue en quelques années une membre du grand banditisme capable de faits d’armes les plus audacieux. Que l’on pense à la manière dont elle usait des médias pour asseoir son pouvoir.

    Les auteures parlent aussi de la police new-yorkaise qui a eu le plus grand mal à empêcher cette guerre des clans. Queenie, richement documenté, propose des focus sur l’enfance et l’arrivée de Stéphanie St. Clair sur le sol américain. La ségrégation et les méfaits du Ku Klux Klan ne sont pas tus, grâce à une série de flash-back.

    Mieux qu’un essai, la bande dessinée propose, grâce à des planches soignées au noir et blanc somptueux et au graphisme élégant, une plongée dans cette Amérique légendaire. Il ne manque ni les immeubles de Harlem, ni les clubs de jazz (dont le Cotton Club), ni les personnages légendaires tels que le boxeur Jack Johnson, les musiciens Thelonious Monk et Duke Ellington, ni bien sûr les mafieux Dutch Schultz ou Lucky Luciano qui, eux, ont plus mal finis que Queenie. Véritable anti héroïne qui s'est avérée bien plus maligne que ces bonhommes. 

    Elizabeth Colomba et Aurélie Lévy, Queenie, La marraine de Harlem,
    éd. Anne Carrière, 2021, 168 p.

    https://anne-carriere.fr/livre/queenie-la-marraine-de-harlem
    https://www.instagram.com/elizabethcolomba
    https://www.instagram.com/aurelielevy1

    Voir aussi : "Pieds bandés"

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  • Twilight Zone

    Roman graphique, magazine ou concept d’art contemporain ? Il y a un peu de tout cela à la fois dans La Dimension perdue, le deuxième numéro proposé Nicolas Le Bault.

    Bla Bla Blog suit avec passion depuis plusieurs années l’aventure de White Rabbit, à l’origine de plusieurs projets tout aussi passionnants que dingues. On retrouve dans ce deuxième numéro de La Dimension perdue ce qui fait l’univers et la facture de Nicolas Le Bault.

    Rêve ou cauchemar ? Les nuits de Karine sont des plus perturbées. Elle se réveille dans la maison de son enfance. Son père a quitté son lit pour descendre à la cave. Elle l’y trouve, ivre, et, en poursuivant sa quête, découvre une adolescente prisonnière. 

    Psychanalyse et tourments sociaux

    Il n’est pas nécessaire d’avoir lu le premier volume de La Dimension perdue pour découvrir ce numéro à ne pas mettre entre toutes les mains. Le sexe la violence, l’inceste et la souffrance servent de matériaux à Nicolas Le Bault pour parler de l’intimité, des peurs, des cauchemars et des innocences sacrifiées.

    On est dans une zone crépusculaire où la psychanalyse, les tourments sociaux et l’underground se fondent dans une histoire au graphisme de Nicolas Le Bault identifiable entre tous : personnages naïfs, couleur omniprésente, ligne claire et symbolisme fort.  

    Nicolas Le Bault poursuit son roman graphique avec une foi de charbonnier intacte. Et c’est très bien. 

    Nicolas Le Bault, La Dimension perdue, #2, White Rabbit Prod, 2022, 28 p.
    https://whiterabbitprod.bigcartel.com
    http://www.nicolaslebault.com

    Voir aussi : "Conte cruel"

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  • "Le bon vieux temps ? Non, merci. J’en viens"

    Cette phrase cinglante est lancée par Jean Rohou, le co-auteur de Fils de Ploucs (éd. Ouest-France). Clara Vialletelle est au dessin pour l’adaptation en BD de ce témoignage sur une Bretagne aujourd’hui disparue.

    Sans nostalgie ni misérabilisme, Jean Rohou raconte les premières années de sa vie. Né en 1934 à Plougourvest dans le Finistère, non loin de Landivisiau, l’enfant d’ouvriers agricoles est au coeur des traditions et des us et coutumes de son pays isolé. Comment vivait-on dans cette campagne bretonne ? Quel était le poids des traditions ? Quels étaient les lieux de vie ? Que mangeait-on ? Comment s’habillait-on ? Comment se passaient le travail, les loisirs et les grands événements comme les mariages ou les fêtes locales ?

    Jean Rohou raconte ses souvenirs et ses réflexions en les mêlant à des portraits de personnes, proches ou non, croisés dans ses jeunes années. Parmi ces figures centrales, figure en bonne place la mère de Jean, Anastasie "Dynamique, agile, intelligente".  Ce pilier de la cellule familiale va prendre une place considérable au début de la seconde guerre mondiale. Le destin de cet homme, devenu universitaire et écrivain, est riche de récits éloquents, telle que la mort d’un grand-père pendant la Grande Guerre.

    Un pari osé pour cette jeune illustratrice de 26 ans. 60 années la séparent de Jean Rohou

    Fils de Ploucs avait fait l’objet d’un récit en trois tomes, parus entre 2005 et 2016. Le roman graphique de Clara Vialletelle devrait être le premier volume d’une saga passionnante sur un Breton au cœur du XXe siècle. Évidemment, un tel projet littéraire n’est pas sans évoquer l’œuvre de Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’Orgueil. Jean Rohou se montre singulièrement sévère à son sujet : "C’est un conteur : le travail des conteurs est de raconter des histoires ! Mais celui-là prétend décrire la réalité."

    Pour illustrer Fils de Ploucs, c’est Clara Vialletelle qui s’est frottée au jeu. Un pari osé pour cette jeune illustratrice de 26 ans. 60 années la séparent de Jean Rohou. C’est dire que le projet littéraire et graphique est aussi une histoire de passage de mémoires : "L’histoire occupe une grande place. C’est même un personnage principal, puisque l’intérêt est de nous montrer comment on vivait à cette époque, comment on travaillait dans le milieu rural", dit-elle. Suite à ce constat, la dessinatrice, connue pour une première BD prometteuse parue en 2018 (C'est décidé, je pars en Inde), s'est appuyée sur les rares images d'archives et a fait appel à la mémoire de Jean Rohou. "Dans un souci de véracité", elle a finalement choisi de réduire sa palette, habituellement très colorée, pour ne conserver que quelques tons qui mettent en lumière l'aspect austère et pourtant bien réel de cette enfance en Bretagne dans les années 1930.

    C’est passionnant, instructif, émouvant. À découvrir absolument, en attendant la suite du récit de Jean Rohou.

    Jean Rohou et Clara Vialletelle, Fils de Ploucs,  éd. Ouest-France, 2021, 142 p.
    https://editions.ouest-france.fr/fils-de-ploucs-t2-poche-9782737354571.html
    https://claravialletelle.wordpress.com
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Rohou
    https://www.facebook.com/claravialletellepro

    Voir aussi : "Frohe Weihnachten, Giulia"

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  • Aung San Suu Kyi et les bouddhistes extrémistes

    Carnet de voyage autant qu’enquête d’investigation sur la Birmanie, l’ouvrage de Frédéric Debomy et Benoît Guillaume, Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes, (éd. Massot) jette un coup de projecteur sans concession sur l’un des pays les plus fermés d’Asie du Sud-Est et sur l’une des figures les plus mystérieuses de la politique internationale. Les 30 premières pages de ette BD ont paru dans le numéro d'automne 2018 de la revue XXI, sous le titre : La haine des cieux.

    Comme le rappellent les deux reporters français, il n’y a pas si longtemps que cela, Aung San suu Kyi, la fille du Père de l’indépendance birmane, était une dissidente vénérée, récompensée d’un Prix Nobel de la Paix (en 1991) dans un pays sous le joug de l’armée. Réhabilitée par ceux-là même qu’elle combattait, elle devient députée en 2012, puis Présidente trois ans plus tard.

    Mais ce qui devait être un renouveau démocratique et pacifique se révèle rapidement décevant. Et la clé de cette déception réside sans doute autant dans la place de l’institution militaire, toujours puissante, que dans celle des Bouddhistes extrémistes : "Avant les émeutes [en 2013], les moines prêchaient l'amour entre les communautés. Maintenant il y a certains moines qui font partie de Ma Ba Tha, même si ce n'est pas le cas de tous." Ma Ba Tha est un mouvement extrémiste bouddhiste dont le bonze Wirathu est la figure la plus connue. Ces moines se disent "nationalistes".

    Parmi les ennemis désignés de ces bouddhistes extrémistes figurent les musulmans, dont ceux de l’ethnie des Rohingya ("des bouddhistes essayaient de monter les leurs contre les musulmans"). "Wirathu est un moine influent. Au point d'avoir été surnommé « le visage de la terreur bouddhiste » par le magazine Time," est-il écrit dans la bande dessinée d’investigation.

    Frédéric Debomy et Benoît Guillaume parcourent le pays pour rencontrer dissidents, victimes, défenseurs des droits de l’homme et membres d’ONG qui, tous, à leur manière, parlent de la situation explosive dans un pays riche de plus de 130 ethnies. Et aux différences ethniques vient se confondre les différences religieuses, ce qui complique tout dans ce pays soumisà toutes les violences.

    La question de la nationalité, du fédéralisme – qui serait logique dans un État pourtant très centralisé – et de la manière dans des groupes manipulent la société, est au centre de l’enquête. Elle est mise en images et en couleurs avec une économie de moyens, comme si elle était guidée par l’urgence. Ce qui rend le livre d’autant plus passionnant.

    "Une dictatrice démocratiquement élue"

    Un musulman birman résume toutes les tensions que vivent son pays : "Ce qui n'existait pas avant, c'est que si je perds ma carte d'identité et que j'en demande une nouvelle, il n'y aura plus écrit « Bamar » [l'ethnie birmane] et « musulman » comme sur l'actuelle, mais « Indien » ou « Bengali » et « musulman ». On fait de nous des étrangers." "Les moines sont les marionnettes de l'armée" commente encore un des reporters. Des "marionnettes" qui manipulent à leur tour une population d’autant plus perméable aux discours intolérants qu’ils ont été facilités par des décennies de dictature.

    Les droits de l’homme ont encore un long chemin à faire en Birmanie. Un dissident d’origine musulman a une réflexion éloquente : "Il y a un problème de traduction aussi : les « droits » de « droits de l’homme » se traduit en birman par « opportunités »… Les gens se disent : « Pourquoi donnerait-on des opportunités particulières aux musulmans ?" No comment.

    Et c’est là qu’on en vient à Aung San Suu Kyi, l’ancienne dissidente et défenseuse des droits de l’homme. Comment cette Présidente a pu décevoir à ce point ? C’est "une dictatrice démocratiquement élue" assène Thet Swe Win, une des figures politiques de la jeune génération.

    Les journalistes français esquissent des explications au laisser-faire d’Aung San Suu Kyi, prise en tenaille entre l’armée birmane, les extrémistes bouddhistes et ses anciens soutiens frustrés par son inaction après les exactions contre les Rohingya. Peut-on la taxer de femme hautaine, trop prudente ou influencée par Wirathu et ses sbires ? Une chose est sûre : l’ancienne dissidente auréolée d’un Prix Nobel de la Paix a laissé de côté ses anciens soutiens comme les organisations de la société civile. Les plus magnanimes diront qu’elle "sacrifie sa dignité [pour le pays]", les autres qu’elle est une politicienne nationaliste et refusant toute critique. Elle "s’enferme dans un tête à tête avec l’armée", comme si son parti, la LND, n’avait besoin de personne. Et pendant ce temps là, les Birmans, et en particulier les femmes birmanes, souffrent.

    On n'a pas fini d'entendre reparler de la Birmanie, hélas. 

    Frédéric Debomy et Benoît Guillaume,
    Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes,
    Massot Editions. 2020, 103 p.

    https://massot.com/auteurs/frederic-debomy

    Voir aussi : "Habibi, mon amour"

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