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Une première constatation s’impose à la seule vue de la pochette du dernier album d’Ibrahim Maalouf, Levantine Symphony n°1, illustrée par David Daoud : l’entrée fracassante du trompettiste de jazz dans la musique classique semble bien n’être pas qu’un coup d’essai, et cette première incursion dans ce domaine en appellera sans doute d’autres par la suite.
Mais n’anticipons pas et arrêtons nous sur cette Levantine Symphony, jouée par le Paris Symphonic Orchestra et dirigée par Ibrahim Maalouf, qui est accompagné de François Delporte, Frank Woeste, et Stéphane Galland. C’est une vraie fusion que propose le musicien et compositeur originaire de Beyrouth qui, après s’être imposée dans le jazz, se lance dans une aventure musicale excitante et ambitieuse.
La Maîtrise des Hauts-de-Seine est centrale dans une œuvre s’appuyant sur un thème qui ponctue les trois parties et les sept mouvements, plus le prélude, l’ouverture, l’épilogue et le final. Les voix célestes délivrent une mélodie dont la simplicité est contrebalancée par des plages amples et aventureuses (Ouverture), dans lesquelles se mêlent le classique, le jazz – évidemment –, le contemporain – avec le rappel du courant répétitif américain (Mouvement VI) – mais aussi des influences orientales.
Une vraie fusion
Les chœurs d’enfants – en attendant de vraies solistes dans une de ses futures créations ? – interviennent dans de subtiles variations : il n’y a qu’à écouter le Thème 4 ou le Mouvement VII. Les voix éclairent des mouvements construits comme des kaléidoscopes musicaux où se mêlent le free jazz, des constructions symphoniques complexes, des improvisations à la trompette (Mouvement V), ou des mélodies arabisantes.
La trompette s’offre également une place de choix dans les mouvements de la Levantine Symphony. Elle est tour à tour caressante (Theme I), lyrique, exotique, ou swing (Mouvement I) et permet au musicien d'offrir une palette de nuances, et au final un album coloré et vivant. Si vivant que l’auditeur entre dans des univers multiples, que ce soit l’atmosphère enfumée d’une boîte de jazz new-yorkaise (Mouvement I), des titres à la facture cinématographique (Mouvement II) ou encore des plages épiques que n’auraient pas reniées Maurice Jarre (Mouvement IV).
Cette première symphonie d’Ibrahim Maalouf parlera à beaucoup par son choix de composer une musique très visuelle, une vraie bande originale – mais sans film ! Le fait d’ailleurs que le compositeur ait choisi le Paris Symphonic Orchestra, un ensemble habitué aux BOF (Mesrine, 8 Femmes ou The Lady), n’est certainement pas un hasard.
Cette Levantine Symphony, créée en mars 2018 au Kennedy Center de Washington, ne suscitera sans doute pas l’unanimité. En cassant les frontières entre classique, jazz et musique populaire, Ibrahim Maalouf a voulu réconcilier le répertoire élitiste et le grand public. Se faisant, il se fait le chantre d’une musique dépassant les communautarismes. Sa création musicale a d’ailleurs été composée en collaboration avec la New Levant Initiative, une organisation américaine qui aide à la compréhension et au développement culturel et économique du Levant. Une raison supplémentaire pour adhérer à ce qui pourrait bien devenir un classique d’Ibrahim Maalouf.
Ibrahim Maalouf, Levantine Symphony n°1, Paris Symphonic Orchestra dirigé par Ibrahim Maalouf, Mister Ibe / Universal Music, septembre 2018 https://www.ibrahimmaalouf.com http://www.psorchestra.com En concert les 18/19 janvier 2019 à la Seine Musicale
Gradus ad Parnassum : La montée au Parnase. Tel est le thème du 32e Festival de Lanvellec et du Trégor. C’est dans cette région du nord Bretagne qu’a lieu depuis 1986 ce festival d’automne autour de la musique ancienne, Renaissance et baroque.
Un objet a été à l’origine de cet événement : l’orgue de Robert Dallam de Lanvellec, datant de 1653 et miraculeusement conservé. Il a été qualifié par Gustav Leonhardt comme un instrument "vivant, précis et frétillant."
Cette année, les organisateurs ont placé lé Festival de Lanvelec et du Trégor sous le signe d’Orphée. Le fils de la Muse Calliope, symbole de l’alliance de la Musique et de la Poésie, est surtout connu pour être descendu aux Enfers dans l’espoir de récupérer sa jeune épouse Eurydice. Grâce à son chant extraordinaire, il parvient à charmer et convaincre les dieux, avant de perdre son amour lorsqu’il remonte à la surface de la terre.
Jusqu’au 21 octobre, concerts, conférences et visites viendront se succéder entre Lanvellec et Guingamp sur le thème de cette figure mythologique, symbolisant l’alliance de la musique et de la poésie. Le prochain événement aura lieu le vendredi 12 octobre. Il s’agira d’une création, Dante Troubadour : la Montagne du Purgatoire à Loguivy-Plougras. Suivra le 13 octobre à Lannion une conférence sur Pétrarque et la musique de l’âme, puis, le même jour à Plouaret, des madrigaux interprétés par le Huelgas Ensemble. Après une conférence sur l’Ars Nova à Lannion le 14 octobre, le public pourra assister à une représentation de L’Apothéose de Lully par François Couperin, dont nous fêterons cette année le 350e anniversaire de la naissance. Le festival se clôturera en beauté le 21 octobre à Tréguier avec la représentation du premier opéra de l’histoire : L’Euridice de Giuilo Caccini.
Pour les amateurs de musique renaissance et baroque, une montée vers le pays du Trégor s’impose cet automne.
Sous la forme d’une longue lettre, Partition amoureuse de Tatiana de Rosnay est la confession que Margaux, une prestigieuse chef d’orchestre "baroqueuse", adresse à Maximilian U, son premier amant, disparu quelques années plus tôt. Des amants, il en est justement question dans cette correspondance pour un homme qui ne la lira jamais. Au moment où Margaux s’adresse à Max – nous sommes un 28 octobre –, elle s’apprête à fêter ses quarante ans. Elle organise un dîner pour lequel elle a décidé de réunir les hommes qu’elle a aimés. Max aura une place symbolique dans cette table des ex.
Celle qui est toujours une belle femme, "une jolie rousse aux tâches de rousseur", fait le bilan de sa vie sentimentale, marquée par quatre hommes : Manuel, Pierre et Hadrien et bien sûr Max. Quatre hommes et quatre ex que la chef d’orchestre identifie à quatre notes de musique : Max serait "un do, la première note de la gamme comme alpha est la première note de l’alphabet" ; Manuel, "le sol aux accents inquiétants, la dominante de la gamme de do" ; Pierre, "un long ré tourmenté et sombre" ; Hadrien serait enfin le la, "la note de référence."
Dans ce récit amoureux, il est beaucoup question de musique, "toutes les musiques" précise la narratrice : les concertos Brandebourgeois de Bach comme les tubes des Rolling Stones. L’auteure a composé son récit amoureux telle une vraie partition, en quatre mouvements – Con anima, Imperiozo sensa, Andante ma non troppo et Scherzo vivace – avec ouverture et intermezzo. Il s’agit du roman d’une authentique mélomane, en plus de celle d’une femme se penchant amoureusement au-dessus de l’épaule de ces hommes, tout aussi troublants et attachants les uns que les autres.
Quatre notes de musique
Les amants et les ex de Margaux, une épicurienne au prénom prédestiné, guident l’itinéraire sentimental d’une femme qui a fait de la liberté son credo et la musique sa religion : "C’est la musique qui renferme le plus de souvenirs" affirme la narratrice. Tatiana de Rosnay se glisse sans problème dans la peau d’une chef d’orchestre pointue : il n’y a qu’à lire ce qu’elle dit de la descente chromatique de la basse dans le BWV 243 de Bach et de la manière dont elle dirige son orchestre.
Les mélomanes identifieront sans doute le couple que forme la toute jeune Margaux et le respectable et déjà âgé chef d’orchestre Maximilien U avec celui d’André Prévin et de la violoniste Anne-Sophie Mutter, de plus de trente ans sa cadette.
La légèreté de ce récit sur l’amour, la construction d’une femme mais aussi la musique, sont contrebalancés par des souvenirs aussi sombres que l’adagio du concerto pour violon en ut mineur de Bach : les relations compliquées, les séparations, les deuils ou la mort d’un frère. Un moment, Margaux se confie avec amertume : "Aujourd’hui, Max, à part mon fils je n’ai personne à aimer."
Il lui reste cependant sa soirée à préparer. Ce dîner des ex (le titre de Partition amoureuse lors de sa parution en 1996), la chef d’orchestre est bien décidée à le réussir. À quelques minutes de l’arrivée de ces ex – et de la fin du roman – la joie des retrouvailles saisit Margaux, bien décidée à diriger une nouvelle fois cette partition amoureuse. Il ne lui reste plus "qu’à entrer en scène."
Tatiana de Rosnay, Partition amoureuse, éd. Livre de Poche, 1996, 150 p.
Quelques bonnes séries ont fait leur apparition cette année. Parmi celles-ci, Killing Eve mérite que l’on s’y arrête. Killing Eve est un de ces excellentes créations, à mi-chemin entre le roman d’espionnage et le polar psychologique.
Eve Polastri (Sandra Oh) est une fonctionnaire anonyme travaillant pour le MI5. Une femme ordinaire, à l’humour mordant, et surtout douée d’une intuition assez peu commune. Lorsqu’elle tombe sur une affaire en cours, le crime d’un homme à Vienne, elle devine que certains détails ne collent pas. Et elle tombe du même coup sur Villanelle (Jodie Comer), une redoutable et subjuguante tueuse à gage. Les routes de ces deux femmes que tout oppose vont bientôt se croiser.
Impossible de ne pas accrocher dès les premières minutes de Killing Eve. Cette série américano-britannique séduit par les caractères antinomiques mais bien trempées de l’agent du contre-espionnage et de la tueuse au sang froid. Les auteurs, malins, ont renversé les rôles, en donnant le plus beau rôle à une fonctionnaire ressemblant à madame tout-le-monde. Les amateurs de Grey’s Anatomy reconnaîtront Sandra Oh dans un personnage attachant. Dans le rôle de la femme fatale, Jodie Comer (Journal d'une ado hors norme, Thirteen) est un authentique caméléon – sa véritable force, capable de déstabiliser jusqu’au spectateur.
L’affrontement entre la fonctionnaire teigneuse et malicieuse et la criminelle rapace et psychopathe promet des étincelles.
Kiling Eve, saison 1 de Emerald Fennell et Phoebe Waller-Bridge avec Sandra Oh, Jodie Comer, Fiona Shaw, Kim Bodnia et Owen McDonnell USA et Grande-Bretagne, 8 épisodes, 2018 en ce moment sur Canal+
Une première question se pose à la lecture du dernier livre de Flore Cherry, Osez... draguer un Mec (éd. La Musardine) : ce vade-mecum sur l’art de la drague féminine peut-il être lu par les hommes ? La question n’est pas si anodine qu’elle n’y paraît.
Un tel guide est a priori destiné aux femmes. Mieux, il s’ouvre sur une introduction résolument féministe. L’auteure confie avoir entrepris l’écriture de ce guide après la lecture d’un best-seller d’Ellen Fein et Sherrie Schneider, Les Règles - Secrets pour capturer l'Homme Idéal (éd. Albin Michel). Ce guide "miracle" sur l’art de se faire pécho par des mecs bien sous tout rapport en maniant l’art de se faire aborder, de se comporter sans ostentation (pour les femmes !), de savoir manier le "oui mais" et le "non sauf si" ou de manipuler un homme en lui promettant la récompense d’une possible conquête, est considéré par Flore Cherry comme un miroir aux alouettes. Mais ce manuel old school est aussi et surtout un contenu perpétuant une figure ancestrale de la femme – et de la drague.
Qu’on se le dise : pécho est une affaire sérieuse, dans laquelle il est aussi question des rapports hommes-femmes, du modèle féministe imposé par les sociétés patriarcales mais aussi du savoir-vivre ensemble et de pouvoir se séduire mutuellement.
La drague ? Les filles, n’hésitez pas à vous y mettre ! annonce l’auteure. Il n’y a rien de mal à aborder un homme qui vous plaît, "sans attendre que celui-ci vous adresse la parole en premier." Deux avantages en découlent : "expliciter clairement votre consentement et vos intentions, et ne jamais rester en zone grise" d’une part, et "vous redonner confiance en vous" d’autre part.
D’emblée, Osez... draguer un Mec s’annonce comme un guide plus sérieux et plus profond que ne l’annonce son titre. Flore Cherry entend encourager ses consœurs à prendre des initiatives, à revendiquer leur liberté de plaire, à assumer leurs désirs et à ne pas se contraindre aux modèles anciens et dépassés. Aller vers les hommes, dit-elle encore, peut intimider mais cela présente l’avantage de choisir son partenaire. Et, ajoute-t-elle, un homme dragué sera toujours bienveillant pour la personne qui l’aborde, mêmes’il ne répond pas favorablement. Voilà qui devrait faire tomber quelques inhibitions…
La règle du "fuck yes !"
Pécho c’est ne pas s’empêcher, dit en substance la journaliste, qui écrit ceci : "Prendre l’initiative, ça paye". "Si vous restez assis et attendez qu’on vienne vous parler, vous finir avec le moins mauvais de ceux qui seront venus vers vous", dit-elle encore en citant Hannah Fry (Les Mathématiques de l’Amour, éd. Marabout).
Pour son guide, Flore Cherry choisit assez astucieusement de mettre la lectrice dans la peau d’une gérante de boutique désireuse d’attirer les meilleurs clients. Et pourquoi pas ? Les titres des chapitres trouveraient leur place dans des manuels d’économie : "Faire une étude de marché", "Afficher clairement vos horaires d’ouverture", "Soignez votre devanture", "Restez professionnelle" ou "Démarquez vous du marché."
Tout comme un commerçant, le but n’est ni plus ni moins que d’"apporter de l’enthousiasme à la rencontre et la découverte de l’autre." C’est la règle du "fuck yes !", qui serait la réponse idéale d’un homme, définitivement séduit et convaincu. Flore Cherry répond aussi à quelques-unes des éternelles questions en matière de drague : faut-il coucher la première fois ? ("encaisser un client" tout de suite ?) , comment se mettre sous sa meilleure apparence ? ("soigner sa devanture") ou Comment assumer un refus ? ("Restez professionnelle").
Dans un marché concurrentiel, l’auteure suggère des trucs et des lieux pour maximiser ses chances de draguer, que ce soit seule ou en groupes, sans omettre l’importance de l’Internet. Des focus sont également faits sur des situations particulières : faut-il draguer son ex, un ami (cette fameuse friendzone) ou un collègue de bureau ? Et qu’en est-il des exemples venus d’autres pays ?
Flore Cherry fait d'Osez... draguer un Mec un guide qui aurait sa place parmi les livres de développement personnel : accepter son corps, donner du sens à son histoire, assumer ses faiblesses...
Au terme de la lecture, beaucoup de lectrices pourraient bien se sentir convaincues par cette drague longtemps réservée à la population masculine. Quant aux hommes, ils seraient bien idiots de ne pas se réjouir de cette nouvelle forme de partage des rôles.
Flore Cherry, Osez... draguer un Mec , éd. La Musardine, 2018, 128 pages
Il paraît que le grand regret de Charles Aznanour était que ses textes n'étaient pas mis au niveau de ses contemporains, Léo Ferré Jacques Brel ou Georges Brassens. Une considération injuste pour ce fils d'immigrés arméniens nourri à la culture française et affamé de mots. Dans une interview au Figaro, Robert Belleret (Vies et Légendes de Charles Aznavour, éd. Archipel) rappelle que Charles Aznavour disait : "Mon pays c'est la langue française." Il est singulier de penser qu’à l’instar de Jacques Brel, longtemps traumatisé par l’école, c’est plus à la curiosité et à la pugnacité ("assoiffé, obstiné" confie-t-il dans Les Emmerdes) qu’à son cursus scolaire que l’on doit un trésor musical exceptionnel.
Dans les années à venir, des spécialistes français se pencheront sur les quelques 1200 chansons d’Aznavour. Tel n’est pas l’objet de ce blabla qui préfère parler d’une forme de désamour d’un artiste, de son propre aveu plus apprécié à l’étranger qu’en France.
Dans sa discographie, le thème de l’amour a été décliné sous tous les angles – coups de foudre, rencontres éphémères, complicité à deux, étreintes torrides, rêves romantiques, homosexualité ou séparations cruelles. Dans ce domaine, l’auteur d’Il faut savoir a montré une créativité sans faille tout au long de sa carrière, maniant les mots avec élégance et subtilité. Dans Comme des étrangers, le déchirant bilan d’un couple finissant, le texte se déploie dans une prose recherchée : "Nous tuons le temps. Le temps qui sûrement nous dévore et ravage ce rien de pureté contenu dans nos cœurs. Et nous sommes deux fous qui, croyant être sages, se gorgent d’un passé qui lentement se meure." Dans Qui, c’est la sobriété qui guide une chanson tout en retenue et en maîtrise sur le thème de la jalousie : "Qui / Frôlera tes lèvres / Et vibrant de fièvres / Surprenant ton corps / Deviendra ton maître / En y faisant naître / Un nouveau bien-être / Un nouveau bonheur."
Aznavour, auteur littéraire et classique ? Cela mérite d’être nuancé. S’il est indéniable que de nombreux standards sont entrés dans les programmes scolaires (La Bohême, Comme ils disent ou Les Comédiens), ce fils de migrants arméniens montre qu’il a d’abord été bercé dans le parler populaire et l’argot parisien. Robert Belleret rappelle, dans son interview au Figaro, qu’il n’a pas ouvert de livres avant l’âge de 35 ans. Il faut aussi ajouter que la critique du milieu du XXe siècle a toisé cet artiste : trop petit, mauvais chanteur et doté en plus d’un gros nez ! Ce qui a conduit Charles Aznavour à se mettre à l’écart de cette élite et à puiser son inspiration dans des sources étonnantes.
Trop petit, mauvais chanteur et doté en plus d’un gros nez
Que l’on pense à cet usage du franglais dans le titre décalé et très crooner For Me For Me, Formidable : "You are the one for me, for me, for me formidable / You are my love very very very véritable / Et je voudrais pouvoir un jour enfin te le dire / te l’écrire / Dans la langue de Shakespeare." Tout aussi américain, mais aussi naturaliste, le nerveux Poker nous fait entrer dans une salle de jeu sordide au fond d’un tripot : "On prend les cartes / On brasse les cartes / On coupe les cartes / On donne les cartes / C’est merveilleux on va jouer au poker / On r’prend ses cartes / On r’garde ses gardes / On s’écrit cartes / Et puis on écarte / J’en jette trois / Car j’ai déjà une paire." Dans Je Bois, c’est dans la peau d’un alcoolique déprimé qu’il se glisse : "Je bois pour me donner l’illusion que j’existe puisque trop égoïste pour me péter la gueule."
Auteur populaire, Aznavour parlait particulièrement à son public lorsqu’il osait utiliser un vocabulaire trivial et peu usé dans la musique : "Mes amis mes amours mes emmerdes", clame-t-il avec acidité dans un retour sur lui-même, sur sa carrière au "sommet" et sur sa "course contre le temps." Shocking ! Voilà qui fait sans doute la singularité d’un artiste sans doute plus en marge dans la chanson française que sont Brel, Brassens ou Ferré – des génies ayant cultivé leur indépendance, sans s'écarter pour autant d’une forme de classicisme. Mais Aznavour, auteur insatiable de ces "émouvants amours," a su, à l’instar de Gainsbourg – singulièrement un autre fils d’immigré de l’Europe de l'est ! –, nourrir ses textes dans le parler de la rue ou un franglais décomplexé.
Un véritable tour de force pour un artiste qui a su imprégner la culture française de quelques textes tombés dans le langage courant, lorsqu’ils ne sont pas fredonnés. Sans aucun doute, les phrases "La misère sera moins triste au soleil" (Emmenez-moi), "J'ai un numéro très spécial qui finit en numéro intégral" (Comme ils disent) ou "Ils sont venus ils sont tous là" (La Mamma) sont devenus en eux-mêmes quelques morceaux d’anthologie.
Au terme de cette chronique, l’on ne peut que sourire à l’écoute de son premier grand succès, J’m voyais déjà. Ce chant d’un artiste du show-business mal-aimé sonne comme un grand pied de nez aux critiques de son époque : "On ne m’a jamais accordé ma chance. D’autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d’argent. Moi j’étais trop pur ou trop en avance, mais un jour viendra où je leur montrerai que j’ai du talent."
Le spectacle de Kuy Delair, Dieu est fou d’Éros, est de retour à Paris cet automne à la Poïèsis des Arts (Paris 4e), les 5, 19 et 26 octobre 2018. C’est une occasion supplémentaire de découvrir à Paris Kuy Delair qui a fait de la poésie un matériau vivant au service d’un discours sur le féminisme, l’amour et le sacré. Nous en parlions il y a un cela sur Bla Bla Blog.
Dieu est fou d’Éros est une lecture performance autour de ses textes autour d’une recherche, comme elle le dit elle-même, de "l'érotico-mystique."
Elle signera également son nouveau livre, une romance érotique, dont la sortie est prévue pour novembre 2018.
Kuy Delair, Dieu est fou d’Éros les 5,19 et 26 Octobre les 9,16,23,30 Novembre les 14 et 21 Décembre à 20h Galerie Poeïsis des Arts, 75004 Paris Tél. : 01 71 75 61 03 Entrée : 10 euros http://www.kuydelair.com
Cette chronique est une rencontre avec un artiste à part. Jean-Luc Bremond est un homme discret et loin des sentiers battus. Il est une vraie figure de ce que l'on pourrait appeler l'alter-culture. Loin du courant mainstream, ses livres sont d'authentiques cheminements intérieurs sur lesquelles souffle l'aventure, la grande. "J’écris pour voyager, libérer les pensées qui naissent dans l’expire de l’imagination et dans le souffle de l’inspiration" dit-il lui-même. Jean-Luc Bremond a publié en quelques mois deux romans, La révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour et (Cinq Sens éditions). Il a bien voulu répondre à nos questions.
Bla Bla Blog – Voulez-vous vous présenter en quelques mots ?
Jean-Luc Bremond – Je suis né dans le Pas-de-Calais, sans m’y être fixé. Du nord au sud de la France, villes et villages, avec un détour en Suisse, pays d’origine du côté paternel, j’ai choisi de vivre en communauté, où j’ai maintenant passé plus de la moitié de ma vie. Dans ce collectif, rural et artisanal, j’ai rencontré le Québec au-travers ma compagne, fondé une famille et appris plusieurs métiers, dont celui de boulanger.
BBB – Pouvons-nous dire que vous appartenez à cette catégorie d’écrivains à la fois en marge, tout en étant engagés ?
JLB – L’écriture est venue sur le tard. L’engagement pour la justice et la paix, beaucoup plus tôt. Ce que je raconte vient de l’imaginaire, fécondé par des lectures, rencontres, voyages, vie proche de la nature, un intérêt précoce pour les peuples, leur histoire humaine, plus que celle des conflits armés. J’essaie de comprendre ce qui prédispose les hommes à choisir la guerre plutôt que l’entraide et le respect ; j’oppose au racisme, nationalisme, communautarisme, populisme, pacifisme, fondamentalisme (…), enfermant et détruisant pour le seul profit, les simples rapports des humains enclins à la créativité qui ouvre et construit.
BBB – Vous avez sorti deux romans à quelques mois d’intervalles, ce qui est assez inhabituel. La Révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour. Quand ont-ils été écrits ?
JLB – Dans l’ordre, il y a environ cinq ans. D’autres ont suivi.
BBB – La révolution du Klezmer se passe en Europe orientale dans l’entre-deux guerres. La première guerre mondiale est terminée et le monde va, dans quelques années, connaître un conflit dévastateur, notamment pour les juifs. Pourquoi avoir choisi les années 20 pour situer votre roman ?
JLB –J’ai découvert la musique klezmer par la danse. En voyageant dans les pays d’Europe centrale, j’ai pu constater que la recherche d’identité nationale se figeait encore dans ces années de perte de territoire, post première guerre mondiale, pour retrouver le grand pays, la souveraineté culturelle et religieuse. Quand m’est venue l’idée de raconter l’histoire d’un klezmer, un musicien, je l’ai placé dans son milieu juif où, dans les années 20, s’affrontaient ceux qui recherchaient l’intégration pour sortir de la souffrance de la discrimination, quitte à faire des compromis, et ceux qui voulaient y échapper par le sionisme, une possible terre de liberté, sans concession, aveuglés par le nationalisme. Les idéologies séparent ; la musique, ou tout autre expression venant du tréfonds de la personnalité, pourrait résister à la division et empêcher l’histoire de se répéter.
BBB – En filigrane c’est la Shoah qui se dessine. On pense à cette sinistre Garde de Fer.
JLB – J’ai très jeune été choqué par la Shoah, révolté contre cette ignominie ; aussi parce qu’un de mes grands oncles s’était porté volontaire comme médecin à la libération d’un camp d’extermination, et qu’un autre était mort comme prisonnier, en tant que résistant, dans un autre camp. En écrivant, je ne pouvais m’empêcher de penser à la fin tragique de mes protagonistes. La garde de fer en Roumanie, la terreur blanche en Hongrie, le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne…Par jeu d’alliance et de collaboration, l’étau se resserrait pour ceux que ces mouvements xénophobes condamnaient.
BBB – Il est question dans votre roman de déracinement, de culture, de la place du religieux. Ce sont des notions qui ont marqué votre existence ?
JLB – Je viens d’une famille où le religieux fait intégralement partie d’un engagement social. Mes ancêtres protestants ont connu la tentative d’éradication par le pouvoir religieux ; peut-être m’ont-ils transmis dans mes gènes la résistance par la tolérance et la culture du respect.
Je viens d’une famille où le religieux fait intégralement partie d’un engagement social
BBB – Après le violon d’Elijah, il y a le tambour d’Achachak (Le Chant du Tambour). Vous êtes musicien en plus d’être écrivain ?
JLB – Je joue de temps en temps du violon et de la flûte. Bien que j’aspire à en faire davantage, je n’ai pas fait de la musique une priorité. Lors des fêtes, je ressors mes instruments ; je regrette de ne pas le faire plus souvent. En revanche, mon épouse joue quotidiennement de la harpe ; je baigne dans un univers musical. La musique accompagne les danses que j’anime hebdomadairement.
BBB – Le Chant du Tambour (éd. 5 Sens), votre dernier roman paru, se passe au Canada, dans la tribu indienne des Algonquins. Voulez-vous nous dire quelques mots sur cette tribu amérindienne d’autant moins connue que lorsqu’il s’agit d’Indiens on pense plus au territoire des États-Unis ?
JLB – C’est une tribu vivant dans la région de l’Abitibi-Témiscamigue au Québec. Elle a gardé tant bien que mal sa culture et sa spiritualité ; elle a une prophétie sur la venue des Blancs qui a pris progressivement de la place dans mon roman.
BBB – Pourquoi avoir choisi ces Algonquins ? Vous semblez y être très attachés.
JLB – J’ai choisi les Algonquins, et non les Innus, ou Montagnais, de la région de ma compagne, suite à la lecture d’un livre de Dominique Rankin, "on nous appelait les sauvages." Je n’y suis pas plus attaché qu’à n’importe quels peuples subissant le mépris parce qu’ils sont différents.
BBB – Qu’ont-ils à nous dire à nous, Européens ?
JLB – Le respect de la terre et de ses éléments, sous peine d’effondrement de la planète, par notre recherche de profit, sans égard pour les vivants. Une culture qui inclue, même l’ennemi, pour sortir de l’anéantissement.
BBB – Le Chant du Tambour parle de rite initiatique. C’est un thème capital dans votre roman. Définiriez-vous Le Chant du Tambour comme un roman initiatique, un conte ou bien un roman historique ?
JLB – C’est un roman initiatique sur fond historique.
BBB – Il est aussi question de l’exposition universelle de San Francisco, bien moins connue en France que celles de Paris au XIXe et début XXe siècle. Pourquoi en avoir parlé ?
JLB – J’ai eu connaissance de cette exposition dans un livre, la Bible tchouktche ou le dernier chaman d'Ouelen, de Youri Rytkhèou. En recherchant la documentation sur cette exposition, j’ai été effaré par l’orgueil colonial en pleine guerre mondiale. J’y ai donc placé mon personnage pour montrer l’impitoyable égoïsme des colonisateurs.
BBB – La défense de l’environnement est un sujet de plus en plus discuté. Vous en parlez également dans ce roman dont l’histoire nous semble si éloigné.
JLB – L’histoire n’en est pas éloigné, puisque l’environnement fait intégralement partie de la culture des amérindiens. Respecter et soigner la terre, en se considérant comme un de ses éléments, et non comme distinct d’elle en la dominant, est une solution pour l’humanité puisse cohabiter avec ce qui la fait vivre : oxygène, eau, végétaux et animaux ; ainsi, l’individu, plutôt que de penser à lui-même, son propre intérêt, devrait se relier avec tous les vivants et préserver l’environnement.
BBB – La Révolution du Klezmer et Le Chant du Tambour sont parus aux éditions 5 Sens. Je crois savoir que cet éditeur est important pour vous.
JLB – J’ai découvert cette maison quand elle a accepté de publier mon premier roman. J’ai apprécié le travail, tant par la qualité de la relation que de la réalisation du livre. La difficulté est qu’elle n’ait pas de diffuseur ; cela m’a permis de vous contacter.
BBB – En effet. Et c'était un plaisir d'échanger avec vous. Merci.
Jean-Luc Bremond, La Révolution du Klezmer, éd. 5 Sens, 2017, 234 p. Jean-Luc Bremond, Le Chant du Tambour, éd. 5 Sens, 2018, 202 p. https://www.jlbecrit.ovh