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Musiques - Page 97

  • J’ai été à l’opéra au cinéma (voir et écouter Don Giovanni)

    L’expérience me tentait depuis quelques temps : l’opéra au cinéma. Depuis quelques années, les grandes scènes lyriques du monde diffusent en direct dans les salles de cinéma les opéras qu’elles proposent à leurs abonnés traditionnels. On devine l’intérêt de la démarche : proposer au public qui ne peut pas se déplacer à Bastille, au Bolchoï ou au MET de New York des opéras ou des ballets au prix d’un ticket de cinéma – prévoir cependant un surplus de quelques euros, justifié dans mon exemple par un entracte avec petits fours et champagne.

    Ce week-end, le bloggeur se rendait donc, par procuration, au MET de New York. Le multiplexe de Montargis, l’Alticiné, proposait une diffusion en direct et en HD du Don Giovanni de Mozart, avec Simon Keenlyside dans le rôle titre, accompagné d’Hibla Gerzmava (Donna Anna), Adam Plachetka (Leporello), Malin Byström (Donna Elvira), Kwangchul Youn (Le Commandeur) et Paul Appleby (Don Ottavio), le tout orchestré par Fabio Luisi et mis en scène par Michael Grandage. La soirée était présentée, toujours en direct, par la soprano Joyce DiDonato, en maîtresse de cérémonie pour marquer les 50 ans du MET. Dommage pour les non-anglicistes car cette présentation, tout comme ses interviews à l’entracte, n’étaient pas sous-titrés ou doublés. Il s’agit sans doute du seul bémol de cet opéra filmé en direct.

    La salle confortable était bourrée à craquer de spectateurs mélomanes ou curieux. Il est visible que les retransmissions lyriques ont montré tout leur intérêt et que chaque spectacle lyrique a maintenant ses habitués. Il y a certes, dans les premières minutes, un pincement au cœur de ne pas être parmi le public américain du MET (car rien ne vaut d’entrer dans cette fabuleuse salle du Metropolitan, comme le souligne Joyce DiDonato dans sa présentation). Après la séance d’ouverture, la magie opère par la grâce de la technologie HD qui place le spectateur au centre de la scène pour voir au plus près les visages des chanteurs et ne rien manquer de la mise en scène virevoltante.

    L’un des plus célèbres opéras de Mozart, mais également le plus noir et le plus scandaleux, suit le parcours du libertin Don Giovanni, séducteur sans foi ni loi. Après avoir violenté Donna Anna, il doit rendre des comptes au père de cette dernière, Le Commandeur, qu’il tue lors d’un duel. Il est contraint de s’enfuir en compagnie de son fidèle serviteur et souffre-douleur Leoporello. Dans la suite de son aventure, il croisera une maîtresse éconduite, Donna Elvira, une modeste paysanne, Zerlina, sur le point de se marier avec Masetto, sans oublier Don Ottavio, le prétendant de Donna Anna qui s’est juré de la venger mais aussi et surtout Le Commandeur, revenu d’entre les morts.

    Don Giovanni, personnage et opéra mythique, a été traité de nombreuses reprises, y compris dans des versions les plus modernes (citons la version de Michael Haneke à Bastille, dans laquelle le séducteur prend les traits d’un businessman moderne). Pour le MET, Michael Grandage choisit une mise en scène en costumes et décors d’époque. Simon Keenlyside, particulièrement convaincant, incarne un libertin du XVIIIe siècle naviguant dans un quartier obscur et mal famé. Personnage sombre et cynique, il est catapulté dans un univers qui lui va à merveille jusqu’à sa chute tragique en enfer (impossible de ne pas frissonner dans ce final légendaire!). En serviteur alternant le zèle, la complicité et la mauvaise conscience, Leporello est un magnifique contre-point à son maître. Adam Plachetka joue et chante avec un bonheur manifeste et parvient largement à exister face à Simon Keenlyside. Hibla Gerzmava et Malin Byström dans les rôles respectives d’Anna et Elvira forment un duo féminin solide. Elles sont définitivement convaincantes dans le trio d’Érinyes qu’elles forment avec l’excellent Paul Appleby (Ottavio) à la fin du premier acte. Le bloggeur mettra un point d’honneur à s’enthousiasmer pour le duo Zerlina/Masetto. Serena Malfi (bouleversante dans son aria du premier acte, "Batti, batti, o bel Masetto") et Matthew Rose brillent de tous leurs feux dans ces seconds rôles magnifiques.

    Bilan de cette soirée à l’opéra au cinéma : pari réussi et qui a un goût de "revenez-y". Peut-être pouvons-nous rêver que grâce aux nouvelles technologies le lyrique redevienne enfin ce qu’il a été pendant des siècles : un grand spectacle populaire, pas seulement réservé à quelques vieux mélomanes friqués.

    Wolfgang Amadeus Mozart, Don Giovanni,
    mise en scène de Michael Grandage, direction musicale 
    de Fabio Luisi
    avec Simon Keenlyside (Don Giovanni), Hibla Gerzmava (Donna Anna),
    Adam Plachetka (Leporello), Kwangchul Youn (Le Commandeur),
    Malin Byström (Donna Elvira), Serena Malfi (Zerlina),
    Paul Appleby (Don Ottavio) et Matthew Rose (Masetto)

    http://www.alticine.com
    https://www.metopera.org
    http://www.pathelive.com/don-giovanni

  • Marie, j’adore

    Sur la pochette de son premier EP, L’été n’existe plus, le profil hiératique de Mârie Adôre donnerait à cette nouvelle figure de la chanson française une lointaine parenté entre Barbara et Marie Callas. Là s’arrête pourtant la ressemblance car, en réalité, c’est du côté de l’easy listening qu’il faut sans doute chercher les influences de Mârie Adôre.

    L’artiste puise dans la pop des années 50 et 60 l’inspiration pour un premier album élégant tout entier dédié à l’amour. Guitares langoureuses, cordes délicates, instruments acoustiques et voix assurée sont au service de chansons pop sucrées et acidulées.

    Mârie Adôre tourne autour de l’amour, qu’il soit passionné, grisant ou cruel : celui, éphémère, des amours d’été ("Coquillages et trucs cassés / Mon cœur s’est arrêté… / L’été a volé mon amour" dans L’été n’existe plus), l’amour aliénant qui peut être celui d’une femme fatale et inaccessible ("C'est comme un revolver capricieux, / elle te met en poussière quand elle veut", Et toi) ou de ces sirènes séductrices en diable ("Fiancé de passage / ma providence / ton naufrage / viens goûter le sel sur ma peau / viens voguer sur mes flots", Les Sirènes). La grande aventure de l’amour trouve son illustration la plus géniale dans le dernier titre, Un dernier baiser, composé à la manière d’une bande originale… de western. Et pourquoi pas ?

    Mârie Adôre offre à l’auditeur un premier EP travaillé avec soin. La pop sixties, mâtinée de blues et de jazz, est au service de chansons justes, cinématographiques et lyriques, interprétées par une artiste au tempérament bien trempé – et déjà attachante. Mârie Adôre : une "mauvaise fille", comme elle le chante ? Allons, allons…

    Mârie Adôre, L’été n’existe plus, 2016
    disponible sur Apple Music, Deezer et Spotify

    Mârie Adôre, Page Facebook officielle
    Mârie Adôre sur Kiss Kiss Bank Bank

  • La Française Héloïse Letissier à la une de "Time"

    Derrière le nom d'état civil Héloïse Letissier se cache une des plus grandes figures musicales françaises, Christine and the Queens (qui a fait l'objet d'un billet sur Bla Bla Blog, "La reine Christine").

    C'est aux Etats-Unis que l'artiste se produit en même temps et le moins que l'on puisse dire est que, là-bas, la Française n'a pas laissé indifférente. 

    Cette semaine, le magazine américain Time ne l'honore ni plus ni moins que de sa une, pour illustrer une enquête sur "la nouvelle génération de leaders", ceux "qui refont le monde.

    L'auteure de Christine, des Paradis perdus ou de Saint-Claude est autant consacrée comme figure mondiale de l'électropop que comme une artiste rejetant les barrières du genre.

    Une consécration supplémentaire pour Christine and the Queens, en passe de devenir une icône.  

    Time
    http://www.christineandthequeens.com

    "La reine Christine"

  • Alka en concert

    Le bloggeur a déjà dit tout le bien qu'il pensait d'Alka Balbir ("Suprême Alka").

    La chanteuse revient cette rentrée pour une série de plusieurs concerts à Paris. Le prochain aura lieu le 27 septembre aux 3 baudets à 20 heures, avec Alister.

    "Suprême Alka"
    Réservation aux Trois Baudets

  • Une Fleur pour l’Orage nu

    fleur offwood,zaza fournier,yvan cassar,steve reich,berg,webern,shoenberg,contemporain,smartinesJ’avais parlé sur ce blog de la Sonate de Vinteuil et du concours de création musicale et digitale organisé par NoMadMusic dans le cadre du festival Normandie Impressionniste ("Joue-la comme Proust"). La composition du vainqueur sera d'ailleurs jouée par l'Orchestre de l'Opéra de Rouen-Normandie sous la direction d'Yvan Cassar, ce 15 septembre à l'Opéra de Rouen, en clôture du festival Normandie Impressionniste.

    Ce n’est pas le premier coup d’essai de NoMadMusic, un label musical qui s’est spécialisé dans l’innovation web (la "musique augmentée") et la création musicale. Bla Bla Blog fait un retour en arrière avec un autre concours qui, fin 2015, a mis en partenariat NoMadScore, Orange et la Philharmonie de Paris. Le principe ? Un concours d’arrangements musicaux à partir de samples orchestraux (cordes, cuivres et bois) et de la voix de Zaza Fournier.

    En janvier dernier, le prix du jury a été décerné à Fleur O., alias Fleur Offwood (Fleur Dupleich pour l'état civil), pour une création originale de 2:17, L’Orage nu.

    La jeune musicienne a fait le choix d’une composition audacieuse, offrant une pièce de musique de chambre contemporaine que le Kronos Quartet n’aurait pas renié : les leitmotivs entêtants, inquiétants et teintés de naturalisme (l’auditeur peut être transporté à la campagne en été, un jour d’orage) semblent faire le pont entre le sérialisme viennois du début du XXe siècle (Schoenberg, Berg et Webern) et le courant répétitif américain, une influence que la musicienne revendique en faisant référence au compositeur contemporain Steve Reich.

    L’Orage Nu est une courte pièce culottée et lumineuse, d’une belle maîtrise. Elle prouve du même coup qu’on aurait tort de voir la musique d’aujourd’hui cantonnée à la pop, au rock ou au folk.

    Fleur Offwood a pour elle un parcours de musicienne d’une grande richesse : auteure, compositrice et interprète, elle s’est également intéressée à la musique électronique il y une dizaine d’années. Son parcours artistique a suivi de multiples voies : chansons, musiques de films, bandes sons publicitaires, remixes ou spectacles avec notamment le duo des Smartines . Et aussi, depuis peu, la musique de chambre contemporaine, via un concours national qui l’a récompensée de ce prix du jury mérité.

    Une vraie chercheuse musicale, à suivre de près.

    NoMadMusic : les compositions
    Le site de Fleur Offwood
    Studio 6/49
    Les Smartines
    "Joue-la comme Proust"

  • Revoilà Marie Cherrier

    InstagramCapture_50519d6f-19bd-4229-94d0-c9db71aa62bc.jpgMarie Cherrier était en concert à Amilly (45) le 2 juillet 2016 pour un concert rare. Dans une salle intimiste de 200 places, celle qui figure parmi les meilleures représentantes de la chanson française se produisait dans le cadre de la Fête de l’Europe pour un spectacle unique dans le minuscule mais cosy auditorium de la médiathèque.

    Accompagnée de trois musiciens – guitares, basse et batterie – la chanteuse jouait pour l’essentiel des titres de son dernier album L’Aventure, paru il y a moins de deux ans. Après L’Odyssée et Voilà, un ensorcelant autoportrait de la musicienne, le public assistait à une interprétation tendue de l’une de ses meilleures chansons, L’Aventure, que l’artiste interprétait à l’accordéon : "Si c'est la vie je l'admets, OK OK / Si c'est l'amour c'est régulier, allez allez /Il faut comprendre et accepter, je pourrais je pourrais / On se dit bye bye et aux regrets, jamais jamais / Alors je m'abandonne à mes rêves / Et je me refais l'aventure."

    Suivait L’hiver s’en fout, une ballade aux paroles finement ciselées, pleine de spleen et de nostalgie : "À la recherche de quelques mots dans tes yeux / Si tu t'inquiètes, si tu es malheureux / A la naïve question qu'on se renvoie / Qu'est-ce qui m'arrive, qu'est-ce que tu as fais de moi ?" Il était également de nostalgie dans T’es où ?, tiré de l’album Billy (2013). Marie Cherrier égratigne, dans ce titre très séduisant, le Renaud des années 70 et 80 et regrette l’absence de "ces bonhommes... capables de se mettre debout et de lever le poing" : "T'es où? Parce-que là, y se passe rien / moi je veux bien me tatouer l'avant-bras / mais y'a rien, pas une gueule / pas de discours, pas de refrain pour nos gueules, / pour lever le poing". Le public pouvait également écouter Complotiste, un titre rare, personnel et d’un engagement d’autant plus efficace qu’il est caché derrière une mélodie enlevée et entêtante  : "Que voulez-vous je suis sceptique / se pourrait-il que ma chanson / passe pour trouble à l'ordre public / et demain me mène en prison ?"

    Marie Cherrier ravissait ses aficionados avec la reprise de titres plus anciens : Paysage perdu d’abord, repris par le public : "Bon vieux temps / C'était avant la guerre / Après la misère / Le long des torrents / Bon vieux temps / Celui des bouillottes / Et de la compote / Des grands-mères d'antan".

    InstagramCapture_582f0917-bced-42cd-a073-c0557c72e457.jpgLa chanteuse ne pouvait pas faire l’impasse sur la chanson qui l’a propulsée sur le devant de la scène : Le Temps des Noyaux. Hommage aux victimes du général Nivelle lors de la bataille du Chemin des Dames autant que message pacifique, ce titre du deuxième album Alors quoi ? (2007) captivait la salle : "Alors là-dessus je rejoint Prévert / le temps des cerises ce que ça vaut / quand la chair est tombée par terre / démerde-toi avec les noyaux / Le vent a soufflé sur la haine / il a emporté les larmes / et la souffrance sur d'autres plaines / malgré les cris, ils ne désarment."

    Le spectacle se terminait par l’interprétation d’une de ses toutes premières chansons, Les Baleines (Ni vue ni connue, 2005). Ce titre est le chant de liberté d’une artiste éprise de rêve, de musique mais aussi de mer, un élément souvent présent dans son œuvre comme elle l'affirmait elle-même : "Un jour je prendrai le large / J'habiterai avec les poissons / Les baleines et les coquillages, / Pas de vers pas d'hameçon, / Pas ces salopes de Sirènes / Comme ça pas de comparaison."

    La chanteuse se séparait du public avec Pleurez pas, chanté à quatre voix avec ses trois camarades musiciens, proposant pour terminer le spectacle un titre engagé : "Pleurez pas / On va pas compter depuis Hiroshima / ils n'ont jamais su juger la vie ces salauds là / aujourd'hui c'est Syrie, Libye, là-bas / Pleurez pas."

    Voilà Marie : une heure de concert de rêve par une fille "d'origine du vent". Si vous venez la "chercher" ce week-end, elle se produira le dimanche 9 juillet à Chécy (45). Fans ou curieux, il vous reste encore une séance de rattrapage.

    "Voilà Marie"
    "Le temps des noyaux"
    http://mariecherrier.com

  • Erik Satie : pourquoi tant de haine ?

    hannigan,satie,de leeuw,classiqueErik Satie (1866-1925), dont nous célébrons en ce moment les 150 ans de sa naissance, aurait sans nul doute goûté avec son goût légendaire de l’autodérision, au discours absurde et provocateur de Denis Truffaut, conseiller municipal FN de la ville d'Arcueil où le compositeur français a vécu les dernières années de sa vie. Le quotidien Le Monde, dans son édition du 31 mai 2016, nous apprend quelques-unes des piques assénées en direction d'un compositeur d'avant-garde, véritable précurseur du contemporain. L'auteur des Gymnopédies est qualifié tour à tour par l'élu de la République de type "médiocre", "illuminé", "ivrogne" et... "communiste" ! Des insultes qui sont à contre-courant des hommages internationaux à l’artiste.

    Il est vrai qu'Erik Satie, artiste indépendant, farfelu et surtout antimilitarisme, colle assez peu avec la ligne dure du parti d'extrême-droite. Mais enfin ! Pourquoi tant de haine ?

    L'apport d'Erik Satie dans l'histoire de la musique du XXe siècle est capital. Les Gymnopédies sont devenues un must, archiécoutées et récupérées jusque dans les spots publicitaires. La valse Je te veux devrait, quant à elle, figurer dans tout bon rayon de disques qui se respecte.

    Le bloggeur avoue mettre tout en haut de la discographie de Satie, une autre création moins connue : La Mort de Socrate, le troisième mouvement de Socrate, une œuvre pour orchestre ou piano et voix composée en 1918. Cette pièce musicale en trois mouvements est basée sur des extraits d’œuvres de Platon (L’Apologie de Socrate, Phèdre et Phédon), d’après des traductions de Victor Cousin.

    Depuis la condamnation de Socrate,
    Nous ne manquions pas un seul jour d’aller le voir.
    Comme la place publique, où le jugement avait été rendu,
    Était tout près de la prison, nous nous y rassemblions le matin,
    Et là nous attendions, en nous entretenant ensemble,
    Que la prison fût ouverte…

    Avec une grande audace musicale, Satie s'est accaparé un texte abrupt, à la traduction sans relief, et l'a magnifié avec une musique sans fioriture, où chaque note colle à chaque mot. Un leitmotiv vient éclairer une composition rigoureuse. La voix de Platon reprend une vie humaine, grâce à la musique de Satie. Barbara Hannigan (dont j'avais déjà parlé au sujet de son interprétation légendaire de Lulu de Berg) vient de sortir un album consacré au compositeur français et s'empare avec délicatesse d'une œuvre à découvrir ou redécouvrir.

    Le chapelet d’insultes adressées par un obscur conseiller municipal en direction d’un compositeur majeur ne mérite aucune réponse autre qu’écouter ou réécouter Erik Satie, avec la géniale soprano Barbara Hannigan et le pianiste inspiré Reinbert de Leeuw.

    Barbara Hannigan et Reinbert de Leeuw, Socrate Erik Satie, Winter & Winter, 2016 
    http://www.barbarahannigan.com

    Francis Gouge, "Un élu FN d'Arcueil incendie Satie, "ivrogne communiste",
    Le Monde, 31 mai 2016
    "Barbara Hannigan est Lulu", Bla Bla Blog, 11 octobre 2015
    Hannigan–Leeuw_bw ©Elmer-de-Haas

  • Joue-la comme Proust

    Une mystérieuse sonate pour violon et piano, la sonate de Vinteuil, rythme l'œuvre de Marcel Proust, À la recherche du Temps perdu. Voici comment l'écrivain en parle : "Le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l’accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : ‘’C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas !’’ tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveiIlés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur" (Du Côté de chez Swann).

    L'exégèse proustienne a consacré de nombreuse pages à cette œuvre musicale imaginaire. Le bloggeur se contentera de faire référence à l'étude d'André Durand, "Le thème de la musique de Vinteuil dans À la recherche du temps perdu’’, disponible sur www.comptoirlitteraire.com. À l'instar de la petite madeleine de Proust, pour le narrateur de La Recherche l'écoute de cette sonate fait revenir le passé vers le présent, grâce au plaisir sonore et – contrairement à la madeleine ou à la tasse de thé – à "une entité toute spirituelle" (Gilles Deleuze, Proust et les signes).

    La Sonate de Vinteuil est donc une œuvre imaginaire. Cependant, Marcel Proust, amateur de musique et pianiste lui-même, n'a pas imaginé ex-nihilo cette pièce. Il la décrit avec précision : "Au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune... il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu."

    De l'aveu même de Proust, d'authentiques morceaux – souvent contemporains de l'auteur qui affectionnait les compositeurs modernes – l'ont inspiré pour imaginer cette sonate qui n'existe pas : la Sonate n° 1 pour Violon et Piano de Saint-Saëns, l'opéra Parsifal de Wagner (L'Enchantement du Vendredi Saint), le Prélude de Lohengrin, toujours chez Wagner, la sonate en Ma majeur de César Franck, la ballade opus 19 de Gabriel Fauré et, plus classique, la sonate n°32 de Ludwig van Beethoven (arietta).

    À la Recherche du Temps perdu est une œuvre sans cesse commentée. Des musicologues et musiciens se sont également penchés sur cette sonate, parfois jusqu'à la mettre en musique comme le compositeur israélien Boris Yoffe. C'est aussi l'initiative de NoMadMusic, en partenariat avec l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie et le Conservatoire régional de Rouen, dans le cadre de Normandie Impressionniste.

    Des élèves en classe d'écriture et de composition du conservatoire de Rouen ont imaginé avec le compositeur Yvan Cassar une sonate de Vinteuil que l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie a enregistré dans le but de devenir l'hymne officiel de Normandie Impressionniste.

    Ce projet musical et proustien, en soi intéressant, devient passionnant et unique en raison du parti pris résolument révolutionnaire et participatif.

    Car cette sonate de Vinteuil, imaginée par des musicologues, servira de matrice dans le cadre d'un jeu-concours, "NoMadScore - Portraits de la Sonate de Vinteuil". Chacun aura la possibilité de travailler sur les séquençages par familles d'instruments qui seront proposés par la start-up NoMadScore à partir de la matrice originelle. Grâce à l'application NoMadScore développée pour l'occasion, chacun pourra créer "sa" sonate de Vinteuil et la proposer au concours. durant l'été, un jury dont fera partie Yvan Cassar, choisira deux lauréats parmi ces sonates, tandis que le public en désignera une troisième.

    Ces trois sonates primées seront jouées par l'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie sous la direction d'Yvan Cassar, le 15 septembre 2016, à l'Opéra de Rouen en clôture du festival Normandie Impressionniste.

    Les organisateurs du concours ont fixé au 15 juillet la date butoir pour proposer sa sonate. Mais après cette date, il sera encore possible de proposer son œuvre, qui sera mise en ligne sur le site nomadmusic.fr/normandie. Les musiciens aguerris ou non sont donc invités à se précipiter vers leur clavier – ou plutôt leur ordinateur, tablette ou mobile – afin de faire vivre la célèbre sonate de Proust: "Ce Vinteuil que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne laissait aucun doute."

    Permettre à l'auditeur de participer pleinement à l'élaboration et l'interprétation d'une œuvre musicale: voilà qui nous renvoie à la vision d'un autre génie, Glenn Gould. Dans les années 60, le pianiste canadien avait abandonné subitement les concerts pour se consacrer à l'enregistrement. Avant même le développement des techniques informatiques, il imagina que l'auditeur pouvait lui-même, grâce à des outils de séquençage et de montage mis à sa disposition, créer sa propre version d'une symphonie de Beethoven, d'un enregistrement de Glenn Gould (l'artiste avait imaginer laisser au public l'intégralité des prises d'un disque afin que chacun puisse faire sa version de l'oeuvre)... ou d'une sonate de Vinteuil. Les prédictions et le rêve de Glenn Gould semblent avoir trouvé un aboutissement grâce à l'inspiration de Marcel Proust et à l'audace d'une start-up française.

    "NoMadScore - Portraits de la sonate de Vinteuil", avec le soutien de la Fondation Orange et du Groupe Audiens, inscription jusqu'au 15 juillet 2016
    NoMadMusic

    Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, Gallimard, 527 p.
    Michel Schneider, Glenn Gould piano solo, éd. Gallimard, 1994, 288 p.
    Comptoir Littéraire

    http://www.normandie-impressionniste.fr
    Yvan Cassar - © robin  - robin-photo.com